Prolégomènes (Remarques préliminaires)
Au sujet du concept d’État de droit, Andrée Lajoie écrit ce qui suit : « Son contenu est flou, mais on s’entend généralement pour y inclure minimalement le gouvernement des lois plutôt que des hommes, c’est-à-dire la démocratie, de préférence parlementaire, et la limitation des pouvoirs de l’exécutif par des moyens variés et selon des fondements différents, auxquels s’ajoutent, sauf en Angleterre, le contrôle judiciaire de la constitutionnalité. Des corollaires s’y rattachent dont l’importance relative et les modalités varient selon les traditions juridiques où il s’incarne : suprématie du droit constitutionnel et contrôle judiciaire de la constitutionnalité ; hiérarchie des normes et contrôles de l’administration, exercés à l’intérieur d’une juridiction unifiée ou duelle et fondés sur des règles issues de la « justice naturelle » ou du droit positif[2]. » Pour aller à l’essentiel, disons que l’État de droit s’apparente aux notions suivantes : soumission de l’État au droit et à la loi ; respect par l’État des droits de l’homme ; régime démocratique ; régime de « séparation » et de division des pouvoirs ; soumission des décisions de l’État à la Constitution et aux décisions des juges ; et limitation des pouvoirs de l’État face aux droits des individuEs.
Le concept d’État de droit suggère l’existence d’un pouvoir politique dont les actions seraient limitées par des règles juridiques (c’est-à-dire des règles d’origine constitutionnelles, légales et juridiques), ce qui aurait pour effet d’empêcher l’arbitraire et l’autoritarisme étatique. Il signifierait que l’État (les pouvoirs exécutif et législatif) accepte de voir sa puissance limitée par le droit et aussi qu’il agit en se soumettant à la loi. L’État de droit, d’ailleurs, ne saurait exister sans le respect, par l’État, des droits de l’homme ; et, puisqu’il en est ainsi, certaines personnes avancent que les citoyens sont en mesure d’opposer à l’État des droits juridiques, afin d’éviter l’arbitraire de ses décisions. La toute-puissance du pouvoir politique (c’est-à-dire le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif) trouverait donc sa limite dans la règle juridique : les juges auraient l’autorité et la compétence nécessaires pour imposer au pouvoir politique le respect de la règle. Il est même proposé que l’État serait tenu de s’autolimiter lorsqu’il crée des règles ou des normes juridiques. Les choses se dérouleraient ainsi dans un État de droit et ce, en vue d’assurer la protection de la citoyenne et du citoyen contre l’arbitraire étatique. L’État de droit, la démocratie entendue comme forme constitutionnelle, les droits de l’homme et l’idée d’une souveraineté de la loi s’exerçant à travers les contrôles de constitutionnalité, tels sont les lieux communs qui fondent certaines théories de l’État de droit.
Quelques lacunes concernant l’État de droit
L’État de droit serait donc une entité qui agirait selon des normes assez élevées. Cette lecture proposée de l’État, dans les démocraties occidentales, recèle cependant un certain nombre de lacunes importantes. On n’y retrouve aucune véritable définition de ce qu’est l’État. Les rapports et les relations entre le pouvoir d’État (en tant que pouvoir hiérarchique), les individuEs et les groupes ne sont pas toujours précisés. Les liens entre le droit, la vie politique et la dynamique parlementaire ne sont jamais pris en considération. Toute cette construction théorique n’a pas pour effet de nous renseigner adéquatement sur le potentiel réel d’action des pouvoirs exécutif et législatif, qui peuvent toujours, en certaines circonstances, se soustraire à leurs obligations inscrites dans la loi et même la loi constitutionnelle pour imposer leurs points de vue.
L’État n’est quand même pas qu’une pure abstraction. Il y a derrière cette entité juridico-politique, des personnes physiques – des gouvernantEs – dont les actes expriment la volonté des gens qui sont en position de pouvoir. Derrière l’État, il y a des individuEs (un premier ministre, des ministres) qui, dans l’exercice de leur fonction, agissent et imposent leur volonté à d’autres personnes (des dirigéEs). L’État dispose du pouvoir de domination qui constitue son signe distinctif et, à ce titre, il détient la puissance de la contrainte. Le droit étatique commande aux individuEs et aux groupes, il exige leur obéissance. Le pouvoir politique, à travers le droit et la loi, formule des ordres et il a la possibilité de faire exécuter ses ordres par l’imposition de sanctions. En ce sens, le droit a une spécificité : il est le moyen par lequel dispose l’État pour exercer le contrôle qui lui appartient en propre, il est l’outil par lequel il exerce en exclusivité la contrainte.
