Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

En Inde, le développement économique perpétue l’élimination des femmes

Plusieurs décennies de sélection des naissances en Inde ont abouti à un déficit de 63 millions de femmes : c’est le Rapport national sur l’état de l’économie, le National Economic Survey, publié chaque année par le gouvernement indien, qui le dit. Fait inhabituel, il consacre en effet un chapitre à ce déséquilibre démographique en déplorant que l’élimination prénatale des filles se poursuive en dépit du développement économique. En oubliant de dire que c’est ce développement qui contribué à accélérer ce phénomène ces dernières décennies.

Tiré de Alternatives économiques.

Le problème de la dot

La sélection des naissances au détriment des filles est un des aspects les plus manifestes de la domination masculine qui régit la société indienne. Elle repose sur deux piliers : la préférence culturelle pour les garçons, ceux qui perpétuent le nom du père, héritent du patrimoine familial et effectuent traditionnellement les rites funéraires hindous au décès des parents. Mais aussi, et surtout, sur la dot et le coût croissant des mariages, des dépenses qui incombent aux parents d’une fille et peuvent engloutir toutes leurs économies.

Or, de plus en plus de familles indiennes refusent que le mariage d’une fille confisque leurs économies, et donc leurs rêves de consommation. Une forte pression familiale et sociale s’exerce donc sur les épouses enceintes, pour qu’elles vérifient le sexe du fœtus et avortent s’il s’agit d’une fille, afin d’éviter d’avoir à verser une dot vingt ans plus tard.

Le Rapport sur l’économie de l’Inde 2017-2018 passe assez vite sur les causes profondes de ce rejet des filles, pour exposer un facteur qui les aggrave : le fait que presque 47% des Indiennes n’utilisent pas de contraception. La planification familiale est alors assez pragmatique. Les familles acceptent souvent, bon gré mal gré, que le 1er enfant soit une fille. Le Rapport estime ainsi à 21 millions le nombre de filles non désirées, qui sont nées alors que leurs parents espéraient un garçon.

Mais elles s’assurent ensuite que leur 2e ou le 3e enfant soit bien un garçon. Les femmes sont alors incitées à avorter jusqu’à être sûres d’attendre le garçon qu’elles espèrent : elles sont nombreuses à subir quatre ou cinq IVG dans leur vie.

Une élimination encouragée par le progrès technique...

J’ai décrit en détail ce processus d’élimination prénatale et ses conséquences dans mon livre Quand les femmes auront disparu. L’élimination des filles en Inde et en Asie. En démontrant que loin d’avoir réduit l’élimination des filles, le développement économique a en réalité contribué à l’accélérer. Pour plusieurs raisons.

D’abord parce que c’est bien l’arrivée en Inde de deux techniques médicales modernes - l’avortement médicalisé (légal depuis 1971) et l’échographie (en 1979) - qui a ouvert la voie à une sélection à grande échelle. L’élimination des filles, qui était autrefois postnatale (par infanticide), est alors devenue prénatale (par IVG) et s’est médicalisée.

Ensuite, parce que l’accès même à ces techniques médicales a été facilité par deux évolutions : d’abord l’ouverture de dizaines de milliers de cliniques privées, qui se sont mises à prospérer sur ce désir de garçons, en offrant des forfaits « échographie + avortement ». Ensuite par le développement des routes et des transports, qui ont favorisé l’accès aux structures médicales.

Et enfin, parce que la hausse progressive du niveau de vie a permis à de plus en plus de familles de s’offrir ces soins privés, élargissant ainsi la pratique sociale de la sélection prénatale.

… Et la hausse des niveaux de vie

Traditionnellement, l’élimination des filles a toujours été plus fréquente chez les castes supérieures et les groupes sociaux privilégiés, aux dots plus élevées que dans les classes populaires (la dot reflète le statut social). Or, l’entrée de l’Inde dans le concert économique mondial a fait émerger de nouvelles classes moyennes ces dernières décennies, et à mesure que leurs revenus s’élevaient, celles-ci ont à leur tour de plus en plus éliminé les filles. Aujourd’hui, la sélection prénatale est d’ailleurs plus élevée dans les régions les plus riches (la capitale New Delhi, le Punjab, le Haryana, le Maharashtra, le Gujarat ...).

De même, les villes indiennes, plus aisées, affichent des taux d’élimination des filles plus élevés que les campagnes. Et au sein des villes, les quartiers de classes moyennes sont plus touchés que les quartiers populaires. A New Delhi, par exemple, les couples diplômés du supérieur ont ainsi nettement moins de filles que ceux dont le niveau d’études est inférieur ou égal au secondaire. Un dernier facteur accentue ce rejet des filles : les classes urbaines et éduquées sont aussi celles qui réduisent le plus la taille de leur famille. Et cette baisse volontaire du nombre d’enfants les incite à vouloir d’autant plus un garçon.

Ni le développement matériel ni le progrès social (éducation, santé, réduction de la pauvreté) n’ont donc amélioré le statut des filles à naître en Inde. Bien au contraire : loin d’être un archaïsme lié à la pauvreté et à l’ignorance, la sélection prénatale est en réalité étroitement corrélée au niveau de prospérité, d’éducation et de caste.

Plus une famille est socialement élevée dans la hiérarchie sociale, bénéficiant d’un bon niveau d’éducation, d’emploi et de revenus, plus la dot à payer est élevée - et plus elle cherche donc à éviter d’avoir des filles. Une corrélation que le Rapport sur l’économie oublie étrangement de mentionner, même s’il rappelle que les deux régions les plus prospères du pays, le Punjab et le Haryana, présentent les ratios les plus anormalement élevés : 120 garçons pour 100 filles chez les enfants de 0-6 ans.

