Ilya Budraitskis : La question avec laquelle je voudrais initier cet entretien porte sur l’opinion que vous avez concernant la place de la Russie au sein du « système mondial ». Le discours principal que nous entendons aujourd’hui à ce sujet est celui de la nouvelle Guerre froide. Pensez-vous qu’il s’agit là d’un terme adéquat et qui gagne le plus de l’emploi de cette rhétorique ?
Gilbert Achcar : Je pense qu’il s’agit d’un terme tout à fait adéquat et qu’il l’est depuis plusieurs années. En réalité, j’ai publié un livre portant le titre de La nouvelle guerre froide. Le monde après le Kosovo [PUF, Actuel Marx, 1999], peu après la guerre du Kosovo en 1999. Pour moi, cette Nouvelle guerre froide a débuté à ce moment.
La décennie 1990 a été celle d’une transition entre l’ancienne Guerre froide, la bipolarité et l’Union soviétique ainsi qu’une certaine nouvelle phase dans les relations internationales. Au cours des années 1990, les Etats-Unis se trouvaient dans une situation de pleine hégémonie à l’échelle mondiale. C’est ce qu’un éditorialiste américain a appelé « le moment unipolaire ». C’est une bonne formule parce qu’il comprenait qu’il s’agissait d’un moment – que cela n’allait pas durer pour toujours – mais qu’il s’agissait d’un moment unipolaire. Les Etats-Unis disposaient du pouvoir de déterminer – dans une large mesure, pas entièrement, évidemment – l’avenir des relations internationales. Si vous observez les documents officiels de la stratégie des Etats-Unis au cours de la décennie 1990, la formule que vous y trouverez est celle de « façonner le monde » (shaping the world). On se trouvait donc face à une compréhension claire sur le fait que les Etats-Unis pouvaient remanier le monde, ce qui, dans une large mesure – une fois encore pas totalement – était vrai. Et ils pouvaient faire des choix, ils avaient des options. Cela était un débat clé lors du premier mandat de Bill Clinton [1993-1997] – Clinton a été président à deux reprises [second mandat : 1997-2001]. Lors du premier mandat, on a assisté à un débat virulent. Il y avait ceux qui plaidaient en faveur d’une politique envers la Russie similaire à celle qu’avait été celle des Etats-Unis en direction de l’Allemagne de l’ouest et du Japon en 1945 (c’est-à-dire : fournir des fonds, de l’aide économique, contribuer à ce qu’elles deviennent des économies modernes ainsi que les intégrer dans le camp occidental). Ce point de vue existait : une sorte de Plan Marshall pour la Russie, avec des similitudes rappelant le Plan Marshall pour l’Europe occidentale à la suite de la Seconde guerre mondiale.
La deuxième option – dont le gourou était Zbigniew Brzezinski, agissant derrière Madeleine Albright [ambassadrice des Etats-Unis auprès des Nations Unies entre 1993 et 1997, avant de devenir secrétaire d’Etat en 1997-2001] et Anthony Lake [conseiller à la sécurité nationale, entre 1993 et 1997 ; il est depuis 2010 à la tête de l’UNICEF] – prônant la consolidation de l’hégémonie unipolaire et traitant la Russie comme un ennemi potentiel, même s’il s’agissait de la Russie de Boris Eltsine [président entre 1991 et 1999].
La décision prise de maintenir l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique Nord, créée en 1949] et de l’étendre en Europe de l’est – et même aux anciennes républiques soviétiques de la Baltique [Estonie, Lettonie, Lituanie] – faisait partie de cette politique. Cela créa bien sûr une réaction nationaliste en Russie – même dans la Russie d’Eltsine. Le sentiment était le suivant : nous nous sommes débarrassés du « communisme » et ils continuent de nous traiter comme si nous étions des ennemis. C’est, à mon avis, un facteur qui a joué un rôle important dans la croissance du sentiment nationaliste en Russie. Celui-ci augmentera avec les guerres dans les Balkans, en particulier suite à la décision de déclencher la guerre au Kosovo – contre l’avis de la Russie et même, à cette époque, de celui de la Chine, mais le point essentiel était la Russie. Eltsine était prêt à mettre une certaine pression sur Slobodan Milosevic [le président de la Serbie entre 1991 et 1997 ; puis de la République fédérale de Yougoslavie de 1997 à octobre 2000] afin d’aboutir à un accord pacifique sur la question du Kosovo.
Mais les Etats-Unis ont écarté cette option et souhaitaient que l’OTAN parte en guerre. Cette guerre de l’OTAN marquait le 50e anniversaire de l’OTAN, qui a été fondé en 1949. Il s’agissait donc même d’un moment symbolique. On peut voir comment cela fonctionne : c’est-à-dire, ostraciser la Russie a servi aux Américains pour effrayer les Européens de l’ouest de telle sorte qu’ils maintiennent leur allégeance à Washington.
