Lucas Papademos en Grèce, Mario Monti en Italie.... Cela a, aux yeux de Berlin et de Paris, un peu plus de crédibilité que les gouvernements usés et conspués de Georges Papandréou et Silvio Berlusconi. Place donc aux eurocrates. Ils ont le mérite, insiste-t-on, de comprendre à la fois les marchés et les rouages de l’Europe.
Mario Monti, en Italie, a ainsi décidé de cumuler les fonctions de président du conseil et de ministre de l’économie. Exit les politiques : l’ancien commissaire européen a présenté ce mercredi un gouvernement resserré comptant dix-sept ministres. Ils sont tous technocrates, sauf un qui est banquier ! Il s’agit de Corrado Passera, directeur général d’Intesa San Paolo, première banque italienne de détail, qui prend la tête d’un énorme ministère regroupant développement, grandes infrastructures et transports.
Et Mario Monti a eu cette magnifique explication pour justifier la disparition des politiques : « Je suis parvenu à la conclusion que l’absence de responsables politiques dans le gouvernement faciliterait la vie à l’exécutif, enlevant des motifs d’embarras. »
Sont-ils vraiment les hommes de la situation ? Car à y regarder de plus près, ces hommes ont été de toutes les expériences passées de l’Europe. Ils ont eu non seulement un rôle actif dans son évolution mais ont aussi, si ce n’est initié, au moins couvert les trucages, les manipulations, les errements qui se trouvent aujourd’hui au cœur de la crise de l’Europe et de l’euro.
Avec Mario Draghi, le nouveau président de la Banque centrale européenne, ils ont formé un trio qui a été au cœur des problèmes des dettes souveraines, entretenant une proximité plus qu’étroite avec Goldman Sachs et les banques américaines sur le sujet. Les mêmes banques qui aujourd’hui spéculent contre les Etats européens et l’euro.
Cela fait des années que Goldman Sachs a infiltré les plus hauts sommets de l’Etat américain. Régulièrement, la banque américaine accepte de prêter généreusement ses anciens dirigeants au gouvernement américain, au nom de « l’intérêt général ». Depuis des années également, Goldman Sachs a pris toutes ses aises dans les couloirs de la Commission européenne. Mais jamais jusqu’alors, elle n’avait pratiqué un tel entrisme jusqu’aux rouages les plus élevés de l’Europe.
La proximité de Mario Draghi avec la banque de Wall Street a été soulignée avant même sa nomination à la présidence de la Banque centrale européenne pour succéder à Jean-Claude Trichet. Après son passage à la direction du Trésor italien, il est devenu senior advisor de la banque de 2002 à 2005.
Aujourd’hui, le réseau Goldman Sachs s’étoffe. Le nouveau premier ministre italien, Mario Monti, est conseiller de Goldman Sachs. Quant à Lucas Papademos, avant de prendre la tête du gouvernement grec, il était gouverneur de la banque centrale grecque de 1994 à 2002, avant de devenir vice-président de la BCE. Il a donc eu un rôle clé au moment du passage de l’euro en Grèce. A ce titre, il est difficile d’imaginer qu’il ait tout ignoré du trucage en règle des comptes du gouvernement grec, organisé justement sous la houlette de Goldman Sachs.
Les yeux fermés de Lucas Papademos
Il faut revenir à cette affaire. Car ces trois hommes se sont retrouvés acteurs ou témoins de cette scène du crime, celle qui a instillé le doute sur l’euro, avant de provoquer une réaction en chaîne sur les dettes des Etats européens.
Tout a commencé en novembre 2009 lorsque Georges Papandréou, tout juste élu, décida de faire une opération vérité sur la gestion de ses prédécesseurs. Tout était faux, devait-il avouer. Le déficit, expliqua-t-il alors, n’était pas de 5,8% mais de 12% du PIB, l’endettement n’était pas de 90% mais de 120% du PIB. A cette occasion, le gouvernement grec reconnut qu’en fait la Grèce n’avait jamais rempli les critères de convergence exigés dans le cadre du traité de Maastricht. Dès le début, il y avait eu mensonge. Et le truquage avait été organisé par Goldman Sachs.
De longues enquêtes publiées par la suite par le New York Times et le Spiegel ont expliqué comment cela avait été possible. Constatant qu’il n’était pas dans les clous, le gouvernement grec eut recours, sur les conseils de la banque de Wall Street, à des montages pour masquer l’écart. Un prêt d’un milliard de dollars lui fut consenti en 2000, grâce à l’entremise de Goldman Sachs. Mais afin d’éviter de devoir l’inscrire dans les comptes publics et ainsi augmenter l’endettement, l’opération fut montée à travers un véhicule spécial : « Ariane », sans doute pour montrer le caractère labyrinthique et opaque de l’opération.
