Tiré de A l’Encontre
26 août 2023
Par Sam Gindin
La gauche a une tendance déconcertante à juger instantanément les accords de négociation contractuelle comme des trahisons ou des avancées. Mais ni le cynisme, ni les applaudissements ne nous permettent d’aller très loin dans la compréhension de la signification réelle de ces accords.
Les évaluations sobres s’articulent autour des pondérations relatives accordées au contexte, aux gains matériels, à la construction du syndicat ainsi qu’à la contribution à la prise de conscience comme à l’organisation de la classe laborieuse. Mais même dans ce cas, les divergences vont au-delà des « faits ». Le plus souvent, les désaccords reflètent des divergences sous-jacentes portant sur les perspectives et les objectifs politiques. Il est essentiel de les rendre explicites pour aller de l’avant.
Mesuré en termes syndicaux conventionnels, le contrat collectif passé entre le syndicat des Teamsters (International Brotherhood of Teamsters) et UPS (United Parcel Service) semble être une victoire évidente des Teamsters [voir l’article publié sur ce site le 24 août]. Prenant appui sur la menace d’une grève [fixée à l’échéance du 31 juillet si aucun accord ne se concrétisait], le syndicat a pratiquement atteint les objectifs qu’il s’était fixés au début des négociations : pas de nouvelles concessions, quelques limites aux heures supplémentaires, l’abandon d’une structure salariale à deux niveaux acceptée dans le dernier accord, et des augmentations salariales impressionnantes de 7,50 dollars de l’heure sur cinq ans pour l’ensemble des travailleurs, dont 2,75 dollars dès la première année.
UPS a également accepté d’atténuer les températures excessives dans les camions en installant progressivement la climatisation au fur et à mesure du remplacement des camions, d’éliminer l’utilisation de caméras de surveillance scrutant le conducteur et de créer 7500 emplois à temps plein supplémentaires pour les travailleurs et travailleuses à temps partiel (et de créer au total 22 500 emplois à temps plein). Le fait que le syndicat ait obtenu tout cela et plus encore sans avoir à faire les sacrifices salariaux qu’implique une grève peut, du point de vue des salarié·e·s pris individuellement, être considéré comme un avantage supplémentaire.
Les Teamsters ont rapidement déclaré que l’accord était « historique », et la gauche en général s’est montrée du même avis. Les Teamsters for a Democratic Union (TDU), l’opposition militante de longue date au sein du syndicat, ont notamment salué l’accord. Il en va de même pour Labor Notes [publication et réseau syndical], qui a joué un rôle important depuis la fin des années 1970 dans les luttes à la base pour la démocratie interne syndicale et l’engagement militant. Labor Notes a joué un rôle influent dans le développement du courant TDU. La couverture du site Jacobin s’est généralement prononcée de manière favorable sur l’accord, bien qu’un article argumenté de Barry Eidlin ait soulevé d’importantes réserves. Dans l’hebdomadaire The Nation, le 28 juillet, Jane McAlevey a qualifié l’accord de « victoire », mais a ensuite soulevé des questions plus fondamentales posées par cet accord.
Les victoires syndicales « historiques » se produisent rarement sans que les patrons doivent faire face à une épreuve sur une question décisive par un mouvement de grève prolongé. L’accord comprend clairement des gains significatifs, en particulier en termes monétaires. Dès lors, il n’est pas surprenant que les membres du syndicat aient ratifié à 86% le contrat collectif. Mais l’enthousiasme notoire et généralement sans réserve de la gauche à l’égard de l’accord – à quelques rares exceptions près – mérite d’être sérieusement remis en question.
Un examen plus approfondi de l’accord
Malgré les gros titres enthousiastes sur la « fin du système salarial à deux vitesses », le statut inférieur inacceptable des travailleurs et travailleuses à temps partiel – qui concerne souvent les travailleurs « internes » des entrepôts et aussi, de fait, une majorité des membres du syndicat chez UPS – reste fermement en place. La promesse d’un plus grand nombre d’emplois à temps plein n’est guère plus qu’un engagement sur le papier. De plus, les salarié·e·s des entrepôts n’ont vu que peu ou pas d’attention portée à leurs conditions de travail. Comment les partisans de la démocratie et du militantisme syndical peuvent-ils accepter si facilement un accord, conclu sans grève, qui limite la résistance active des salarié·e·s pendant cinq ans, soir la durée du contrat ?
