Face à la version néolibérale plus dure de Rajoy, le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), revalorisé par Susana Diaz (candidate du PSOE en Andalousie), apparaît comme un « moindre mal », ce qui lui permet de résister mieux à l’effritement de la corruption institutionnelle dans cette Comunidad (communauté autonome ; elles sont au nombre de 17 dans l’Etat espagnol) en effet, même s’il perd des votes, il conserve ses 47 sièges. Avec 33 sièges, le Parti Populaire (PP) subit un recul brutal que sa direction « nationale » refuse de reconnaître publiquement, mais la pression de quelques « barons » alarmés par l’irruption d’un concurrent, Ciudadanos (C’s), dans une partie croissante de son espace politique, va sans doute l’obliger à réajuster son discours et sa politique gouvernementale en vue des élections de mai.
Par contre, C’s, cette nouvelle formation à échelle de l’Etat espagnol, a trouvé avec ses 9 sièges un bon levier pour se lancer, avec un discours anti-corruption et « regénérationniste », sur le champ du centre droit. Cet ancrage lui permettra de se présenter comme une charnière entre les deux partis dynastiques [PP et PSOE] dans le contexte futur d’une crise de gouvernance.
Avec ses 15 sièges, Podemos a réussi à s’installer dans les grandes villes en recueillant des votes qui allaient, semble-t-il, jusque-là majoritairement à Izquierda Unida (IU, dans lequel le PC a un rôle fort important) et au PSOE. Même s’il n’arrive pas à arracher à ce dernier et à l’abstention (proche de 40%, ne l’oublions pas) ce qu’il faut pour que son aspiration à gagner les élections générales (de fin d’année) devienne crédible.
Le IU, avec 5 sièges, est le parti le plus touché par la présence de Podemos et, comme l’ont reconnu ses propres dirigeants, il paye le prix pour avoir gouverné avec le PSOE.
Par contre, l’Union Progreso y Democracia (UPyD) entre dans un déclin définitif, il ne pourra qu’accepter, et encore, dans les pires conditions, le regroupement que Ciudadanos lui a proposé il y a déjà un certain temps ; ou alors simplement de se suicider, victime de la monocratie de Rosa Diez [parti créé en 2007, entre autres, sous l’impulsion de l’ex-socialiste Rosa Diez, et la figure décorative de l’écrivain Fernando Savater].
La deuxième phase du cycle électoral et ses inconnues
La nouvelle carte politique andalouse – avec la relative instabilité d’une « coalition négative » – explique que même si ces résultats ne sont pas extrapolables à l’échelle de l’Etat (au même titre où ne l’ont pas été ceux des élections européennes de mai 2014 ), ils exercent déjà une influence sur la redéfinition des stratégies des partis. Et donc sur l’évolution des attentes qui naissent face à la prochaine phase du cycle électoral, comme nous le verrons probablement lors de nouveaux sondages. En tout cas nous avons constaté l’instabilité croissante d’un large secteur de l’électorat et la tendance au rétrécissement du secteur qui reste fidèle aux vieux partis. Mais cette tendance n’a pas tellement affecté le PSOE, raison pour laquelle le panorama continue à être très ouvert et les risques d’erreurs et de manipulations des sondages restent très importants.
La première chose à souligner est que le PP, avec une direction de Rajoy affaiblie et avec le poids du scandale permanent du financement illégal, est maintenant menacé par le syndrome de C’s et par le risque de perdre non seulement les principales villes andalouses, mais aussi celles de Madrid et de Valence ainsi que quelques Communautés Autonomes. Cela entraînerait sans doute une érosion énorme de son pouvoir institutionnel et l’éloignerait de la perspective de gagner, même en tant que minorité majoritaire, les prochaines élections générales.
Si ce parti veut à nouveau gouverner à échelle de l’Etat, il ne lui reste que l’espoir de reconstruire avec le PSOE un projet de « grande coalition » qui lui permettrait de poursuivre sur la voie de la politique d’austérité dictée par les pouvoirs financiers et la troïka… ou alors il devra pactiser avec C’s.