C’est cette entité qui reçut le prêt. Mais grâce à la créativité financière, ce prêt fut transformé en un simple échange de devises. Ainsi nul besoin de l’inscrire comme une dette supplémentaire. En contrepartie, le gouvernement grec gagea ses remboursements sur les recettes futures tirées de la loterie nationale.
L’année suivante, la Grèce réitéra la même opération, à travers une nouvelle entité, toujours aussi bien nommée, « Eole », tant la construction était venteuse. Cette fois, le prêt fut gagé sur les recettes futures des aéroports. Ces montages, qui ne sont pas très éloignés de ceux des partenariats publics-privés, rapporteront 300 millions de dollars à Goldman Sachs.
En 2005, le nouveau ministre grec des finances, George Alogoskoufis, dénonça ces opérations qui privaient le gouvernement d’importantes recettes, les aéroports et la loterie nationale étant devenus de fait des concessions de Goldman Sachs. La banque, « pour restaurer ses bonnes relations avec la République grecque », accepta de renégocier par la suite les montages et l’essentiel des titres furent revendus à la Banque nationale de Grèce.
Fin 2009, alors que le gouvernement grec luttait déjà contre l’étranglement financier, les dirigeants de Goldman Sachs, qui avait déjà commencé à spéculer allégrement sur la dette grecque au travers du marché des CDS, retournèrent à Athènes pour proposer de renouveler la même opération, en la gageant cette fois sur le système de santé ! Le gouvernement déclina la proposition.
De toute façon, ces montages, déjà très critiqués au moment de leur mise en œuvre, étaient désormais interdits dans la zone euro. Goldman Sachs pouvait difficilement l’ignorer. En 2008, Eurostat, l’agence européenne de statistiques, avait dénoncé ces opérations d’ingénierie financière « qui semblent avoir été conçues à dessein pour faire apparaître un résultat comptable, sans relation avec les mérites économiques de l’opération ».
S’il y a une personne qui n’a rien pu ignorer de tous ces truquages, c’est Lucas Papademos. Depuis 1994, ce docteur en économie, diplômé du MIT comme Mario Draghi, était gouverneur de la banque centrale de Grèce. Il a occupé ce poste jusqu’en 2002, avant d’être nommé vice-président de la Banque centrale européenne. Durant cette période, sa principale mission a été d’organiser la transition entre la drachme et l’euro. A ce titre, il avait une connaissance parfaite de la situation financière de la Grèce. Il savait qu’elle ne respectait pas les critères exigés par l’Europe.
En tant que gouverneur de la banque centrale, il est difficile d’imaginer qu’il ait été tenu à l’écart des négociations avec Goldman Sachs sur les opérations de prêts et les truquages des comptes. En tout cas, des échanges en devises portant sur un milliard de dollars échappaient rarement aux autorités de tutelle bancaires à l’époque.
Pourtant, pas une question ne lui a été posée sur son rôle dans cette période. Et aujourd’hui, il est présenté comme le seul personnage rigoureux et intègre, capable de remettre de l’ordre en Grèce et d’imposer les plans d’austérité réclamés par l’Union européenne. Que faudra-t-il en déduire si, à l’issue des réformes exigées, il apparaît que les aéroports, la loterie, le système de santé, manifestement très convoités, sont aux mains de Goldman Sachs ?
Les oublis de Mario Draghi
Avant même d’être nommé président de la BCE, Mario Draghi a aussi été rattrapé par la Grèce. Après son départ de la direction générale du ministère italien des finances en 2002, il est devenu senior advisor chez Goldman Sachs. Le communiqué de Goldman annonçant le recrutement de Mario Draghi indiquait que sa mission serait « d’aider la firme à développer et exécuter des affaires avec les principales entreprises européennes et avec les gouvernements et les agences gouvernementales à l’échelle mondiale ».
Le futur président de la banque centrale européenne avait-il joué un rôle dans le truquage de la dette grecque pour le compte de la banque ?
Sur la défensive, Mario Draghi a d’abord répliqué qu’il n’avait commencé à travailler pour la banque de Wall Street qu’en 2002, bien après les montages sur la Grèce. Auditionné par le parlement européen avant sa nomination en juin 2011, le banquier italien compléta sa défense :
« Les opérations entre Goldman Sachs et le gouvernement grec avaient été faites bien avant que j’aie rejoint Goldman Sachs. De plus, je n’avais rien à voir avec ce genre d’opérations, ni avant ni après. Je n’étais pas chargé de vendre des services auprès des gouvernements. En fait, je travaillais pour le secteur privé. Et bien que Goldman Sachs ait attendu de moi que je travaille pour le secteur public quand j’ai été embauché, je leur ai dit franchement que, pour avoir été dans le secteur public auparavant, je n’avais ni intérêt, ni goût pour travailler avec le secteur », expliqua-t-il aux députés européens.