La normalisation du statut de travailleur à temps partiel. Au début des années 1960, les Teamsters de Jimmy Hoffa [qui était à la tête du syndicat depuis 1957 grâce à l’appui d’un réseau mafieux] ont accepté la création d’une nouvelle catégorie de travailleurs : les temps partiels. Jusqu’en 1982, les magasiniers à temps partiel recevaient les mêmes salaires que les chauffeurs à temps plein, mais au début des années 1980, les salaires des travailleurs à temps partiel ont été abaissés et l’écart entre leurs salaires ceux des travailleurs à temps plein n’a cessé de se creuser. Cette augmentation du pourcentage de travailleurs et travailleuses à temps partiel, dont les salaires sont nettement inférieurs, est devenue un élément essentiel de la stratégie concurrentielle d’UPS.
En 1997, les Teamsters, alors dirigés par des partisans d’un changement, se sont mis en grève en grande partie pour contester la création d’une deuxième catégorie de travailleurs parmi leurs membres. Selon les sondages, la grève – considérée par la population comme une réaction à la croissance du travail précaire à l’échelle nationale– a été soutenue par l’opinion publique dans une proportion de deux contre un.
Aujourd’hui, les travailleurs et travailleuses à temps partiel représentent la majorité – 60% – des membres des Teamsters chez UPS. Dans cinq ans, le taux horaire de la plupart des travailleurs et travailleuses à temps partiel ne représentera qu’un peu plus de la moitié du salaire horaire maximal des chauffeurs à temps plein (26,25 dollars pour un travailleur à temps partiel ayant moins de dix ans d’ancienneté, contre 49 dollars pour les chauffeurs à temps plein). Selon une étude commandée par le courant Teamsters for a Democratic Union (TDU), même si l’inflation se maintenait à 2% par an pendant la durée de l’accord (cinq ans), de nombreux travailleurs à temps partiel gagneraient encore moins en termes de salaire réel en 2028 qu’en 1982, soit il y aurait quarante-six ans. En outre, l’accord prévoit un salaire horaire entièrement nouveau pour les travailleurs à temps partiel eux-mêmes, les nouveaux embauchés commençant à 21 dollars de l’heure et atteignant 23 dollars à la fin du contrat en 2028.
Les Teamsters ont mis fin à un échelon introduit dans l’accord précédent. Les Teamsters et UPS avaient élaboré (dans le contrat précédent) une nouvelle catégorie « hybride » que le syndicat a, par la suite, défendue comme devant être une transition vers le travail à temps plein. Les désormais tristement fameux systèmes « 22,4 » combinaient le travail d’entrepôt à temps partiel avec un peu de conduite [le chauffeur prépare, charge et livre les colis]. Le système « 22,4 » assurait un salaire intermédiaire entre les travailleurs d’entrepôt à temps partiel et les chauffeurs à temps plein. Les conducteurs à temps plein y ont vu l’introduction d’une catégorie moins bien rémunérée qui menaçait de leur prendre une part plus importante de leur propre travail. La suppression de cette deuxième catégorie de conducteurs à temps partiel a été réclamée avec détermination – et obtenue – dans l’accord actuel.
Mais cela s’est fait au détriment d’un effort concerté pour s’attaquer à la différence de salaires entre temps partiel et temps plein, qui est bien plus importante. Le fait que les Teamsters aient négligé de combler cet écart à un moment où le syndicat disposait d’une influence considérable montre à quel point leur statut d’infériorité (précarité) a malheureusement été normalisé. En défendant cette situation en soulignant les gains monétaires significatifs dont ont bénéficié les travailleurs à temps partiel, on passe à côté d’une leçon claire du mouvement ouvrier de ces dernières décennies : le coût important pour la solidarité à long terme entre salarié·e·s que représente le fait de tolérer la création d’un échelon de travailleurs à temps partiel permanents, présents sur les lieux de travail et dans l’ensemble des tâches.
Plus d’emplois à temps plein ? La lutte pour l’augmentation du nombre d’offres d’emploi par la réduction du temps de travail des travailleurs à temps plein – si importante au début de la construction du mouvement ouvrier – a été abandonnée depuis longtemps par le mouvement syndical. En l’absence d’une revendication de réduction du temps de travail, il est évidemment difficile de négocier davantage d’emplois à temps plein. L’exemple classique est la promesse, contrat après contrat depuis la fin des années 1970, d’une « sécurité de l’emploi » pour les membres de l’United Auto Workers (UAW) des Trois Grands (General Motors, Ford et Chrysler/Stellantis) en échange de concessions. En fin de compte, les concessions se sont accumulées, tandis que le nombre de membres de l’UAW dans les trois grands constructeurs a chuté de 80%, passant de 750 000 en 1978 à moins de 150 000 aujourd’hui.
