Édition du 17 décembre 2024

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Europe

En Roumanie, la crise politique sent le gaz (de schiste)

Après la Grèce et la Bulgarie, la Russie semble vouloir que la Roumanie, un autre pays de l’UE de culture orthodoxe, devienne le nouveau maillon faible de l’Europe. Mais peut-on regarder la Roumanie devenir un Call of Duty européen sans dire un mot ?

Traduction de Romania’s political turmoil is cooking with (shale) gas publié dans Médiapart en anglais le 20 août 2012.

Après trois semaines d’hésitations, de tergiversations et de changements de calendrier, la Cour Constitutionnelle de Roumanie devrait se prononcer le mardi 21 août 2012 sur la validité du référendum du 29 juillet dernier sur la destitution du Président de la Roumanie. Au cours de ces trois semaines, la Cour Constitutionnelle de Roumanie a fait des déclarations contradictoires et les appels à l’aide en dénonçant les pressions continues et les menaces ciblées contre les juges (voir notre article du 16 août, La Cour Constitutionnelle dans les Montagnes Russes). Nous n’avons pas cessé de déchiffrer les enjeux énormes qui sous-tendent la crise politique en Roumanie à différentes échelles (voir nos articles précédents). Cependant, un autre élément clé doit être dévoilé : le gaz de schiste.

Qui dirige la Roumanie aujourd’hui ?

La Roumanie semble avoir désormais deux Présidents de la République, puisque la Cour constitutionnelle n’a s’est pas prononcée sur la validité du référendum après la publication des résultats officiels le 1er Août. Un président suspendu, mais ni déposé, ni rétabli - le Président Démocrate Libéral Traian Basescu, et un président par intérim, mais dont le mandat a expiré - le Président Nationaliste Libéral Crin Antonescu (voir notre article du 1er Août, La Roumanie est-elle gouvernée par des anarchistes ?).

La semaine dernière, la Cour Constitutionnelle de Roumanie a décidé de mettre un terme à cette situation dangereuse en se prononçant coûte que coûte sur la validité du référendum le mardi 21 août. Cependant, une série de pressions et les peurs peuvent expliquer pourquoi la Cour constitutionnelle a soufflé le chaud et le froid au cours des trois dernières semaines (voir notre article du 16 août, La Cour Constitutionnelle dans les Montagnes Russes).

Et les pressions sur la Cour sont effectivement colossales. Bien sûr, à l’échelle nationale (voir notre article du 13 août En Europe : de la fierté à la guerre civile ?). A l’échelle européenne aussi, à cause de la lutte politique contre les politiques d’austérité en Europe, le lancement de la campagne pour les élections européennes de 2014 avec l’espoir historique d’une alternance (voir notre article de 6 août Bucarest, victime collatérale de la bataille pour l’Europe de 2014). Enfin, à l’échelle géostratégique globale, étant donné que Bucarest est à l’avant-garde du projet de gazoduc Nabucco, du bouclier anti-missile ABM de l’OTAN, etc. (voir nos articles précédents).

Un autre élément clé : le gaz de schiste

Wikileaks a commencé à publier les fichiers Stratfor en février 2012. Parmi eux, certains documents ont révélé les négociations sur l’exploitation du gaz de schiste en Roumanie (et dans d’autres pays européens).

La Roumanie a été l’un des premiers pays au monde à exploiter le pétrole et possède aujourd’hui les troisièmes plus grandes réserves de pétrole (estimées 600 millions de barils) de l’Union européenne. Le président suspendu Traian Basescu avait pris fait et cause pour Chevron Corp cet hiver sur l’exploitation du gaz de schiste par fracturation hydraulique. D’autres compagnies avaient également signé des accords pour des forages : le Hongrois MOL en Hongrie et le Canadien Est West.

Toutefois, face à d’importantes protestations publiques, Chevron a suspendu la prospection des gisements de gaz de schiste en Roumanie début avril 2012. Et début mai 2012, après un renversement d’alliance parlementaire, le président Traian Basescu a été contraint à une cohabitation. Il a nommé Premier ministre le leader de l’Union Sociale Libérale (USL) et dirigeant du Parti Social Démocrate (PSD), Victor Ponta, le 7 mai. En arrivant au pouvoir, le gouvernement Ponta a adopté un moratoire sur le gaz de schiste en Roumanie. Ce moratoire porte jusqu’en décembre 2012, soit après les élections législatives de l’automne prochain. Puis, le 6 juillet 2012, l’Alliance Sociale Libérale (USL) a brûlé les étapes pour destituer le Président de la République Traian Basescu au plus vite.

