Tiré du blogue de l’auteur.
Cette crise démocratique mobilise un vieil arsenal juridique : Etat de droit, état d’urgence, « théorie des circonstances exceptionnelles ». Comment ces notions formatent-elles la scène du pouvoir de crise faite pour rassurer les populations ?
Un Etat de droit est une construction historique qui aboutit à la somme de la force de ses institutions pour garantir l’application de la loi, expression de la vie en société. C’est pour cela qu’il détient le monopole de la violence légitime. Ce monopole n’a de justification que « dans l’intérêt et pour la sauvegarde des citoyens : il ne tend qu’a assurer la protection de leur droit ou de leur statut individuel »[1]. Il ne peut s’exercer que dans le respect des contrôles tenant à la séparation des pouvoirs et assurant la garantie des droits. Ce que la Constitution est censée définir.
Un problème survient quand une menace particulière met en question la société ; quand des « circonstances exceptionnelles » mettent en danger la population et l’Etat de droit lui-même. Jusqu’où peut aller la sauvegarde de ce dernier ? Y-a-t-il une gradation entre l’urgence des mesures à prendre, leur dérogation au droit en vigueur et leur inscription dans une nouvelle normalité ? Existe-t-il une muraille de Chine entre Etat de droit et despotisme ?
Le débat n’est pas que théorique. Cette construction de l’Etat de droit n’est pas qu’une définition juridique. Elle est le produit de luttes politiques, de contradictions sociales, de combats idéologiques. Si bien que l’Etat de droit, même imprégné de conceptions libérales, est un acquis démocratique. Sa défense contre les abus justifiés par l’urgence est un enjeu essentiel. Elle se joue en ce moment dans la crise sanitaire.
Nous sommes dans une situation où l’Etat a pris des mesures (dont le confinement) nous empêchant de vivre socialement. Faut-il alors penser que l’exception est toujours acceptable car elle est contenue dans le droit par l’Etat ? Qu’il est donc dans sa nature d’être momentanément d’exception car le droit arrête le pouvoir même dans ses extrémités ?[2] Ou faut-il à l’opposé craindre que cette nature a muté, que l’état d’exception mérite une majuscule ; qu’il est devenue l’Etat lui-même, la règle, la condition normale que cette crise va consolider ?[3]
On va analyser les facteurs de cette possible mutation. On s’interrogera : jusqu’où peut-elle aller ? On rappellera d’abord les circonstances de la naissance de « l’état d’urgence » relayé par de successifs « états d’exception » dont l’histoire de la France est riche. Toujours considéré comme reposant sur du provisoire, on verra comment s’impose au contraire un « principe de temporalité » qui voit s’inscrire durablement ces dérogations dans le droit positif. Enfin on évaluera les transformations politico-institutionnelles en cours, dopées par l’actuelle crise sanitaire. Et les précautions à prendre pour sauvegarder la démocratie contre la formation ici et là dans le monde d’un moderne despotisme.
Vu la longueur inhabituelle de ce billet de blog (effet du confinement), on en fait un feuilleton. Pour en faciliter la lecture en cinq épisodes.Au gré de leur publication, on pourra aussi les retrouver ci-dessous.
Les circonstances exceptionnelles (1/5)
La normalisation de l’exception (2/5)
L’extension de l’exception (3/5)
Etat démocratique ou despotisme (4/5)
Réinventer la démocratie (5/5)
Notes
[1] Comme l’écrivait un important constitutionnaliste de l’entre-deux-guerres qui a œuvré à l’assimilation des théories de l’Etat de droit en France après la première guerre mondiale quand s’installait la « théorie » ses circonstances exceptionnelles (examinée plus loin). Il s’agit de Raymond Carré de Malberg. Contribution à la théorie générale de l’Etat. Paris, 1920. (CNRS, 1962)
[2] thèse solidement défendue par Marie-Laure Basilien-Gainche , Etat de droit et états d’exception. Paris, PUF, 2013
[3] Giorgio Agamben, entretien dans Le Monde du 28 mars. C’est un des théoriciens les plus accomplis de l’Etat d’exception : Homo Sacer. Paris, Le Seuil, 1997-2005
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