Rappelons également que, dans les sociétés libérales et démocratiques, il peut exister des droits illusoires et à portée limitée. Des droits qu’on peut appeler droits « sans provision » parce que leur exercice peut constituer une menace pour la souveraineté de l’État. L’État de droit est certes soumis aux lois, mais il s’agit de lois qu’il a faites et qu’il peut décider de suspendre ou d’abroger… C’est pour cette raison qu’il peut exister des droits qui ne sont pas toujours respectés par l’État. On a beau avancer dans les diverses théories concernant l’État de droit, que celui-ci se distinguerait des autres formes étatiques d’organisation politique par le fait qu’il accepte que ses pouvoirs soient limités par le droit, il faut tout de même, avant de conclure quoi que ce soit à ce sujet, se demander à quoi au juste correspond ce droit qui limiterait la puissance de l’État.
La théorie concernant l’État de droit représente une proposition nettement incomplète, contestable à certains égards. Elle mérite d’être nuancée. Elle doit être enrichie des notions tirées des enseignements d’autres disciplines (la sociologie du travail, la sociologie du droit et la science politique). Il en est ainsi, en raison du fait que les auteurEs qui apparentent l’État contemporain, dans une société libérale et démocratique, à un État de droit ne tiennent pas suffisamment compte de l’ensemble des pratiques possibles et effectives qui restent entre les mains des détentrices et des détenteurs du pouvoir. Est-il nécessaire de préciser que ce sont des femmes et des hommes qui rédigent et adoptent les lois ? Les lois que ces personnes rédigent et adoptent ne sont pas parfaites. Elles peuvent être partiales, illégales, voire même inconstitutionnelles. De plus, les personnes qui interprètent ou exécutent les lois peuvent le faire tantôt de manière juste, tantôt de manière injuste. Et, c’est au nom de « la raison d’État » que certainEs dirigeantEs se soustraient à leur obligation d’agir conformément aux droits et libertés qu’on retrouve dans la constitution. Tristement, la Raison d’État correspond à cette possibilité que se réservent les personnes au pouvoir en vue de suspendre ou de modifier unilatéralement, à leur avantage, les règles du jeu[3].
Dans l’histoire des négociations des secteurs public et parapublic au Québec, il y a eu, de la part des pouvoirs exécutif et législatif, plusieurs modifications unilatérales des règles du jeu, sans que les salariéEs syndiquéEs léséEs puissent obtenir véritablement gain de cause devant les tribunaux. Et, même dans ces occasions où elles et ils étaient en droit d’obtenir un jugement favorable, il n’a été question que d’une victoire symbolique. Pensons ici aux juristes (avocatEs et notaires) de l’État. La loi spéciale qui a été adoptée par le gouvernement du Québec en 2017, pour les forcer à retourner au travail, a été déclarée « inconstitutionnelle ». La juge Johanne Brodeur, de la Cour supérieure, a invalidé rétroactivement cette mesure législative, sans accorder toutefois des dommages financiers aux juristes touchéEs par cette loi scélérate.
En guise de conclusion…
En guise de conclusion, je vous laisse sur ces deux citations qui méritent d’être méditées :
« En réalité l’État démocratique poursuit par le droit et de manière apparemment pacifique ce qui a été construit sur la force explicite. Simplement lorsque les lois du capital sont suffisamment installées, elles ont elles-mêmes une puissance suffisante pour que l’on puisse se passer de la contrainte brutale : la notion d’État de droit peut s’exhiber dans l’oubli de ses origines. » Michel, Jacques. 1983. Marx et la société juridique. Coll. « Critique du droit ». Paris : Publisud, p. 208-209.
« Toutes les théories politiques et juridiques ne sont que des illusions ou des idéologies masquant ce qui se passe « vraiment » dans la société, dans la « vie ». » Melkevik, Bjarne. 1995. « Postmodernisme, droit et « adieu à la raison ». Critique de la conception postmoderne du droit ». In Carrefour : philosophie et droit. Actes du colloque Dikè, (Montréal, 16-17 mai 1994). Montréal : ACFAS, p. 48.
C’est ce qui me fait dire que le concept « d’État de droit » est une belle supercherie !
Yvan Perrier
6 décembre 2019
[1] Voir à ce sujet : Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique - 2007 CSC 27 - [2007] 2 RCS 391 - 2007-06-08 et Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan - 2015 CSC 4 - [2015] 1 RCS 245 - 2015-01-30.
[2] Lajoie, André. 1999. La primauté du droit et la légitimité démocratique comme enjeux du Renvoi sur la sécession du Québec. Montréal, p. 1.
[3] « Qu’est-ce que la « raison d’État » ? […] Elle est cette dérogation à la loi qui prend le sens d’un masque qui tombe, le dévoilement d’une force qui cesse soudainement de composer et tranche durement, s’octroyant le privilège exorbitant de casser les règles. Ce pourrait être une vérité du face-à-face avec l’État qu’il ne saurait être question de l’emporter sur lui avec trop de succès. Les cadres de l’échange qui bornent ses ambitions et poussent au compromis ne sauraient l’engager au-delà d’un certain seuil. De son respect de la loi, on ne peut inférer une soumission à la loi. L’État est comme un mauvais perdant qui parfois modifie les règles du jeu. » Lazzeri, Christian et Dominique Reynié. 1992. La raison d’État : politique et rationalité. Recherches politiques. Paris : Presses Universitaires de France, p. 9.
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