En réalité, l’administration Clinton fit de même avec la Chine. Ils augmentèrent la tension avec la Chine au sujet de Taïwan en 1996, ce qui contribua à favoriser l’allégeance du Japon envers Washington. Parce que les Japonais étaient fort inquiets. Bien sûr, la Chine n’était pas passée par une transition « postcommuniste » comme la Russie. Dans le cas de la Russie, c’était donc plus flagrant. C’est-à-dire qu’ils recréèrent la Russie comme ennemi. Cela alors même qu’il ne s’agissait pas d’un défi idéologique pour l’Europe occidentale, ni même une quelconque menace systémique.
La responsabilité principale dans la recréation de cette Nouvelle guerre froide, ainsi que je l’appelle, est celle des Etats-Unis. Je l’avais nommée une Guerre froide post-idéologique. Qu’est-ce que la Guerre froide ? Il s’agit un terme désignant une course aux armes, dans laquelle deux pays – les Etats-Unis et l’URSS/Russie – étaient, et le sont à nouveau, engagés dans une accumulation d’armements sans s’affronter directement. Ils ne peuvent partir en guerre car il y a, des deux côtés, ces stocks délirants d’armes nucléaires. Il s’agit donc de la Guerre froide : une économie de guerre permanente – ainsi que la nomment certains économistes en ce qui concerne les Etats-Unis, mais le terme s’applique encore plus à l’URSS/Russie. Ils doivent maintenir leurs budgets militaires. En ce sens, cette Nouvelle guerre froide a été lancée au cours de la décennie 1990 par cette succession de décisions.
J’ai écrit cet article – l’article principal dans le livre que j’ai mentionné – juste après la guerre du Kosovo sur la manière dont l’Occident avait provoqué, d’une certaine manière, une Nouvelle guerre froide. Il s’agit donc de l’arrière-plan immédiat de l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine. Cette atmosphère de nationalisme créa une réaction au sein de l’Etat russe postsoviétique ainsi que dans l’armée afin de trouver un dirigeant fort.
Les Etats-Unis ont produit Poutine au moyen de la thérapie de choc du FMI ainsi qu’en favorisant les programmes économiques qu’Eltsine appliqua et qui furent un désastre. A la fin des années 1990 – les gens ne réalisent pas – le PIB d’ensemble de la Russie ne dépassait pas l’équivalent du budget militaire des Etats-Unis. Ce changement économique catastrophique, cette éviction de la Russie, créa le terrain sur lequel Poutine a pu faire croître son pouvoir. Les Etats-Unis ont besoin d’un méchant pour justifier son rôle de protecteur dans ses alliances avec le Japon et l’Europe de l’ouest. Ces alliances ont été maintenues après la Guerre froide. Cette attitude a aussi été bénéfique à Poutine – on a ici une relation dialectique – parce que l’attitude des Etats-Unis lui permit de justifier ses politiques à l’intérieur et à l’extérieur.
Les deux parties ont donc une responsabilité directe pour cette Nouvelle guerre froide. Le budget militaire russe croît très rapidement. Le budget militaire américain au lieu d’être radicalement réduit se trouve toujours à des niveaux de l’époque de la Guerre froide – bien qu’ils ne correspondent pas à ceux de l’époque Reagan en pourcentage du PIB, qui atteignait un pic « en période de paix », mais ils sont toujours très élevés. Nous demeurons dans une économie de guerre, avec des budgets militaires de guerre, dans un cadre semblable à celui d’une Guerre froide.
L’un des thèmes principaux dans la rhétorique internationale de Poutine et de sa diplomatie est l’idée du double standard. Il croit que « les deux poids, deux mesures » ne doivent pas être le monopole des Etats-Unis, que la Russie devrait pouvoir utiliser le même type de cynisme international. Pensez-vous que, dans cette situation, pourraient exister certains principes, certaines alternatives fondées sur une vision d’un ordre international autre que celui des doubles standards (deux poids, deux mesures) utilisés par la Russie et les Etats-Unis ?
Oui ! Je pense que le moment le plus progressiste – un moment, c’est-à-dire une brève période de temps – des relations internationales contemporaines a été la période qui a immédiatement succédé la Seconde guerre mondiale lorsque les Nations Unies ont été créé, qu’il y avait une coopération soviétique et américaine sur ce point. Les Nations Unies ne sont bien entendu pas parfaites. La perfection ne fait pas partie de ce monde. Mais, en comparaison avec toute l’histoire des relations internationales, il s’agissait du moment le plus progressiste avec la Charte des Nations Unies, etc. L’idée que les relations internationales soient fondées sur la loi et les principes, et non sur la loi de la jungle, la loi de la force mais sur un règlement global de la loi est une idée progressiste, que l’on doit défendre contre le cynisme des grandes puissances, Moscou et Washington ou qui que ce soit d’autre. Les grandes puissances sont très cyniques, elles sont toutes machiavéliennes dans un sens péjoratif.
