Édition du 19 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

En Cisjordanie, l’accès des palestiniens aux ressources en eau devient une question brûlante

Réputée depuis des siècles pour son climat exceptionnel et la qualité de ses fruits, la ville millénaire de Jéricho, située à l’est de Jérusalem en Cisjordanie, souffre d’importantes pénuries d’eau. Les agriculteurs y tentent, tant bien que mal, de faire face au manque de pluies, mais aussi et surtout aux restrictions d’utilisation imposées par l’occupation israélienne. Ils sont aussi contraints de partager leur eau avec les implantations illégales de colons, qui ne cessent de croitre et développent leur agriculture. Reportage dans les Territoires occupés palestiniens.

Tiré de Basta Mag.

Dans la chaleur torride du mois d’août, Mohammad Raee se penche au-dessus du puits et y laisse tomber un petit caillou. De longues secondes s’écoulent avant qu’un timide son d’éclaboussure ne résonne. « Il y a quelques années, ce puits était l’un de ceux qui avait le plus important débit, avec 200m3 d’eau par heure. Aujourd’hui il ne donne plus que 5m3/h » explique-t-il. L’homme s’y connait bien puisque durant vingt ans, il a travaillé comme puisatier dans la région de Jéricho. Mais les années passant, l’accès à l’eau s’est transformé en une impasse, de plus en plus étroite. Il y a quatre ans, il a dû se résigner à la reconversion dans la culture de dattes, une des rares valeurs sûres de l’économie locale.

Les permis de travaux pour creuser de nouveaux puits sont délivrés littéralement au compte-goutte par les autorités israéliennes, qui imposent aussi des limites de profondeur et des quotas de prélèvements annuel. Tout puits creusé de manière illégale est systématiquement détruit par les forces israéliennes. « Les accords de paix (Oslo II, ndlr) ont défini que nous, Palestiniens, ne pouvons pas être maîtres ni de l’air au-dessus de nous, ni du sol sous nos pieds. C’est pour cela que nous devons demander des autorisations », explique Faissel Saïd, le dernier puisatier de la ville encore en activité. « Nous ne pouvons creuser qu’à 150 mètres, alors que les Israéliens vont parfois pomper jusqu’à 1000 mètres de profondeur. » L’entrepreneur, qui affirme ne travailler que dans la légalité, souligne le fait que les Palestiniens sont soumis à des quotas, alors que les colons, eux, ne le sont pas.

Partage inéquitable des ressources

La question du contrôle et du partage des ressources en eau est un problème qui touche au quotidien les quelques quatre millions de Palestiniens. Les Accords de Paix d’Oslo II en 1995 ont établi une répartition des ressources souterraines de la région à 80% pour les Israéliens, et 20% pour les Palestiniens. C’est Israël qui est chargé de gérer l’approvisionnement des Territoires occupés, principalement à partir d’aquifères paradoxalement situés en Cisjordanie. Cet accord, initialement provisoire, n’a jamais été révisé et le Comité israélo-palestinien de l’eau (Join Water Committee) mis en place pour sa coordination a été gelé plusieurs années durant [1].

D’après l’ONU, un Israélien consomme environ 300 litres d’eau par jour, tandis que les Palestiniens n’ont à leur disposition en moyenne que 70 litres par jour et par personne, soit moins que les recommandations de l’OMS, qui établit à 100 litres la quantité minimum quotidienne pour des usages domestiques de bonnes conditions [2]. Les implantations israéliennes de Cisjordanie, bien qu’illégales au regard du droit international, reçoivent en moyenne plus d’eau que les Palestiniens, et ceci notamment grâce à des infrastructures financées par l’État hébreu.

Un paradis en souffrance

En dix ans, la capacité agricole de Jéricho, surnommée le « Panier de fruits et légumes de Palestine », s’est réduite de près de 20%, en raison de ces problèmes d’irrigation. Le puisatier explique que certes, le niveau des pluies a tendance à se réduire depuis une trentaine d’années, mais le manque d’eau n’est pas une fatalité. Il suffit de regarder dans la région le simple exemple d’Israël, un des pays leader dans les réponses technologiques à la sécheresse, notamment grâce à sa dizaine de stations de désalinisation d’eau de mer et de traitement des eaux. Depuis quelques années déjà, elles mettent la population israélienne à l’abri des pénuries.

Si les champs des Territoires occupés se dessèchent, c’est donc avant tout une question politique. Les agriculteurs palestiniens sont, en effet, toujours les derniers à être approvisionnés : ils doivent passer après les Israéliens, après les colons de Cisjordanie et après les besoins domestiques de la population palestinienne, qui poursuit sa croissance démographique.