En attendant, d’ici novembre 2015 (date ultime des élections générales), ce parti devra reformuler son projet et s’employer à fond à manipuler des chiffres du chômage, à dissimuler l’aggravation des inégalités, la précarisation de l’emploi et l’appauvrissement des très courtisées « classes moyennes ». Il lui sera en outre difficile de compenser son usure sociale et politique croissante. En effet, il semble peu probable que les ressources rhétorique (storytelling) telles que l’évocation d’un « redressement économique », du spectre d’une sécession catalane – actuellement dans une impasse – ou de la menace de Podemos suffiront à lui permettre de récupérer son électorat perdu.
La direction actuelle du PSOE a eu un regain de courage en constatant la capacité de résistance démontrée par Susana Diaz, mais elle sait très bien que la direction de Pedro Sanchez (nouveau dirigeant du PSOE) continue à être faible et que ses perspectives ne sont pas du tout encourageantes dans le reste de l’Etat. Malgré son insistance à se présenter comme champion des droits sociaux et favorisant les personnes « indépendantes » dans ses listes, ni son passé, ni ce que sont en train de faire ses partis frères en Allemagne et en France ne lui donnent une crédibilité suffisante pour se présenter comme une alternative face au néolibéralisme régnant dans la zone euro.
D’autant que le retour au premier plan de Felipe Gonzalez [au gouvernement de 1982 à 1996] le poussera à participer dans le processus de refondation du régime aux côtés du PP, de la monarchie et des grands fraudeurs fiscaux de Ibex35 [principal indice boursier de la place de Madrid]. Malgré certaines prédictions, il semble peu probable que ce parti subisse une « pasokisation » [PASOK grec]. Il continuera probablement à tendre vers son rôle central et à maintenir son indéfinition face aux possibles alliances (y compris avec C’s) qu’il devra accepter dans des municipalités et des communautés autonomes après le mois de mai s’il veut gagner un pouvoir institutionnel pour affronter les élections générales.
Izquierda Unida a au moins réussi à obtenir un groupe parlementaire en Andalousie, mais ses dirigeants sont conscients du fait que leurs perspectives de récupérer l’espace politique que Podemos a dérobé à ce mouvement sont de plus en plus minces. D’autant que sa crise la plus importante a lieu dans une région de référence (Andalousie), comme à Madrid, et sans qu’il semble que la nouvelle direction d’Alberto Garzon suffira à assurer un redressement dans les sondages. En outre, il y a le refus de Podemos de tout processus de convergence avec IU, qui est de son côté réticente à occuper – comme cela pourrait arriver dans un avenir pas très lointain – une place subalterne par rapport à l’équipe de Pablo Iglesias.
Et qu’en est-il de Podemos ?
Même si les attentes générées tout au long de la campagne électorale ont dépassé celles qui ont fini par se traduire dans les urnes, Podemos a réussi à devenir la troisième force politique andalouse, et ce dans un contexte qui ne lui était pas le plus propice et sans qu’il n’ait eu le temps de se structurer en tant que parti. Malgré tout, comme l’a reconnu Carolina Bescansa (dirigeante nationale de Podemos), il est vrai que le pas en avant n’a pas été suffisamment important. Et il ne sera pas facile à sa direction d’affirmer parmi ses partisans que Podemos pourra « gagner » les élections générales. A cela, il faut ajouter une nouvelle donne : le fait que Podemos se trouve devant cette nouvelle version « populiste » que représente C’s, qui pourrait y compris attirer une partie de l’électorat potentiel de Podemos.