Entre autres, le nombre d’emplois à temps plein n’est pas entièrement sous le contrôle de chaque firme, mais il est influencé par des facteurs plus généraux tels que l’état de l’économie et les pressions concurrentielles. Chez UPS, les Teamsters ont obtenu en 1997 que l’entreprise s’engage à créer dix mille nouveaux emplois à temps plein (deux mille par an sur cinq ans). Les médias en ont fait grand cas, mais seule une fraction de ces emplois s’est concrétisée pour les travailleurs et travailleuses à temps partiel (un fait moins commenté par les mêmes médias). Et lorsque l’appareil de James P. Hoffa a repris le contrôle des Teamsters aux dirigeants partisans de réformes, il n’a pas eu intérêt à essayer de faire respecter les engagements d’UPS.
Quoi qu’il en soit, les promesses de création d’emplois à temps plein sont faciles à trafiquer. Dans son « engagement » de 1997, l’entreprise « a clairement indiqué que toutes les propositions d’augmentation de l’emploi à temps plein dans le cadre du nouvel accord seraient subordonnées à la croissance de l’activité ». Plus important encore, les départs naturels créeraient à eux seuls plus de postes que les « nouveaux emplois » promis. Mais si les travailleurs à temps partiel qui montent en grade sont simplement remplacés par de nouveaux travailleurs à temps partiel, le taux de salariés à temps partiel face à ceux à temps plein ne changera pas (comme cela s’est concrétisé au cours du dernier quart de siècle). Ce n’est qu’en négociant une diminution du ratio temps partiel/temps plein que l’on peut aborder correctement la question de l’augmentation du nombre d’emplois à temps plein.
Certains travailleurs et travailleuses qui souhaitent travailler à temps partiel optent pour le temps plein uniquement pour avoir accès à des salaires horaires plus élevés. Si les écarts de rémunération étaient considérablement réduits, cette minorité de salarié·e·s pourrait trouver le temps partiel plus acceptable, et l’incitation des entreprises à embaucher des salarié·e·s à temps partiel serait réduite.
Conditions de travail. Si l’on parle aux salarié·e·s de n’importe quel secteur du mouvement syndical, le thème commun est – et ce depuis un certain temps – celui de l’intensification des pressions provoquées par les contraintes exercées par l’organisation du travail lui-même : accélération des cadences, stress, détérioration de la santé et de la sécurité, épuisement, manque de reconnaissance. Pourtant, ce type de questions figure rarement à l’ordre du jour des négociations syndicales et ne constitue pas un motif de grève. Au contraire, les conditions de travail et la dignité élémentaire sur le lieu de travail ont été sacrifiées – sous la pression des efforts pour maintenir les revenus – cela au profit strict des salaires et des avantages sociaux (assurance maladie aux Etats-Unis), un compromis qui est au cœur de la caractérisation du « syndicalisme d’entreprise » [qui fait l’impasse sur toute mise en question du système capitaliste].
Les Teamsters ont, et c’est tout à leur honneur, abordé la question des hautes températures dans les camions d’UPS, même s’il faudra attendre l’acquisition de nouveaux camions. Mais la question de la charge de travail des chauffeurs n’a pas été abordée. Les taux de productivité ainsi que la santé et la sécurité des travailleurs et des travailleuses des entrepôts, majoritairement à temps partiel, ne semblent pas avoir été prioritaires. Cela aussi renforce l’existence d’un système « à deux vitesses ».
Cinq ans de « paix ». Pour ce qui a trait aux entreprises, elles rêvent d’accords à long terme : en évitant les grèves syndicales pendant une période prolongée, elles favorisent la « stabilité » qui leur est si chère. Dans les années 1980 et 1990, les entreprises ont demandé et obtenu des durées de contrat plus longues. Ron Carey [soutenu par le courant TDU], président « réformateur » des Teamsters lors de la grève d’UPS en 1997, a reconnu que « le syndicat avait fait ce qu’il considérait comme une concession majeure dans cet accord : il avait accepté un contrat de cinq ans ».