L’explication a laissé les députés européens dubitatifs. Comment croire que Goldman Sachs ait accepté de se passer du carnet d’adresses d’un des hommes les plus introduits dans les gouvernements européens et au sein de la Commission, alors qu’il avait été précisément recruté pour cela, au mépris de toute précaution sur les conflits d’intérêts ?
Très en pointe sur ce dossier, le député européen vert, Pascal Canfin, n’y a pas cru un instant. « Après son audition, je n’étais pas du tout convaincu par les déclarations de Mario Draghi. Mais maintenant, je sais qu’il a menti. Il n’a pas touché au dossier grec mais il s’est bien occupé de la gestion de la dette européenne quand il était chez Goldman Sachs, contrairement à ce qu’il a affirmé », explique-t-il.
La preuve est venue avec la publication d’un article fin octobre par le journal espagnol Tiempo à l’occasion de l’arrivée de Mario Draghi à la BCE. Et elle a été apportée au journal de façon inattendue par la banque d’Italie. Maladresse ou règlement de comptes ? Dans ce document, la banque d’Italie affirme : « Mario Draghi a eu à traiter certains aspects en relation avec la gestion financière de la dette : concrètement, une opération de placement avec le gouvernement britannique, une de financiarisation du métro de Madrid avec le gouvernement espagnol, et des opérations de refinancement du déficit avec le gouvernement allemand. » Etrange oubli du président de la BCE.
Au-delà de ces omissions, le nouveau président de la BCE ne pouvait ignorer ce qui s’était fait en Grèce. Il connaissait très bien ce type d’opération. Avant même que la Grèce n’y ait recours, l’Italie l’avait déjà utilisée.
En 1996, le gouvernement italien dirigé par Romano Prodi, qui deviendra président de la commission européenne par la suite, est à nouveau étranglé par les déficits. La banque américaine JP Morgan propose son aide : elle met en œuvre un prêt reposant sur une opération d’échange de devises à un taux de change favorable. Miracle : grâce à cet apport d’argent, le budget italien est en ligne. Comme il s’agit officiellement d’une opération de change, rien n’est inscrit dans les comptes publics.
Les silences de Mario Monti
A cette époque, Mario Draghi est directeur général du ministère de l’économie depuis cinq ans. Il ne peut avoir été tenu à l’écart de tels montages. Tout porte à croire même qu’il y a pris une part active. Aujourd’hui, le nouveau président de la BCE s’affiche comme un défenseur intransigeant de l’orthodoxie financière, demandant transparence et rigueur aux gouvernements. Il a bien évidemment participé à la rédaction de la lettre envoyée par la BCE au gouvernement Berlusconi à l’été, dans laquelle la banque centrale dictait ses exigences de réforme et d’abaissements sociaux.
C’est Mario Monti qui est chargé de la mise en application. A l’époque de ces montages italiens, il était commissaire européen chargé du marché intérieur. Trop loin pour ne rien savoir ?
Mario Monti est déjà à cette époque un poids lourd de la politique italienne. Présenté comme technicien, il est adoubé aussi bien par la droite que par la gauche. Il n’ignore pas grand-chose de ce qui se passe dans les coulisses du pouvoir à Rome et à Milan. Est-il vraiment passé à côté de ce moment de créativité comptable ?
Durant cette période, Mario Monti s’occupe beaucoup des services publics, prône les privatisations pour assurer « une concurrence libre et non faussée ». Mais il surveille aussi les premiers textes pour la libéralisation des services financiers, la réglementation boursière et bancaire. A ce titre, il est très courtisé par les banques et le monde financier. Il le sera de nouveau quand il deviendra commissaire chargé de la concurrence de 1999 à 2004, ayant droit de vie ou de mort sur les grandes manœuvres de fusions-acquisitions, orchestrées par les plus grandes banques internationales.
C’est juste pour s’attacher un homme de talent que Goldman Sachs l’embauche comme conseiller après son départ de Bruxelles.
Et c’est par simple négligence, comme le rappelle Le Monde, que ce dernier oublie de mentionner sa fonction, quand, en 2010, il se voit confier par le président de la commission européenne, José Manuel Barroso, une mission sur un nouvel approfondissement du marché unique. Il y propose d’accélérer le marché unique, aussi bien pour les biens, les services que la finance. Il met aussi l’accent sur la nécessité d’accentuer la mobilité des citoyens, en mettant en place un alignement de la fiscalité et de la protection sociale. Il n’indique pas dans quel sens devrait se faire cette uniformisation. Mais on le devine : dans le sens qui « rassure les marchés ».
« Le plus grave, c’est ce que ces hommes, malgré la crise, n’ont pas pris leur distance avec le modèle ancien. On voit mal comment ils pourraient imaginer un plan B. Ils vont continuer à dispenser, chacun dans leur poste, une orthodoxie mortifère », dit Pascal Canfin.
(tiré du site de Mediapart)