Le débat sur les raisons pour lesquelles Podemos n’a pas dépassé le 15% de votes que les sondages annonçaient, déjà avant le début de la campagne, vient de commencer. En attendant le bilan qui pourra se faire en Andalousie, il ne semble pas qu’il y ait des raisons d’attribuer ce résultat aux « inerties gauchistes et mouvementistes » de la candidature de Teresa Rodriguez, comme l’avaient déclaré certains membres de l’équipe dirigeante. On peut répondre facilement à cet argument en mettant en avant le résultat obtenu par Podemos dans la ville de Cadiz (28%), ville où se présentait Teresa Rodriguez. Là existait un ancrage territorial (articulation fondamentale entre une direction médiatique en baisse et des réseaux sociaux plus spectateurs qu’actifs) et c’est un des rares résultats qui a été atteint en si peu de temps. De même, on pourrait incriminer la manière dont on a répondu à la campagne déchaînée par les médias et les partis du régime sur le lien entre les leaders de cette formation et le chavisme vénézuélien, ou les accusations contre Juan Carlos Monedero [dirigeant de Podemos accusé d’avoir obtenu des sommes significatives, non déclarées, du Venezuela, de la Bolivie et de l’Equateur]. Mais nous ne le ferons pas par manque de données empiriques à ce sujet.
Le problème est plutôt qu’on commence à constater une tendance à l’épuisement d’un discours fondé essentiellement sur la polarisation des « gens face à la caste » et sur le maintien d’une « l’ambiguïté calculée » – qui constitue la ligne de Pablo Iglesias – sur d’autres divisions et lignes de fracture qui sont également au centre de l’agenda politique, surtout sur le plan socio-économique, sur celui de genre et sur celui du modèle productif, ou la thématique national-territorial.
Ce « modèle » d’Iglesias, qui a pu fonctionner pour les élections européennes, est en train de montrer ses insuffisances lorsqu’elle va de pair avec l’aspiration à être une force politique disposée à « gagner » et à gouverner. Il est toutefois vrai que des contributions [sur le terrain socio-économique] comme celles de Vincenç Pazos et de Juan Torres ou celle de Bibiana Medialdea et de Maria Pazos ont servi à réfuter momentanément les allégations médiatiques et celles de leurs adversaires politiques. Toutefois, ces contributions n’étaient pas le résultat d’un processus de débat interne et n’ont pas pu être intégrées dans le discours officiel de Podemos.
Nous gardons l’espoir que, face aux candidatures autonomistes et aux municipales – auxquelles Podemos participe par l’intermédiaire de « partis instrumentalisés » ou des formules hybrides – des programmes gouvernementaux se concrétiseront à partir d’une priorité à donner au « sauvetage citoyen » et qu’ils enrichissent des discours qui soient effectivement en lien avec la réalité et de ce « sens commun » [qui équivaut pour des dirigeants de Podemos aux résultats des sondages sur des questions sociétales] de plus en plus polysémiques.
Cet épuisement de Podemos est devenu plus évident face à l’irruption de Ciudadanos. Le projet néo-populiste de centre droit de cette formation apparaît comme un obstacle à la vocation « transversale » (interclassiste) du discours de Podemos et obligera ce dernier à chercher une démarcation accrue sur des thèmes qui seront davantage de l’ordre d’une proposition radicalement anti-austérité, démocratique radicale et apte à combattre les inégalités et le productivisme. Cela suppose, de manière plus implicite qu’explicite, une redéfinition d’un « populisme de gauche » qui n’a aucune raison d’être incompatible ni avec l’axe de bas en haut – bien au contraire – ni avec la perspective de la construction d’un bloc pluriel de peuples disposés à avancer vers une rupture constituante depuis leurs respectives souverainetés et leur droit à décider de leur avenir.
Les limites du discours dominant au sein de Podemos apparaissent déjà de manière plus évidente, elles le sont encore davantage en ce qui concerne les dérivés du modèle organisationnel adopté à l’occasion de la fondation de l’Assemblée citoyenne (novembre 2014). Le fait de miser sur la combinaison d’une direction médiatique, d’un soutien diffus à travers les réseaux sociaux et d’un degré très élevé de centralisation du processus de délibération et de prise de décision révèle déjà son incapacité à intégrer la pluralité interne et à maintenir la tension participative nécessaire dans les temps difficiles qui s’annoncent.
En effet, même si l’on reconnaît que la Marche pour le changement du 31 janvier 2015 a été un succès, elle l’a été davantage par sa dimension symbolique que par sa dimension instrumentale (à quoi pouvait-elle servir ?), laquelle est toujours nécessaire pour obtenir que l’impact d’une mobilisation soit important et laisse des traces.