Le nouveau contrat actuel s’inscrit dans la continuité des cinq années précédentes. Au cours de cette période, l’entreprise ne cessera de restructurer l’organisation du travail et d’accroître la pression sur les travailleurs et les travailleuses. La période de « paix » de cinq ans renforce en réalité la capacité des capitalistes à mener une guerre de classe, tout en limitant considérablement l’influence des salarié·e·s en raison de la clause de non-grève en vigueur pendant toute la durée du contrat. Un travailleur embauché après la ratification de cet accord et travaillant chez UPS pendant trente ans peut s’attendre à devoir participer à des négociations six fois au cours de sa vie professionnelle, dont peut-être une ou deux fois en allant jusqu’à la grève – ce qui n’est pas le genre de participation qui permet de construire un syndicat combatif.
Cette situation pourrait être surmontée en continuant à construire la base militante au moyen de l’éducation, en poursuivant les luttes locales (légales et illégales) et en impliquant les membres dans des campagnes visant à étendre la syndicalisation à des entreprises non syndiquées, en particulier Amazon. Il y a cependant de bonnes raisons d’être sceptique à ce propos, à commencer par l’acceptation de la durée de l’accord qui constitue une indication des intentions de la direction de l’appareil syndical.
La réaction de la gauche à l’accord
Certains ont affirmé que l’on aurait pu obtenir davantage si le syndicat des Teamsters avait été plus démocratique (moins bureaucratisé) et plus militant (s’il avait organisé la grève en dépit de l’offre d’accord). Il est évidemment « aisé » de s’opposer à la bureaucratisation et de soutenir la démocratie et le militantisme. Cependant, cela ne nous amène pas nécessairement au-delà du terrain du « syndicalisme d’entreprise ». La démocratie seule, comme nous l’avons vu, n’empêche pas la ratification généralisée d’accords à deux vitesses. De même, le militantisme admirable des années 1960 a finalement échoué parce qu’il n’a pas fait pression en faveur d’une « démocratisation de l’investissement » [intervention sur la politique économique].
Les Teamsters ont attribué leurs succès à leur préparation à la grève [avec de nombreux piquets, une propagande explicative]. Certains militant·e·s ont fait valoir que le syndicat aurait quand même dû organiser la grève le 31 juillet : si UPS, sans grève, a proposé l’accord qu’il a conclu, pourquoi ne pas faire pression pour obtenir davantage ? Ce n’est pas le cas : bien que les Teamsters se soient engagés dans un important travail d’organisation et qu’ils aient été prêts à faire grève pour obtenir plus d’argent, ils n’avaient pas préparé leurs membres à faire grève pour combler les faiblesses mentionnées auparavant. Il ne s’agissait donc pas d’une remise en cause du « syndicalisme d’entreprise », mais de sa modification en une version plus militante de ce qui restait essentiellement un syndicalisme d’entreprise – une réponse que certains camarades d’Amazon qui tentent de syndiquer Amazon ont baptisée « syndicalisme d’entreprise combatif ». C’est peut-être mieux dans une certaine mesure, mais avec des limites persistantes et de nouvelles illusions.
Ce thème recoupe celle du rejet de l’accord par les travailleurs [lors du vote des membres du syndicat, vote effectué en août]. Un refus du projet d’accord aurait représenté un témoignage de protestation des travailleurs, mais à ce stade avancé de la négociation il aurait eu une efficacité pratique et stratégique discutable. Cela ne permettait pas de faire oublier les avancées réelles de l’accord, de dissiper le « brouillard » syndical et médiatique concernant les limites de l’accord, et surmonter les divisions potentielles au sein de l’organisation syndicale et des salarié·e·s. Il était, par exemple, trop tard pour rallier soudainement les travailleurs à temps plein à une grève donnant la priorité à la situation des travailleurs à temps partiel. Cela n’aurait été possible qu’en faisant de la réduction de l’écart entre temps partiel et temps plein une priorité à long terme et cela dès le début du cycle des négociations. Il fallait y ajouter une campagne d’éducation et d’organisation très intense sur ce thème.
