Car même en s’abritant derrière les particularités du contexte politique grec, en prenant note du coup de poker tenté par le premier ministre conservateur Samaras, la décision de fermer toutes les radios et chaînes de télévision publiques vient piétiner l’ensemble des lois, réglementations et recommandations européennes. Cela ne rend que plus scandaleuse la réaction de la commission européenne, ce mercredi.
Plutôt que de s’indigner de ce coup de force sans précédent dans l’histoire de l’Union européenne, la commission a dit « prendre note », dans un communiqué de douze lignes. Elle a certes rappelé le rôle indispensable d’un service public audiovisuel dans une démocratie, mais pour mieux souligner la nécessité « d’efforts pour améliorer l’efficacité » des services publics grecs. Et de préciser qu’elle ne peut interférer dans la manière de « gérer » ces services. En un bref communiqué, la commission validait ainsi les embryons d’explications donnés par un porte-parole du gouvernement grec qui justifiait la fermeture d’ERT par la nécessité d’en finir avec « la bureaucratie, le gaspillage, l’inefficacité »…
La commission aurait mieux fait de s’indigner de la procédure d’exception mise en place : un simple décret ministériel signé par seulement deux ministres, le refus de deux autres ministres concernés, pas de délibération en conseil des ministres et ne parlons pas du Parlement tenu à l’écart ni des salariés et syndicats ignorés… La commission aurait surtout dû rappeler combien depuis plus de vingt ans, l’existence d’un service public audiovisuel fort et indépendant des gouvernements est un des critères majeurs d’appartenance à l’Union européenne. Il a d’ailleurs été au cœur de plusieurs négociations d’adhésion de pays d’Europe centrale...
Un texte, déjà vieux de seize ans, a permis de l’inscrire dans les traités de l’Union : il s’agit du Protocole sur l’audiovisuel public annexé au traité européen d’Amsterdam de 1997.
Dans ce protocole, qui reprend des éléments de la convention européenne des droits de l’homme et plusieurs recommandations du Conseil de l’Europe, il est très explicitement écrit : « Le système de l’audiovisuel public dans les États membres est directement lié aux besoins démocratiques, sociaux et culturels de toute société et au besoin de préserver le pluralisme des médias. » La phrase peut sonner comme une évidence. Elle ne l’est pas tant elle fait de l’existence d’un audiovisuel public un critère déterminant de la “santé” démocratique d’un pays et une garantie de la liberté de l’information.
C’est dire combien la réaction de la commission, officiellement gardienne des traités, apparaît comme une honteuse abdication face aux processus à l’œuvre en Grèce. Pire, la commission apparaît une fois de plus comme le soutien zélé d’un processus de délitement démocratique d’une Union européenne renversée par la crise financière de 2008, puis par les marchés financiers et aujourd’hui mise à genoux par les versions successives de l’austérité mise en place par la Troïka.
Délitement démocratique
Dès novembre 2011, nous avions pointé « l’effacement démocratique » de cette Europe, lorsque furent imposés à la Grèce, par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, un changement de gouvernement, un nouveau plan d’austérité, et lorsqu’il fut refusé aux Grecs de se prononcer par référendum sur les politiques exigées par Berlin, Paris et Bruxelles. C’est aussi en court-circuitant tout processus électoral que Silvio Berlusconi fut congédié fin 2011, remplacé par l’« expert » Mario Monti, devenu l’artisan des plans de restructuration à la hache de l’Italie avant de connaître une déroute électorale lors des dernières législatives, quand il n’était plus possible de repousser les élections. C’est enfin en accompagnant la défaite, certes prévisible, des socialistes en Espagne que les principaux acteurs européens ont pu immédiatement mettre sous pression le nouveau gouvernement conservateur de Mariano Rajoy.