Nous sommes bien loin de ce projet post-1945. Au début, sous Franklin Delano Roosevelt [président des Etats-Unis entre mars 1933 et avril 1945], la perspective était encore progressiste. Cela a très rapidement viré à une approche de Guerre froide sous Harry Truman [président entre 1945 et 1953]. Mais cette vision de 1944, 1945, de Yalta [début février 1945 ], de Potsdam [17 juillet-2 août 1945] et de toutes ces conférences, cette sorte de coexistence – bien qu’il y eût une division en empires, une division du monde – était, entre autres choses, une tentative de dire : établissons des règles de jeu, établissons des principes. Et ces principes – qui sont exprimés dans la Charte des Nations Unies – étaient des principes progressistes.
Si vous lisez la Déclaration universelle des droits de l’homme, vous verrez qu’il s’agit d’un document très progressiste. Même aujourd’hui ce document de 1948 reste progressiste pour tous les Etats, parce qu’on y trouve non seulement la démocratie, la liberté, l’égalité, l’antiracisme, l’antisexisme, l’interdiction de la torture, la liberté de réunion et d’association, mais on y trouve même le droit au travail et « au libre choix de son travail » (article 12), ce qui est quelque chose de très progressiste. La Déclaration représentait une combinaison du libéralisme américain et, du côté soviétique, des principes dits socialistes, comme faisant partie de leur idéologie proclamée.
Les documents initiaux de la période post-1945 constituaient les éléments d’une espèce d’ordre mondial progressiste sans être utopiste. Nous ne parlons pas de la fédération universelle des républiques socialistes, nous parlons de quelque chose vers lequel on peut se diriger, qui existe – ce qui est censé être le droit international. Je pense que les progressistes devraient faire usage du droit international contre les pouvoirs en place. C’est toujours le cas, car le progrès historique finit par être codifié dans des droits. Désormais ces droits codifient les rapports de force au sein de la société.
A certains moments dans l’histoire, les rapports de force peuvent se détériorer aux dépens des progressistes. C’est alors que le droit est une sorte de jeu conservateur-progressiste. La droite tentera d’attaquer et de changer le droit. Mais il est très difficile de changer la Charte des Nations Unies. Elle est là. Elle codifie un équilibre des forces qui est différent de celui du monde actuel : dans le monde de 1945, la classe laborieuse était bien plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui ; la social-démocratie européenne était bien plus à gauche qu’elle ne l’est aujourd’hui ; il s’agissait d’un monde où il y avait de larges nationalisations, la sécurité sociale se développait, etc. Il y avait une concurrence entre le bloc soviétique et l’occident en termes de gains sociaux. Il s’agissait d’un monde très différent.
Aujourd’hui la compétition porte sur qui sera le plus néolibéral. On trouve là quelque chose que les progressistes devraient soutenir comme une alternative – non utopique. Vous pouvez avoir des alternatives utopiques, c’est très bien, mais si vous souhaitez être concrets, aborder des questions politiques et pas uniquement des rêves, il s’agit d’une alternative progressiste ayant une existence beaucoup plus forte, une forte présence.
Pensez-vous que cette dimension progressiste n’avait pas tant à voir avec l’idée d’un équilibre des forces, l’idée d’un monde multipolaire – qui est l’une des figures rhétoriques favorites de Poutine – mais plutôt sur la responsabilité collective de l’humanité à la suite de la plus terrible guerre de l’histoire ?
Absolument. Ce moment progressiste dans les relations internationales était également basé sur la lutte contre le nazisme et le fascisme. C’est là qu’il y a eu cette convergence entre le libéralisme et le stalinisme. Ainsi que nous le savons, le stalinisme est une question bien plus complexe – c’est une combinaison de traits totalitaires avec une rhétorique socialiste. Afin de légitimer le stalinisme, il y a eu ce mélange de rhétorique socialiste et de nationalisme. Bien que la proportion de nationalisme s’accrut beaucoup dans ce mélange au cours de la guerre, dans l’affrontement mondial, néanmoins, le nationalisme n’était pas utile. Moscou ne pouvait pas même convaincre les partis communistes avec le seul nationalisme russe. Ils avaient donc besoin de la rhétorique socialiste. Et c’est là que l’on rencontre cette espèce de convergence dans la lutte contre le nazisme. En Union Soviétique, la guerre était la Grande guerre patriotique. Hors de l’URSS, au sein du mouvement communiste, la guerre a été présentée comme la Grande victoire du communisme sur le fascisme. Il s’agit de présentations très différentes de la même guerre, par le même régime. La première était pour la consommation locale – une consommation russe et soviétique – alors que la seconde était pour une consommation extérieure, non soviétique. Et c’est tout.
(Traduction par A l’’Encontre. L’original de cette interview a été publié en russe sur OpenLeft.ru, repris en anglais sur Left East, 19 décembre 2014. Ilya Budraitskis est historien et journaliste)
Note A l’Encontre : « Cet entretien ne traite pas – étant donné son centre de gravité portant sur les rapports interétatiques – de la politique de la direction de l’URSS en direction des partis communistes de l’Italie, de la France, de la Grèce à la « sortie » de la guerre ».