L’appel au rejet de l’accord n’aurait pu, par conséquent, que se concentrer sur de nouvelles augmentations salariales pour tous et toutes, ce qui aurait été difficile à soutenir. C’est une chose de faire grève pour des questions de principe, comme le refus de concessions ou d’une offre salariale en retard sur l’inflation ou d’autres aspects similaires. C’en est une autre lorsqu’il s’agit d’obtenir une augmentation accrue des salaires. C’en est encore une autre lorsqu’il est trop tard pour lancer de manière crédible une lutte de principe (sur le système à deux vitesses) et que le montant de l’enveloppe salariale obtenue est relativement bon. Dans de telles circonstances, la demande de « plus » se heurte au calcul froid de la perte d’un salaire hebdomadaire (à cause d’une grève) pour une période incertaine, pour gagner ce qui, au mieux, ne serait probablement que des augmentations marginales.
Quel est le rôle du courant TDU dans cet accord ? Il y a eu une période dans l’histoire du mouvement ouvrier aux Etats-Unis où la démocratisation syndicale et la résistance obstinée ont mis à mal la détermination des entreprises et de l’Etat à affaiblir de manière décisive les organisations ouvrières. Des regroupements comme TDU ont lutté courageusement et se sont organisés efficacement, mais ils n’étaient pas à l’abri des pressions et des défaites qui se manifestaient autour d’eux. Dans le contexte (initié dès la fin des années 1980 début des années 1990) de démoralisation et de baisse des attentes, il n’est pas si surprenant que TDU en soit venu à placer ses espoirs dans l’élection de Sean O’Brien [ce dernier dirigea la négociation avec UPS en 2017, il subit l’opposition de James P. Hoffa et se présenta à la direction des Teamsters et fut élu en novembre 2019, y compris avec le soutien de TDU] en tant que nouveau président des Teamster.
Sean O’Brien était alors une bouffée d’air frais après ce que les Teamsters avaient vécu. Il a offert au courant TDU une chance d’être plus influent au sein du syndicat et – comme pour rendre hommage aux militant·e·s syndicalistes – il s’est rendu à la conférence 2022 de Labor Notes où il a parlé de manière combative, sous des applaudissements nourris, de la bataille face aux fermetures d’entreprises et du mouvement de syndicalisation chez Amazon.
Le problème n’était pas que TDU soutienne O’Brien plutôt que le candidat choisi par Hoffa [Steve Vairma], d’autant plus que ce courant ne pouvait pas gagner seul et qu’une candidature séparée diviserait le vote progressiste. Le problème réside plutôt dans le fait que TDU a renoncé à l’essentiel de son indépendance en échange d’un rôle influent dans la campagne pour les contrats. TDU a donc été intégré dans le camp O’Brien et, malgré quelques actions indépendantes au début de la campagne, il est devenu loyal dans la mise en œuvre du programme limité de négociation.
Cela impliquait de faire l’éloge du projet d’accord et de tolérer le maintien du statut inférieur des travailleurs à temps partiel en échange de salaires plus élevés, de ne pas s’opposer à la promesse d’emplois à temps plein même si les membres savaient, depuis l’accord de 1997, qu’il s’agissait d’un leurre, de renoncer à aborder une remise en question globale des conditions de travail et de traiter la durée de l’accord comme relevant de la tactique plutôt que comme une stratégie (c’est-à-dire traiter la durée du contrat comme quelque chose à échanger contre d’autres gains plutôt que comme un facteur crucial dans le renforcement de la force syndicale).
Dans sa rétrospective de l’affrontement Teamster-UPS de 1997, Labor Notes a qualifié la grève d’« épreuve de force entre les réformateurs syndicaux et le « business unionism ». L’accord de 2023 soulève la question de savoir si les anciens réformateurs, en dépit de leur histoire impressionnante, doivent être considérés comme promouvant simplement une variante militante du syndicalisme d’entreprise, avec toutes ses propres limites. Le soutien largement inconditionnel de la gauche à l’accord semble confirmer ce recul.
Pour un syndicalisme de lutte des classes
Pour être réellement efficaces, l’orientation démocratique et militante – et l’insistance sur les grèves et la « guerre de classe permanente » – a besoin d’une idéologie, d’une stratégie et de structures pour développer et manifester cette orientation. Une approche socialiste a un rôle clé à jouer dans le développement de cette orientation de lutte des classes au sein des syndicats.