Un déséquilibre croissant

L’Inde ne compte aujourd’hui que 94 femmes pour 100 hommes (au recensement de 2011), alors que la proportion normale devrait être de 105 femmes pour 100 hommes. Ce déséquilibre entre les sexes est déjà ancien (il a été attesté dès les premiers recensements effectués au 19e siècle par les colons britanniques) mais il s’est incontestablement accéléré après l’arrivée de l’échographie et de l’IVG. Si en un siècle, de 1901 à 2001, la population indienne a été multipliée par 5, le déficit de femmes, lui, a été multiplié par 10. 

Les causes qui sous-tendent l’infériorité sociale des femmes ont en effet traversé les siècles pour persister à l’époque moderne. Ceci malgré, souligne le Rapport sur l’économie, les progrès survenus dans plusieurs domaines : le niveau d’éducation des femmes, leur meilleur accès aux décisions concernant leur santé, les choix familiaux et le budget des ménages, ou le recul des mariages précoces. 

Le principal motif du rejet persistant des filles demeure en effet l’importance sociale de la dot. Interdite depuis 1961, elle est pourtant devenue un véritable fléau social, également responsable de plusieurs milliers de violences mortelles sur les femmes chaque année. L’expansion continue de cette coutume au 20e siècle explique d’ailleurs que l’interdiction légale de la sélection des fœtus, entrée en vigueur en 1996, n’ait jamais réussi à endiguer ce phénomène. C’est pourquoi le Rapport appelle la société indienne à une « réflexion collective » sur ses valeurs et à changer son « comportement » vis-à-vis de la dot.

Pas d’émancipation pour les femmes indiennes

D’autres raisons contribuent à maintenir l’infériorité sociale des femmes. D’abord le fait que dans cette société patriarcale, l’espace public soit peu accueillant pour elles. Ce qui se manifeste par un taux élevé de harcèlement et de violences, notamment sexuelles. Une réalité sociale qui a pour effet pervers d’inciter encore moins les familles à avoir des filles : de très nombreuses mères disent qu’elles préfèrent ne pas mettre de filles au monde, parce que leur vie n’est pas enviable. (Le taux de suicides des femmes est d’ailleurs élevé en Inde).

Enfin, leur faible insertion économique ne contribue pas à revaloriser leur statut social. Fait unique dans les pays émergents, leur taux d’activité est même en recul : la proportion de femmes actives est passée de 36% en 2005-06 à 24% en 2015-16, souligne l’Economic Survey. Un recul lié à plusieurs raisons, mais qui va évidemment à rebours de leur émancipation et contribue à maintenir de fortes inégalités (voir cet article très complet sur ce sujet).

D’une manière générale, en dépit de l’évolution de la société et de l’émancipation progressive d’une frange de femmes urbaines, les Indiennes gardent donc une position sociale fragile, liée aux fortes pesanteurs sexistes dans le pays. 

Le pays le plus masculin au monde

L’Inde est aujourd’hui devenue le pays le plus masculin au monde, avec un ratio de 106,4 hommes pour 100 femmes en 2011, devant la Chine, confrontée à un déficit de femmes identique, avec un ratio de 104,9 hommes pour 100 femmes en 2010 (la préférence pour les garçons y ayant été accentuée par des décennies de politique de l’enfant unique).

En Inde, la surmasculinisation de la société, loin de fléchir, se poursuit. Elle a obligé les gouvernements indiens successifs à lancer des campagnes pour soutenir financièrement les naissances de filles. Mais elle n’est pas sans conséquences : le déficit progressif d’épouses fait lentement émerger une catégorie de plusieurs dizaines de millions de célibataires forcés. Une réalité sociale qui devrait persister durant plusieurs générations : le démographe Christophe Z. Guilmoto estime que 40 millions d’Indiens devraient rester célibataires entre 2020 et 2080.

Dans les régions indiennes les plus touchées, le surnombre de célibataires entraîne des trafics de femmes : des familles achètent des femmes ou des adolescentes pauvres pour marier leurs fils, ou simplement obtenir d’elles qu’elles leur donnent des garçons (les jeunes mères sont alors revendues ensuite à d’autres célibataires). Des trafics que j’ai constatés sur le terrain (et relatés dans mon livre Quand les femmes auront disparu).

Le recours accru à la prostitution est un autre effet visible, avec là encore, des trafics de jeunes femmes, amenées des régions pauvres d’Inde, ou du Népal et du Bangladesh.

Un manque de femmes qui s’étend

D’autres conséquences sont plus complexes à établir. Difficile, par exemple, de prouver scientifiquement qu’une société plus masculine entraîne plus de violences. Mais dans les villages, les familles font clairement un lien entre le surplus d’hommes et l’insécurité des filles dans l’espace public. Une étude a d’ailleurs classé l’Inde comme le pays le plus insécurisant au monde pour les femmes.

En Chine, le déséquilibre démographique entraîne également un déséquilibre des mariages et la recherche d’épouses dans les pays frontaliers. Et il suscite les inquiétudes du gouvernement de Pékin, qui a également lancé une campagne publique pour « chérir les filles ». Dans ce pays, des millions d’hommes devraient aussi « être dans l’impossibilité de se marier dans le futur » et « par conséquent de perpétuer le lignage », estime Christophe Z. Guilmoto. 

Pour être complet sur le sujet, il faut signaler que ce surplus d’hommes s’étend désormais à d’autres pays d’Asie, et même au-delà du continent, dans les pays d’Europe centrale. Et là non plus, le développement économique n’a non seulement pas freiné l’élimination prénatale des filles, mais il l’a au contraire encouragée, en facilitant l’accès à des techniques médicales détournées à des fins sélectives.

Une première version de ce texte est paru sur le blogue de Bénédicte Manier.

Bénédicte Manier

Journaliste à Alternatives économiques.

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