Ponta contre Basescu, dernier round

Le 29 juillet 2012, 7,4 millions de Roumains ont voté lors d’un référendum pour la destitution du président Traian Basescu (87% des suffrages exprimés). Mais le taux de participation n’a pas atteint le seuil de 50% nécessaire pour valider le scrutin. Depuis la publication des résultats officiels le mercredi 1er août dernier, la Cour Constitutionnelle de Roumanie a demandé à plusieurs reprises de longs délais avant de se prononcer sur la validité du référendum (jusqu’au 12 septembre). Enfin, le mardi 14 août, la Cour constitutionnelle a tenu une session extraordinaire et décidé d’avancer sa décision au mardi 21 août. Ces délais et ces hésitations montrent que la Cour constitutionnelle a sans doute souhaité attendre les premiers résultats des instructions ouvertes par le Parquet général sur les accusations de fraudes électorales massives dans plus de 15 départements roumains (sur 42) (voir notre article du 16 août, La Cour Constitutionnelle dans les Montagnes Russes).

Le dimanche 19 août, le ministre de l’Administration a déclaré qu’il y aurait des changements majeurs au sein des listes électorales permanentes à la suite d’un mini recensement et que cela pourrait renverser la perspective de la Cour constitutionnelle. Plus prudent, le ministre de l’Intérieur a souligné que son ministère ne fait pas de changements dans les listes électorales après un suffrage, mais qu’il enverrait le lundi à la Cour constitutionnelle une évaluation détaillée des personnes qui auraient dû être retirés des listes. Il a surtout fait référence aux personnes décédés au cours de l’été mais encore présentes sur les listes électorales, ainsi qu’aux électeurs ayant des cartes d’identité périmées (voir notre article du 16 août, La Cour Constitutionnelle dans les Montagnes Russes).

Compte tenu du fait que ce n’est pas du tout ce que la Cour constitutionnelle avait demandé au Ministère de l’Intérieur (voir notre article du 16 août, La Cour Constitutionnelle dans les Montagnes Russes), il semblerait que le Gouvernement d’Union Sociale Libérale (USL) essaie surtout de continuer à gagner du temps pour empêcher la Cour de prendre une décision sur le référendum le mardi 21 août.

Destitution contre Moratoire

Pendant ce temps, le Premier Ministre social-démocrate (PSD) Victor Ponta a déclaré le 17 Août que la Roumanie va très certainement prolonger le moratoire sur les forages de gaz de schiste de deux ans, jusqu’en 2014, même si, jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle prenne sa décision, il n’est pas possible de savoir qui commande en Roumanie.

Le moratoire empêche de réaliser un estimation fiable des réserves de gaz de schiste en Roumanie. C’est aussi le cas dans d’autres pays européens... Pour l’instant, les modélisation en milieu poreux ne sont pas fiables et les zones d’exploitation potentielles de gaz de schiste sont à la fois très vastes et très hétérogènes à l’échelle mondiale. Les estimations indirectes ne sont donc pas très solides et, tout comme les effets sur l’environnement, elles sont à l’origine d’importantes controverses.

Pourtant, les enjeux sont énormes, et pas seulement pour Chevron. L’exploitation de réserves importantes de gaz en Roumanie (qui pourraient couvrir au moins 25% des besoins en gaz de la Roumanie selon certaines estimations) serait un première étape pour convaincre d’autres pays de l’UE d’autoriser la prospection puis l’exploitation du gaz de schiste en Europe. Cela pourrait alors représenter la fin des moyens de pression de Gazprom sur les Européens, la fin des menaces de fermeture du robinet de gaz pour l’Ukraine, l’Allemagne, etc

Le moratoire sur le gaz de schiste en Roumanie, qui a le soutien inconditionnel des socialistes, fait donc plus le jeu de Gazprom qu’il ne pose les bases d’une Europe sociale. Mais ce ne serait pas la première que les Socialistes & Démocrates européens (PSE) prennent en charge les relations publiques de Gazprom.