Le seul développement qui puisse aboutir à un changement social durable et transformateur est une classe ouvrière dotée d’une vision, d’une compréhension, de capacités et d’une confiance nécessaires pour défier non seulement les employeurs, mais aussi le capitalisme lui-même. Participer au développement d’une classe laborieuse combative ne consiste pas à prendre le contrôle des syndicats et à en faire des organisations socialistes, puisque l’adhésion à un syndicat ne repose pas sur une orientation politique commune, mais sur le hasard du partage commun d’un lieu de travail et d’une préoccupation pour l’autodéfense et les gains matériels. Il s’agit plutôt de renforcer les syndicats et de les amener à être plus ouverts à une conception d’affrontement entre classes (une réalité tangible) et aux critiques radicales du système capitaliste.
Ce type de transformation peut à son tour renforcer les mobilisations en faveur d’un changement social plus large : par exemple, en transformant les syndicats en « lieux d’éducation » qui introduisent des idées politiques radicales, en engageant sérieusement les membres des syndicats dans des campagnes pour des revendications universalistes telles que les soins de santé et l’éducation gratuite, et en développant ainsi des terrains de recrutement plus prometteurs pour les partis de gauche.
A la lumière des profondes défaites subies par la classe laborieuse au cours des dernières décennies, nous repartons essentiellement de zéro. La question de savoir comment introduire une approche d’ensemble intégrant l’affrontement de classe et une vision politique plus large dans les syndicats est un défi de taille. Pour ne prendre qu’un exemple de la difficulté, ajouter des objectifs spécifiquement socialistes au cocktail existant de revendications des travailleurs et travailleuses, au même titre que proposer une grève pour faire avancer la « conscience de classe », ne nous mènera pas très loin.
Comment pouvons-nous lier les intérêts concrets des salarié·e·s à des tactiques spécifiques pour faire avancer nos objectifs ? Comment convaincre les salarié·e·s qu’une perspective plus large, axée sur la lutte des classes, permettra en fin de compte d’égaler ou de dépasser les acquis du syndicalisme d’entreprise militant ? Et, en premier lieu, qui va apporter cette perspective aux syndicats ?
Nous pouvons concrétiser ces questions plutôt abstraites en les appliquant à l’accord Teamsters-UPS. A ce propos, quatre éléments semblent cruciaux.
Premièrement, si les dirigeants syndicaux ont compris que le moment était venu de s’attaquer à UPS, les priorités qu’ils ont fixées et sur lesquelles ils ont principalement fait campagne ont été décevantes par leur étroitesse. Une réponse influencée par une perspective socialiste aurait accordé – dès le début de la campagne de négociation, voire même plus tôt – une plus grande priorité au sort des travailleurs et travailleuses à temps partiel et aux contraintes exercées sur les conditions de travail.
Deuxièmement, un ensemble de priorités plus radicales aurait abouti à une résistance d’UPS et, dans la foulée, à l’inévitabilité d’une grève. Mais pour pour Sean O’Brien – comme l’a noté Barry Eidlin dans Jacobin – « un accord solide conclu sans grève était le scénario qu’il préférait ». Or cette approche sacrifie le potentiel stratégique de la construction de syndicats par le biais de grèves enracinées dans des questions de principe. Comme l’a fait remarquer un délégué syndical d’UPS, « [ne pas faire grève] change notre place et rôle respectifs : nous en tant que constituant du syndicat, vous en tant que direction syndicale ». Apporter des changements par le biais d’une action collective perturbatrice, c’est déclarer collectivement : « C’est nous qui l’avons fait. Nous nous sommes battus pour cela. Nous avons gagné. »
Les grèves fondées sur des principes sont un catalyseur essentiel pour l’éducation et la mobilisation des membres (ce qui est la mesure d’une véritable démocratie), l’augmentation des aspirations et exigences (un élément constitutif du militantisme), le développement de nouveaux dirigeants et la démonstration que la négociation intelligente peut être efficace dans les bonnes circonstances, mais reste que l’organisation des membres est toujours la principale source de pouvoir (rien de tout cela n’exclut de profiter des ouvertures offertes par le « bon moment » actuel). Pour être clair, cela ne signifie pas qu’il faille fétichiser les grèves et les considérer comme une chose à laquelle il faut toujours faire appel. Mais il s’agit de reconnaître et d’agir en fonction du fait que l’inversion des tendances au sein du mouvement syndical exigera probablement bien plus qu’une « négociation intelligente ».
Troisièmement, la question de la compétitivité d’UPS ayant été soulevée, elle pourrait être utilisée pour souligner l’importance d’une syndicalisation et d’une négociation à l’échelle de tout le secteur afin d’éviter que certains travailleurs ne soient mis en concurrence avec d’autres afin de faciliter le dumping salarial. Il est bien sûr difficile de mettre en relief cette question s’il n’y a pas de lutte pour l’égalité [entre temps partiels et temps pleins] sur les lieux de travail des Teamsters.