Les désastreuses conséquences sociales de cette Europe perdue par les idéologues de l’austérité sont largement connues. L’échec est là, destructeur, qui laisse par exemple 60 % des jeunes au chômage en Grèce (le taux national est de 27 %). Le FMI esquisse une légère autocritique (lire ici l’article de Martine Orange), pointe les erreurs et aveuglements des politiques européennes, prône quelques ajustements. Mais de changement de cap, pas question.
Moins souligné est cet effondrement progressif, depuis cinq ans, de l’ensemble des droits sociaux et politiques des citoyens européens. Les gouvernants européens ont créé un monstre, la Grèce, où sur fond de déni démocratique, un parti néonazi (l’Aube dorée, qui s’est d’ailleurs félicité de la fermeture de l’audiovisuel public à Athènes) campe désormais au cœur du paysage politique. Mais ce monstre est aussi un laboratoire de cette nouvelle Europe que veulent forger les marchés et les artisans des politiques néolibérales.
Le démantèlement de la protection sociale, les privatisations, les purges budgétaires, la découpe de la fonction publique, la précarisation du salariat : tous ces chantiers, qui mettent depuis des mois la Grèce à feu et à sang, sont également ouverts en Italie, au Portugal, en Espagne, en Belgique. Et ils le sont également en France par le gouvernement socialiste de François Hollande (il faut aussi retenir de son hommage à Pierre Mauroy, mardi, sa défense de la « rigueur »).
Lundi, Jean-Claude Juncker, qui fut durant huit ans l’inamovible président de l’Eurogroupe et à ce titre un des premiers responsables de la destruction imposée à la Grèce, s’est autorisé quelques conseils lors d’un voyage à Athènes. Qu’il dirige le Luxembourg, qui demeure l’un des principaux paradis fiscaux au cœur de l’Europe, ne l’empêche nullement de disserter : « Nous avons commis des erreurs, mais qui n’en n’aurait pas commis... L’essentiel, c’est que nous ayons réussi à éviter que la Grèce sorte de la zone euro. » Le Luxembourgeois a, au passage reconnu, que les purges imposées à Athènes en échange de prêts « n’avaient pas coûté un centime aux États européens », ajoutant même : « La BCE a réalisé des bénéfices » ! Oubliant tout de même de préciser que les États et la BCE se retrouvent aujourd’hui à porter les créances dont ont pu se débarrasser les grandes banques...
Au même moment, les experts de la Troïka (FMI, banque centrale européenne et commission européenne) se réinstallaient à Athènes pour vérifier que les politiques européennes étaient bel et bien mises en œuvre. Au centre des désaccords : les licenciements de 4 000 fonctionnaires (dont les salaires ont déjà été diminués de 45 %), dont 2 000 d’ici la fin du mois. Pas assez rapide, a fait savoir la Troïka : le lock-out de l’audiovisuel public permettra de combler le retard...
Stratégie du choc
Un « état d’exception » s’est imposé en Europe, autorisant des gouvernants ou des États à prendre des décisions en dehors de toute légitimité démocratique, écrit Ulrich Beck dans son récent essai Non à l’Europe allemande. Avec le recul, un autre essai prend une résonance particulière : il s’agit de La Stratégie du choc, de Naomi Klein, publié en 2007.
Dans cet essai qui fit polémique, l’auteure livrait « l’histoire secrète du marché dérégulé ». Forgeant le concept de « capitalisme du désastre », la journaliste canadienne assurait que le capitalisme prospère de préférence dans les contextes les plus tourmentés. Rien de mieux qu’une bonne crise pour faire fructifier ses intérêts ! Jusqu’à parfois encourager acteurs économiques et politiques à susciter ces « désastres »... La thèse fut vivement contestée, comme démagogique voire complotiste, même si plusieurs économistes saluèrent ce travail.
Appliquée à l’Europe de Merkel et Barroso, cette stratégie du choc reprend quelques couleurs. Car la Grèce est là, dans son démantèlement et ses malheurs, pour dire combien la furieuse obstination des responsables européens est en train d’entraîner par le fond l’ensemble du projet européen.