Curieusement, l’argument principal contre l’exploitation du gaz de schiste par fracturation hydraulique n’a pas encore été mobilisé en Roumanie : la fracturation hydraulique provoque une sismicité induite et les micro séismes. La technique a été interditedans des pays de l’UE comme la France et la Bulgarie. Et la Roumanie présente déjà risque sismique très élevé. L’exploitation du gaz de schiste et la fracturation hydraulique en Roumanie pourraient donc avoir des effets dévastateurs.

Et puis, le dimanche 19 août, Mircea Popa, Secrétaire général de la Fondation Roumanie Russie a affirmé dans une interview renversante de Romania Libera : Moscou attend un changement favorable du pouvoir en Roumanie. Il a ensuite déclaré :

La Roumanie est l’un des grands pays orthodoxes et l’un des projets de Moscou pour revenir au statut de grande puissance est la renouer des relations privilégiés avec les Etats orthodoxes. La Grèce, la Serbie, la Bulgarie et la Roumanie sont les pays extérieurs à la CEI que Moscou considère comme les plus importants (...) Toutefois, même le chef de l’État roumain a besoin d’être assisté par une personne approuvée par Moscou, le plus souvent des hommes d’affaires, afin de venir négocier dans de bonnes conditions avec le Kremlin (...)

Le général Wesley Clark [NB : qui est conseiller spécial des socialistes roumains] a été très étroitement liée à la famille Clinton. Les Clinton ont lancé un nouveau concept de progressisme. Il était destiné à changer l’image des socialistes et à dépasser les divisions issues de la guerre froide. En 2003, le chef de l’administration Clinton a créé le Center for American Progress [NB : John Podesta, ancien Chef de cabinet de la Maison Blanche de Clinton, est l’actuel Président du Center for American Progress et du Center for American Progress Action Fund. Il intervient régulièrement dans la presse internationale pour soutenir les socialistes roumains].

En 2010, s’est tenue une réunion des dirigeants socialistes du monde entier en présence de Victor Ponta, actuel Premier ministre roumain, pour poser les bases d’un progressisme innovant (...) Wesley Clark a été envoyé pour aider le leader socialiste roumain, il serait venu le soutenir quel qu’il soit. C’était un message des progressistes américains pour montrer qu’ils suivent de près les événements de Bucarest. Philip Gordon [NB : le conseiller spécial de Hillary Clinton pour l’Europe, l’UE et l’OTAN] est venu avec la même mission. Il était porteur de deux messages : l’un public, sur la position critique des Etats-Unis, et l’autre livré directement au Premier ministre Victor Ponta.

Ces déclarations étonnamment explicites viennent clairement confirmer nos analyses précédentes des efforts déployés par La Voix de la Russie (Radio Moscou) pour créer le chaos et la confusion en Roumanie (voir nos papiers du 30 juillet, Viktor contre Victor ? et du 16 août, La Cour Constitutionnelle dans les Montagnes Russes) et la probable implication d’APCO Worldwide dans la crise roumaine (voir notre article du 10 août, Sea, sex and silence), mais aussi peut-être dans d’autres pays européens dirigés par des socialistes pour essayer d’ouvrir une brèche dans les moratoires sur le gaz de schiste...

Troquer avec les Russes le gaz de schiste contre l’OMC, Nabucco, ABM et/ou la Syrie ?

Les sociaux démocrates semblent donc être prêt à s’accrocher au pouvoir à Bucarest quelqu’en soit le prix : accélérer la précipitation de la Roumanie dans la crise, mettre en péril une alternance historique à Bruxelles lors des élections de 2014 et essayer à nouveau de se jouer à la fois de Washington et de Moscou.

En poursuivant les analyses Ben Wisner sur les séismes (earthquake / classquake), en Roumanie, il n’est pas seulement question de gaz de schiste, de fracturation hydraulique et de secousses sismiques, mais aussi d’un full spectrum of quakes (désolé, je peine sur la traduction) : secousses politiques, secousses financières, secousses sociales, choc européen du PSE contre le PPE, secousses géostratégiques, etc.

Cet été, la Roumanie est manifestement l’un des endroits not to be : toutes sortes de secousses à venir à Bucarest et ailleurs...

SamuelR

Médiapart

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