Quatrièmement, TDU était, comme de nombreuses oppositions syndicales, toujours exposé aux calculs à court terme. L’intérêt d’une gauche « extérieure » [au strict lieu de travail particulier] organisée est de s’opposer à de telles tendances et d’aider à soutenir les militants en maintenant au premier plan la nécessité de construire les conditions pour affrontement de classe – non pas comme une préférence abstraite, mais pour la raison pratique que, dans le contexte présent, seule la lutte en tant que classe nous donne une chance de changer de manière significative les conditions de vie des salarié·e·s.
Impact de l’accord Teamster-UPS sur le mouvement ouvrier
Au sein des Teamsters, l’accord conclu consolidera très probablement la direction de Sean O’Brien. Il semble avoir offert à TDU un certain espace interne, mais au détriment de son indépendance et de sa capacité à jouer un rôle d’opposition en poussant la direction à aller « plus loin ». La question est de savoir si une nouvelle génération de militant·e·s de TDU inspirés par l’histoire de ce courant – ainsi que certains membres de la vieille garde – se tournera vers la remise en question de la situation actuelle du groupe dit réformateur.
L’accord stimulera-t-il un renouveau plus large du militantisme syndical ? Les fortes augmentations salariales peuvent stimuler des revendications salariales plus importantes, mais contrairement aux années 1950 et 1960, lorsqu’une convention collective solide dans un secteur clé était susceptible de créer une opportunité dans d’autres secteurs, il n’est plus possible de prévoir cela avec certitude. La restructuration inégale des industries, la fragmentation de la classe ouvrière et la faiblesse générale du mouvement syndical n’augurent rien de bon pour ceux qui adopteront l’orientation de la direction actuelle des Teamsters.
Dans le cas de l’UAW, la prochaine date importante de fin de contrat et de test du mouvement syndical (mi-septembre 2023), l’enthousiasme suscité par l’accord salarial obtenu par le syndicat des Teamsters pourrait stimuler les attentes des travailleurs de l’automobile. D’aucuns pourraient considérer la victoire des Teamsters sur l’élimination des « 22,4 » comme une victoire renforçant la priorité de l’UAW de rejeter le « double niveau salarial ». Mais la triste vérité est que les Teamsters ont donné la priorité aux revendications salariales plutôt que de s’attaquer au statut des travailleurs à temps partiel, ce qui tend à saper l’objectif de principe de la direction de l’UAW qui est de mettre fin à son propre système à deux vitesses.
En outre, étant donné que les Teamsters n’ont pas fait grève pour obtenir l’accord, l’argument selon lequel on ne peut gagner que si l’on est prêt à faire grève et à se battre ne peut guère être invoqué. De plus, les Teamsters disposaient d’un levier unique [le nombre de syndiqués dans une firme dynamique] et qu’ils l’ont utilisé. Par contre, d’autres comme l’UAW ne disposent pas du même levier dans le secteur automobile. On peut également se demander si les gains salariaux sont la clé de la revitalisation et du renforcement du mouvement syndical, par opposition aux questions de principe évoquées plus haut.
Des livreurs d’Amazon employés par le sous-traitant Battle Tested Strategies (BTS) et les Teamsters bloquent la circulation des camions lors d’une manifestation devant l’entrepôt d’Amazon à Palmdale, en Californie, le 25 juillet 2023.
L’accord conclu avec les Teamsters va-t-il stimuler les campagnes de syndicalisation aux Etats-Unis ? Peut-être. Le battage médiatique positif autour de l’accord, selon de nombreux partisans du syndicat, ne peut pas faire de mal. Mais cela non plus ne doit pas être considéré comme acquis. Prenons l’exemple des travailleurs d’Amazon. S’ils ont été attentifs, ils auront remarqué que les travailleurs à temps partiel d’UPS (qui effectuent un travail similaire à celui des magasiniers d’Amazon) disposaient, avant cet accord, de salaires généralement inférieurs à ceux des travailleurs d’Amazon. L’augmentation des salaires au cours des cinq prochaines années (jusqu’en 2028) peut impressionner, mais de nombreux travailleurs et travailleuses d’Amazon peuvent s’attendre à ce que, d’ici là, leur salaire horaire soit proche des 26,25 dollars que gagneront les magasiniers d’UPS ayant cinq à dix ans d’ancienneté (et supérieur aux 23 dollars de l’heure que les nouveaux magasiniers d’UPS atteindront en fin de compte).