Pourtant, la vallée du Jourdain, où se trouve Jéricho, bénéficie d’un exceptionnel microclimat qui lui permet de produire tout au long de l’année. Elle a la particularité d’être située sous le niveau de la mer, et Jéricho est la ville la plus basse du monde, à -258 mètres d’altitude. Bien que située dans la région proche-orientale, plutôt aride, elle reçoit par cette position de grandes quantités d’eau. Cette oasis a ainsi été peuplée très tôt dans l’histoire de l’humanité (environ 10 000 ans avant J.C.). C’est la plus vieille ville du monde encore habitée, même si elle ne compte plus, aujourd’hui, que 27 000 habitants. « Si on avait un plein accès à l’eau, notre cité serait un paradis », s’exclame Faissel Saïd.

Al-Auja, une source confisquée par les colons

À une dizaine de kilomètres au nord de Jéricho, le développement de la colonie de Yitav a un impact désastreux sur la culture de la banane palestinienne. « Il y a encore 15-20 ans, il y avait ici 20 000 hectares de bananiers », regrette Mohammad Raee en pointant une zone en friche non loin de la frontière avec la Jordanie. La source d’Al-Auja qui alimentait la plantation, mais aussi une partie des habitants, s’est complétement tarie après que les Israéliens ont creusé plusieurs puits, destinés entre autres aux colonies qui, elles, continuent à produire dattes, légumes et bananes.

Au bord de la route brûlée par le soleil, on observe d’un côté les vestiges d’un système de canaux traditionnels complétement à sec, tandis que de l’autre côté émergent du sol de gros tuyaux modernes protégés par de hauts grillages. Ceux-ci alimentent la colonie qu’on aperçoit plus haut sur une colline, entourée de verdure. Un phénomène loin d’être isolé. En 2012, un rapport de l’Office de coordination des affaires humanitaires de l’ONU dans les Territoires palestiniens occupés (OCHA) soulignait qu’au moins 56 sources, pour certaines présentes sur des terrains privés palestiniens, avaient ainsi été détournées par des colons. « Sur les quatre ou cinq sources qui alimentaient autrefois la ville, il n’y en a aujourd’hui plus qu’une qui est destinée avant tout à l’usage domestique », expliquent les agriculteurs locaux.

Trouver des ressources alternatives

Dans l’impossibilité de creuser de nouveaux puits et de s’approvisionner aux sources détournées par d’autres, l’une des solutions restant aux agriculteurs locaux est la réutilisation des eaux usées. Plusieurs stations de traitement ont été construites ces dernières années dans divers municipalités des Territoires occupés. Jéricho a inauguré la sienne, fin 2016. Financée en partie par des fonds en provenance du Japon, elle ne tourne pour l’instant qu’à un tiers de sa capacité.

Un peu à l’écart de la ville, les installations sont flambant neuves. L’eau en provenance des salles de bains et des cuisines de la commune passe par plusieurs bassins, avant d’être dirigée par un système de canaux, directement dans les champs environnants. Shaufak Hoshieh, dont les hectares de palmiers dattiers jouxtent la station de traitement, salue cette première solution. Mais elle est loin d’être une promesse pour un avenir meilleur.

En tant que membre permanent du Comité des planteurs de palmiers de Jéricho et ses vallées, il estime que les eaux recyclées peuvent soulager les agriculteurs, mais l’apport de la nouvelle structure ne permettra pas de planifier un vrai développement du secteur. « Si nous pouvions aussi bénéficier des eaux traitées de Ramallah et de Bethlehem, cela augmenterait considérablement notre capacité. Mais Israël ne laissera jamais un tel projet se faire, à moins que le système ne soit relié aux colonies. Ce qui suppose alors qu’on les reconnaisse, ce que l’on ne veut pas ». Le comité a également proposé de faire creuser trois nouveaux puits avec une gestion centralisée, mais la proposition est restée sans suite.

Permaculture et récupération d’eau de pluie

En plus des eaux retraitées, les agriculteurs trouvent de petites solutions palliatives, car désormais chaque goutte compte : entretien des canaux ancestraux d’irrigation pour éviter les fuites et l’évaporation, adaptation des plantations aux techniques de permaculture et récupération des eaux de pluies. Toutes ces méthodes peuvent être mises en place facilement et sans autorisations particulières. « Il faut se concentrer finalement sur ce que l’on a déjà », explique Naser Qadous, en charge des questions d’agriculture à l’American Near-East refugees aid (ANERA, programme d’aide américaine aux réfugiées du Proche-Orient).

Cette organisation accompagne tous ces projets et renforce le partage des connaissances entre les agriculteurs. Pour cela, un des projets a été de réaliser de petites vidéos dans lesquelles les paysans exposaient des techniques simples et des bonnes pratiques. « À cause des contraintes de circulation dans les Territoires occupés, l’outil vidéo était bien adapté à cette diffusion du savoir. De plus, les petits agriculteurs se font plus facilement confiance entre eux, plutôt qu’à des recommandations d’agronomes étrangers », constate Naser Qadous.

Depuis 1967, des surfaces réduites de 57%

L’agriculture pourrait – et devrait – être le moteur de l’économie palestinienne, comme ce fut le cas avant 1967 et la Guerre des Six jours [3]. Surtout dans la perspective de la création d’un État palestinien, de plus en plus hypothétique. D’après un rapport de 2015 de la Conférence pour le commerce et le développement (CNUCED, rattachée à l’ONU), la surface des cultures y a été réduite de 57% entre 1980 et 2010. Un grand nombre de Palestiniens des campagnes n’ont guère d’autres solutions que de trouver du travail dans les colonies.

