Tiré de Courrier international.
Le 29 août 2018, les forces américaines ont conduit une énième frappe aérienne en Somalie. Le court communiqué de presse de l’Africom, le commandement américain pour l’Afrique, annonçant la frappe contre les chebabs, les milices proches d’Al-Qaida luttant pour l’instauration d’un État islamique en Somalie, ressemblait à tous les précédents. Il ne précisait ni le type d’appareils mobilisés, ni la localisation exacte de l’opération, ni l’identité des cibles éliminées. Comme dans les communiqués antérieurs, il y était assuré qu’aucun mort ni blessé n’était à déplorer parmi les populations civiles.
Si le plus grand secret entoure cette guerre que mènent les États-Unis en Somalie par drones interposés, le nombre de frappes aériennes américaines y a incontestablement augmenté au cours des dix-huit derniers mois. Et à en croire de nombreux observateurs étrangers, mais aussi des responsables somaliens et d’anciens chebabs ayant déserté, ces opérations constituent aujourd’hui l’un des outils les plus efficaces dans la lutte contre les islamistes. Cette campagne aérienne perturbe leurs communications, distille le poison de la méfiance au sein des milices et complique leurs déplacements.
Levée des restrictions pour utiliser les drones
Cette intensification de la guerre des drones en Somalie est intervenue après que le président américain Donald Trump a donné son accord à une levée des restrictions qu’avait imposées l’administration de son prédécesseur Barack Obama. En mars 2017, Trump a classé certaines régions somaliennes dans la catégorie “zones d’hostilités actives”, instaurant ainsi temporairement des règles de ciblage moins strictes.
Et il n’y a pas que le Pentagone [département de la Défense] qui a vu s’étendre sa marge de manœuvre en matière d’envoi de drones en Somalie. La CIA [agence de renseignements américaine], elle aussi, peut plus librement conduire des frappes de ce type dans tout le nord de l’Afrique. Selon une enquête du New York Times publiée début septembre, la CIA s’apprête à lancer dans la région des raids secrets de drones depuis une base agrandie située dans le Sahara [au Niger].
En Somalie, la frappe du 29 août, menée dans le sud-ouest du pays, a tué selon l’Africom trois chebabs dont l’identité n’a pas été dévoilée. Le recours à la force aérienne dans la lutte contre une rébellion de 5 000 hommes armés pour l’essentiel d’antiques fusils d’assaut AK-47 peut sembler surprenante. Mais les forces somaliennes, conseillées par des agents spéciaux américains, se sont révélées incapables de rompre, dans leurs opérations terrestres, avec le même sempiternel scénario : des soldats de maintien de la paix de l’Union africaine et des militaires somaliens chassent les chebabs d’un village… mais ces derniers y reprennent position dès que leurs adversaires en partent, au bout de quelques jours.
Future plaque tournante du terrorisme international ?
Mais pourquoi la sécurité et la solidité de l’État en Somalie sont-elles si importantes pour les intérêts américains ? Si la guerre américaine contre le groupe terroriste État islamique (EI) dans le nord de l’Afrique fait beaucoup parler d’elle depuis un an, le chaos somalien est depuis bien longtemps un point chaud de la “guerre contre le terrorisme” qu’entendent livrer les États-Unis dans le monde entier.
Avec des chebabs qui en 2012 ont prêté allégeance à Al-Qaida et la présence depuis quelques années d’un petit contingent de combattants de l’EI dans le Nord somalien, Washington redoute de plus en plus que le pays ne devienne une plaque tournante du terrorisme international. De fait, même si le Pentagone étudie actuellement une diminution drastique de ses commandos et de ses bases à travers toute l’Afrique, la Somalie est l’un des deux derniers pays du continent où les États-Unis entendent maintenir une forte présence militaire.
“C’est avant tout un problème politique, plus que militaire”
Reste un problème : si des offensives sur terre et dans les airs peuvent diminuer la capacité de nuisance des chebabs, il n’y aura pas de sécurité durable en Somalie sans que l’État ne reçoive de l’aide pour se doter d’institutions solides. Une tâche qui serait censée revenir au département d’État [l’équivalent du ministère des Affaires étrangères] et à l’Agence américaine pour le développement (Usaid). Ils œuvrent déjà au renforcement des institutions locales et de la société civile somalienne, et contribuent à des services de base dont l’éducation et la santé.
Mais le département d’État a vu le peu de pouvoir qui lui restait sapé un peu plus encore sous la présidence Trump : c’est donc le Pentagone qui, de facto, est à la manœuvre en Somalie.
“Les frappes de drones ont leur intérêt, mais elles ne peuvent pas se substituer à une stratégie politique”, juge Kenneth Menkhaus, spécialiste de la Somalie au Davidson College [en Caroline du Nord, aux États-Unis]. Le mécontentement de certaines tribus et des groupes marginalisés par l’élite dominante est du pain bénit pour le mouvement chebab, ajoute-t-il :
C’est avant tout un problème politique, plus que militaire, qui exige donc une solution politique et non militaire.”