A mon avis, on a perdu l’occasion d’appeler ces plus de 200 000 manifestant·e·s à s’impliquer massivement dans les Cercles et dans les processus d’élaboration des programmes et des candidatures, aussi bien internes que celles en rapport avec les élections autonomistes et, là où il y aurait pu y avoir des convergences, avec celles municipales. Un tel appel reste actuellement plus que nécessaire car, comme nous avons pu le constater, la baisse de la participation au travers des réseaux sociaux dans ces processus a été évidente un peu partout. Elle ne semble être restée un peu plus importante que là où la pluralité des candidatures a pu s’exprimer plus clairement tout au long des précédentes campagnes, comme cela a été le cas dans la Comunidad de Madrid (début 2015).
Nous entrons donc dans une deuxième phase, décisive, dans la conquête de positions dans les institutions autonomes et municipales. En ce qui concerne les institutions municipales – surtout dans le cas d’une entrée dans les exécutifs – la convergence avec d’autres secteurs de militants, de courants et d’indépendants contribuera sans doute à ce que Podemos subisse l’influence d’un plus grand métissage de savoirs, de sensibilités et de cultures politiques diverses. Ce qui lui rendra plus aisé cet ancrage territorial qui lui fait actuellement défaut. Pour parvenir à ce résultat, il faudra encore beaucoup de travail, et, comme on l’a répété ces jours ci, il y a dans ce film plusieurs scénarios possibles pour chaque séquence et le dénouement final n’a pas encore été écrit.
Différents scénarios multi-partis et sans majorités claires vont donc se présenter dans beaucoup de municipalités et dans quelques Communautés autonomes. Une question qui va inéluctablement se poser sera donc celle des situations qui pousseront Podemos soit à conclure de possibles pactes et alliances dans le but de participer à des exécutifs, soit au contraire à choisir de se maintenir dans l’opposition. Il s’agit d’un débat dans lequel ce qui sera en jeu sera la cohérence entre ce qui se dit et ce qui se fait. Et avec elle, la décision ou non de mettre en pratique une nouvelle manière de faire de la politique, fondée sur le « commander en obéissant » [formule de la direction ayant des accents zapatistes] et sur la ferme décision de supprimer la caste, mais aussi celle de ne pas former une nouvelle caste.
Sur ce point, le souvenir des effets négatifs de ce qu’a été la « culture du pacte et du consensus » héritée de la Transition au nom de la « gouvernabilité » et de la « stabilité » devra aussi être rappelé et critiqué pour ne pas répéter ce scénario en tant que farce [1]. Il est vrai que la majorité de la société s’attend à ce que le changement politique s’effectue par l’intermédiaire des prochaines confrontations électorales et qu’il ne semble pas y avoir en ce moment un élan pour accompagner ce processus par une mobilisation dans la rue et, surtout, dans les lieux de travail.
Or, comme nous avons pu constater lors des récentes Marches de la dignité, il sera aussi nécessaire d’insister sur le fait que, comme nous le voyons déjà en Grèce, tout « assaut contre les institutions » devra être soutenu par un effort constant pour soutenir les luttes et les initiatives – souvent rendues invisibles par les médias – pouvant contribuer à une émancipation populaire croissante.
C’est uniquement ainsi que pourra peu à peu se construire une nouvelle hégémonie face aux tentations de transformisme permanent qui viendront depuis en haut. Sur cette voie, des journées comme celle annoncée pour le 18 avril prochain contre l’Accord Commercial Transatlantique entre les Etats-Unis et l’Union européenne peuvent être une bonne occasion pour reprendre le souffle ici, et également en Europe.
Car, ne l’oublions pas, nous sommes engagés dans une course d’obstacles et si nous ne gagnons pas elle n’aboutira qu’à une auto-réforme du régime au service du despotisme financier de la zone euro, qui finira par s’imposer.
Note
[1] Je partage la thèse que défend Montserrat Galceran dans « El mito de la Transicion agita las primarias de Ahora Madrid », eldiario.es, 23/3/15.
Jaime Pastor est professeur de Sciences politique de UNED et éditeur de Viento Sur.