Mais le développement de cette agriculture reste considérablement entravé d’année en année par les problèmes d’irrigation, auxquels s’ajoutent la limitation de l’expansion des terres agricoles pour diverses raisons – installation de nouvelles colonies, préemption de terres par des moyens légaux ou illégaux, réquisitions militaires… D’après le gouvernorat palestinien de Jéricho, la surface plantée actuellement représente seulement un dixième de celle plantée au début de l’occupation il y a 50 ans.

Des investissements insuffisants

« L’agriculture pourrait sauver l’économie de la Palestine. Rien qu’ici on pourrait créer au moins 50 000 emplois et résoudre le problème du chômage », souligne Shaufak Hosnieh du Comité des planteurs. L’agglomération de Jéricho a beau se trouver en zone A – théoriquement sous le contrôle de l’Autorité palestinienne -, elle se trouve continuellement entravé par les règles de la zone C (60% du territoire), contrôlé exclusivement par l’État israélien.

De l’avis de nombreux observateurs, les investissements de l’Autorité palestinienne sont insuffisants pour soutenir le secteur. Mohammad Raee, qui a entamé sa reconversion en achetant 500 jeunes palmiers plantés sur un lopin de 35 hectares en location, explique n’avoir reçu quasiment aucune aide de son gouvernement. « Il faudra huit ans avant que ma plantation soit rentable. Cette année, j’aurai peut-être remboursé mon investissement. Les seules aides qu’on reçoit sont des prix préférentiels du ministère de l’Agriculture pour l’achat de petits matériels, tels que des cagettes ou des filets de protection pour les dattes. »

Ainsi, dans ce pays si attaché à la culture de la terre, c’est désormais le secteur tertiaire qui est devenu le moteur de l’économie. Les dirigeants palestiniens regardent plus du côté de Rawabi, la « ville-nouvelle » qui se veut être le futur pôle économique d’une Palestine moderne, tournée vers l’offre de services. Dans le même temps, les tables palestiniennes sont de plus en plus couvertes de produits israéliens – parfois produits dans les colonies. Près de 85 % des importations alimentaires proviennent d’Israël, qui est aussi le principal marché d’exportation pour les agriculteurs palestiniens.

« La question de l’eau ne peut plus attendre »

Pour la directrice palestinienne de l’ONG Eco peace, Nada Majdalani, il est nécessaire que le problème de l’eau soit traité de manière prioritaire : « La question de l’eau ne peut plus attendre la résolution de l’ensemble du conflit politique », estime-t-elle. L’organisation, créée en 1994, rassemble des Israéliens, des Palestiniens et des Jordaniens qui tentent de faire travailler ensemble les habitants de la Vallée du Jourdain et de la Mer Morte, quel que soit leur nationalité ou parti politique, au nom du droit universel à un accès à l’eau naturelle, et pour la défense de l’environnement.

« C’est une question de stabilité politique mais aussi économique. Dans le domaine de l’agriculture, une juste répartition de l’eau permet la compétitivité et la diversité des produits », plaide-t-telle. Les négociations entre les parties peinent à avancer d’après l’ONG, qui a fait une première proposition d’accord sur l’eau en 2012. « Chaque partie posent ses objections, chacun veut tout ou rien. Il faut que nous arrivions à une situation qui soit "gagnant-gagnant" pour tous, pour que ça marche. » Reprenant finalement les mots du directeur israélien d’Eco peace, Gidon Bromberg : « Un voisin qui a soif, ne peut être un bon voisin ».

Cet article est publié dans le cadre d’une série de reportages et d’enquêtes sur les enjeux de la gestion de l’eau et des sols dans le contexte du réchauffement climatique, réalisée avec le soutien de France Libertés - fondation Danielle Mitterrand.

Notes

[1] La partie palestinienne protestait contre les blocages de permis et le non-respect des règles par les Israéliens, tandis que ces derniers souhaitaient faire entrer dans les négociations l’approvisionnement des colonies, ce que les Palestiniens refusent. Bien que le comité soit mixte, dans la pratique ce sont les Israéliens qui décident, comme le souligne la Banque mondiale et Amnesty International.

[2] Parmi les Palestiniens, il existe également des disparités. Pour ceux qui vivent en Cisjordanie et à Gaza, la consommation quotidienne est proche des 80 litres par jour et par personne. Mais près de 200 000 personnes n’ont pas de raccordement à l’eau courante. Certains, notamment les populations bédouines, doivent se débrouiller avec seulement 10 à 20 litres par jour.

[3] La Guerre des Six jours, durant laquelle Israël défait les armées arabes, s’est notamment soldée par l’occupation israélienne de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza.

Nina Gauvain

Journaliste pour Basta Mag.

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