Échaudées par la première bataille de Mogadiscio [la capitale somalienne] qui, en 1993, fit 18 morts et 73 blessés dans l’armée américaine [des miliciens avaient abattus deux hélicoptères avant de traîner à l’aide de voitures les cadavres des soldats dans les rues de la ville], les autorités à Washington se sont efforcées dix années durant d’éviter toute intervention directe en Somalie.
Déjà des frappes sous Obama
Mais après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 sur le sol américain, les craintes de voir se répandre l’extrémisme musulman se sont faites pressantes à Washington, et la CIA s’est alliée en Somalie à des seigneurs de guerre pour éliminer les combattants locaux d’Al-Qaida.
Quand l’Union des tribunaux islamiques, une coalition modérée, a pris le pouvoir à Mogadiscio et en a chassé les seigneurs de guerre [en 2006], le gouvernement de George W. Bush a soutenu une invasion par l’Éthiopie voisine destinée à la renverser. [L’armée éthiopienne intervient alors et fait fuir les tribunaux islamiques de la capitale]. Leur chute a entraîné le rapprochement de ses membres les plus extrémistes au sein d’une nouvelle organisation rebelle : les chebabs étaient nés.
Dans les années qui ont suivi, les États-Unis n’ont soutenu que de loin en loin la lutte contre la milice islamiste, jusqu’à 2013, lorsqu’un attentat commis par ces chebabs dans un centre commercial de Nairobi, la capitale kényane, a fait 67 victimes dont 19 étrangers. À la Maison-Blanche, Obama a alors décidé d’augmenter la présence américaine au sol, ainsi que le nombre de frappes aériennes en appui des troupes étasuniennes et africaines.
Des messagers à moto plutôt que le téléphone portable
Mais sous Trump, le gouvernement américain a donné encore plus de latitude aux forces spéciales pour lancer des frappes de drones en Somalie, qui ne sont plus limitées à la légitime défense comme c’était le cas sous la présidence Obama. Le recours aux drones s’est considérablement intensifié. Les États-Unis ont mené au moins 33 frappes en 2017, et au moins 23 depuis janvier 2018, contre seulement 13 en 2016 et 5 en 2015, selon les chiffres du groupe de réflexion New America, à Washington.
Selon l’Africom lui-même, ces raids visent des dirigeants et des cadres du mouvement chebab, la cible la plus remarquée ayant été Ahmed Abdi Godane, qui en était le chef jusqu’à son élimination dans une frappe américaine en 2014. En raison de la montée en puissance de ces raids, les figures les plus en vue de la milice islamiste ont été contraintes de “réaffecter plus d’hommes et de moyens à leur sécurité, au détriment de la préparation d’attentats et d’autres activités”, souligne Tricia Bacon, qui fut experte de l’antiterrorisme au département d’État et est aujourd’hui chercheuse spécialiste de la Somalie. “C’est une approche tactique qui vise la désorganisation de l’ennemi”, explique-t-elle.
Craignant que leurs portables soient surveillés, les islamistes sont nombreux aujourd’hui à privilégier des échanges manuscrits transmis par des messagers à moto, ce qui ralentit les communications. Par peur des drones, ils rechignent davantage à se rendre à des rencontres en personne. Et quand des chefs chebabs se déplacent, c’est souvent pour quitter un village à découvert pour en rejoindre un autre dans un environnement plus boisé où ils seront moins faciles à repérer depuis les airs, raconte un déserteur qui a accepté de se confier sous le couvert de l’anonymat pour préserver sa sécurité. Depuis la mort de plusieurs combattants tués par des drones alors qu’ils circulaient en voiture, de hauts cadres du mouvement ont choisi de se déplacer presque exclusivement à moto.
Méfiance et discorde chez les chebabs
Contraints de renforcer leur sécurité, les chefs des chebabs se montrent aussi de plus en plus méfiants envers les civils qui vivent sur leur territoire. “Quand une attaque a lieu, ils mettent désormais plus la pression sur la population locale”, assure un habitant de Mubarak, depuis longtemps un bastion chebab dans le sud-ouest de la Somalie.
Ils jettent plus de gens en prison, ils font appliquer plus durement les règles de fréquentation de la mosquée et passent les retardataires à tabac, ils trouvent mille prétextes pour mener des arrestations et des interrogatoires.”
Les chebabs eux-mêmes se retournent de plus en plus les uns contre les autres. Tous, du simple soldat au plus haut commandant, sont soupçonnés d’avoir à un moment livré des informations aux Américains, ce qui peut valoir la prison, voire la mort, raconte le général Abdiweli Jama Hussein, qui fut le chef des armées somaliennes. “C’est dire la méfiance et la discorde qui sapent le mouvement chebab, jusqu’au plus haut niveau”, dit-il. Début 2018, craignant de manquer d’hommes en raison des défections et des morts, les chebabs ont procédé au retrait de centaines de combattants du sud de la Somalie, où les Américains concentrent leurs frappes.