Mais ce à quoi les travailleurs d’Amazon pourraient être particulièrement sensibles, c’est au fait que l’accord Teamster-UPS ne témoigne pas d’une mobilisation solidaire pour mettre fin à l’inégalité de traitement des travailleurs faiblement rémunérés. Quant à la question qui semble au moins aussi importante pour les travailleurs et travailleuses d’Amazon – les cadences de production oppressives et les microtraumatismes répétés au niveau du dos, du cou et des mains, les ruptures de disques vertébraux, les lésions musculaires et les tendinites – l’accord Teamster-UPS n’est guère enthousiasmant sur ces questions cruciales des conditions de travail. L’accord Teamster-UPS tend plutôt à renforcer la position des directions syndicales, adoptée de longue date, selon laquelle les salaires sont la « compensation » de conditions de travail qui ne peuvent être modifiées de manière substantielle.
Certains travailleurs peuvent également être impressionnés par l’intelligence technique des négociateurs des Teamsters et par leur capacité à obtenir de fortes augmentations de salaire sans grève. Les travailleurs non syndiqués dans divers secteurs, s’ils se syndiquent, devront lutter et faire grève pour s’approcher de ce que les Teamsters ont obtenu au fil des décennies. Si cette leçon n’est pas intériorisée, nous finirons par reproduire les faiblesses avérées du mouvement ouvrier présent.
Le fait est que la crise du mouvement syndical n’est pas principalement liée au taux de syndicalisation, mais à la nature des syndicats d’aujourd’hui. Il convient de noter que le Canada a un taux de syndicalisation deux fois et demie supérieur à celui des Etats-Unis, mais que cela ne se traduit guère par un dynamisme du mouvement syndical. La grande question n’est donc pas tant de savoir si les travailleurs d’Amazon vont maintenant adhérer en nombre au syndicat des Teamsters pour améliorer leur situation, mais plutôt de savoir si, à mesure que les travailleurs d’Amazon se battent pour démocratiser leur lieu de travail, ce sont eux-mêmes qui, par leur obstination, leur détermination et leur créativité, pourraient contribuer à faire revivre le mouvement syndical.
Cela soulève des questions qui vont bien au-delà du fait de brandir l’accord Teamsters-UPS devant les travailleurs d’Amazon. Cela soulève la question de savoir si une transformation du mouvement ouvrier pourrait commencer par le développement d’un soutien de classe aux travailleurs d’Amazon. Le mouvement syndical peut-il mettre de côté la concurrence entre syndicats pour recruter des membres et créer un fonds de solidarité commun pour soutenir les luttes des travailleurs et travailleuses d’Amazon ? Les syndicats aideront-ils à rassembler des centaines de jeunes travailleurs sur leurs propres lieux de travail pour aller devant les usines d’Amazon (avec un complément pour maintenir leur salaire) en vue d’être formés pour mener les campagnes d’organisation et acquérir les compétences qu’ils pourront ensuite apporter à leurs syndicats d’origine ?
Les syndicats inviteront-ils les travailleurs d’Amazon dans leurs sections locales pour discuter de leurs préoccupations mutuelles et développer le type de culture qui pourrait plus tard animer l’action directe aux côtés des travailleurs d’Amazon : des cheminots prêts à retarder les expéditions vers les entrepôts d’Amazon ; des machinistes prêts à ralentir le chargement des cargaisons d’Amazon ; des travailleurs postaux et des chauffeurs routiers prêts à prendre des heures de déjeuner plus longues lorsque c’est nécessaire pour faire obstacle à la livraison « instantanée » ? En d’autres termes, la syndicalisation des travailleurs et travailleuses d’Amazon deviendra-t-elle un projet de classe dans son ensemble ? Et cela ne commencera-t-il pas par des transformations de nos syndicats actuels ? (Article publié sur le site The Bullet, le 24 août 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Sam Gindin a été directeur de recherche des Travailleurs canadiens de l’automobile de 1974 à 2000. Il est co-auteur (avec Leo Panitch) de The Making of Global Capitalism (Verso), et co-auteur avec Leo Panitch et Steve Maher de The Socialist Challenge Today, (Ed. Haymarket).
******
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Un message, un commentaire ?