À Mogadiscio, les choses changent cependant. Longtemps jugée dangereuse, la capitale somalienne a connu pour la première fois depuis des années de longues périodes sans attaque des chebabs. De fin octobre à fin février 2018, la ville n’a enregistré aucun attentat à la voiture piégée : du jamais vu en près de dix ans, souligne Jason Warner, chercheur au Combating Terrorism Center de l’académie militaire américaine de West Point. À en croire l’Africom, des raids aériens américains ont sur la même période frappé plusieurs véhicules piégés repérés dans Mogadiscio.
Des élites somaliennes qui ont intérêt à maintenir le statu quo
Si la capitale a depuis enregistré un nouveau regain d’attaques des chebabs, ce calme relatif illustre ce que le général Thomas Waldhauser, à la tête de l’Africom, présentait en début d’année comme la vocation première de ses troupes en Somalie : instaurer les conditions de sécurité minimales nécessaires pour que les institutions politiques puissent se consolider.
Pourtant, la Somalie n’avance guère sur le chemin de la stabilité politique. À tous les niveaux, l’administration peine encore à remplir des fonctions élémentaires comme la collecte de l’impôt ou la fourniture des services publics dans les grandes villes – sans parler d’exercer son autorité dans les régions rurales. Depuis un an, les États fédérés et le gouvernement central se livrent une féroce bataille sur la répartition du pouvoir, qui ne fait qu’affaiblir un peu plus un système politique déjà précaire.
De l’avis de conseillers travaillant avec les États-Unis et la mission onusienne en Somalie, ce pays est l’un des environnements les plus compliqués où les Occidentaux tentent de rebâtir un État. La Somalie est en permanence aux prises avec des conflits claniques complexes et toujours changeants. La longue guerre contre les chebabs a fait naître une économie au sein de laquelle certaines élites, tirant profit de l’afflux d’aide étrangère, œuvrent au maintien du statu quo. “L’économie politique somalienne se caractérise par de puissants cartels qui ont intérêt à ce que perdure la situation actuelle, en particulier l’injection de sommes colossales venues de l’étranger dans le secteur de la sécurité”, précise l’analyste Kenneth Menkhaus.
Certains dans le pays se sont bâti de vraies fortunes, ils n’ont aucun intérêt à résoudre le problème.”
La construction d’un État viable en Somalie nécessitera des investissements colossaux de la part des Américains. Reste que, comme le soulignent de nombreux interlocuteurs ayant travaillé directement ou indirectement avec le département d’État ces dernières années, la Somalie n’a pas les moyens d’accueillir davantage de fonctionnaires américains sur place. Les conditions de sécurité n’étant pas assurées, ils sont cantonnés dans la “zone verte” ultrasécurisée de Mogadiscio et ne peuvent circuler ni dans la capitale elle-même ni dans le reste du pays.
“Les étrangers croient savoir ce qui est bon”
Les militaires américains, eux, jouissent de ressources plus importantes et d’une plus grande liberté de mouvement. Résultat : ce sont des officiers de l’armée américaine, qui effectuent des rotations de quatre à six mois dans le pays, qui sont devenus de facto le visage de la diplomatie étasunienne en Somalie. Cela fait d’ailleurs près d’un an que Washington n’a plus d’ambassadeur à Mogadiscio. La nomination par Donald Trump en juillet dernier du nouvel ambassadeur, Donald Yamamoto, diplomate chevronné et connaisseur de l’Afrique, témoigne peut-être d’un regain d’intérêt pour l’action diplomatique dans le cadre de la mission américaine en Somalie.
Pour Bronwyn Bruton, directrice adjointe de l’Africa Center à l’Atlantic Council, un groupe de réflexion américain, la Somalie s’est vu infliger un “cocktail toxique”, mélange de ce que le Pentagone et le département d’État savent faire de pire. “Le département d’État a cédé à son pire penchant en faisant de la consolidation de l’État au rabais, pour une fraction du budget qu’il y a consacré en Afghanistan, précise-t-elle. Et le Pentagone en a fait autant en adoptant le principe ‘à problème africain, solutions africaines’ : les États-Unis veulent éliminer les méchants en Somalie mais refusent de risquer la vie de soldats américains pour cela.”
“Les étrangers doivent comprendre qu’ils ne peuvent rien faire de bon en Somalie, assène Bronwyn Bruton. On débarque et on pense pouvoir manipuler les Somaliens et les contraindre à faire ce que l’on croit bon, c’est illusoire.”
Tant que les Américains ne l’auront pas admis, ils ne feront qu’empêcher les Somaliens de trouver leurs propres remèdes à des problèmes qui sont régionaux et nationaux avant tout.”
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