Édition du 17 décembre 2024

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Extraits du livre « Sortons de l’âge des fossiles »

Employeurs et salariés, riches et pauvres, tous unis pour la transition énergétique, vraiment ?

Chacun y va de ses projections de réduction des émissions de CO2 : se dirige-t-on vers le pire des scénarios, avec une augmentation de la température de la planète de 4°C à la fin du siècle, ou vers le plus vertueux, limité à 2°C ? Dans ce cas, une « transition énergétique » de nos sociétés est indispensable. Mais rien n’est dit sur les transformations subies ou désirées que cette transition implique pour les économies, les modes de vie, les individus, les entreprises ou les institutions, sur la manière de répartir les efforts et d’arbitrer les conflits. Comme si tout le monde, main dans la main et avec le sourire, allait naturellement y œuvrer. Maxime Combes, dans son livre Sortons de l’âge des fossiles, questionne l’actuelle version dépolitisée de la transition. Extraits.

La discussion sur la transition se limite bien souvent à un débat technique sur les filières énergétiques afin de déterminer comment elles peuvent se substituer les unes aux autres. C’est le débat auquel « ceux qui savent », qu’ils soient de véritables spécialistes et techniciens de l’énergie ou pas, veulent se limiter. Les citoyens sont maintenus éloignés d’un sujet jugé trop complexe et trop technique alors qu’il faudrait pouvoir discuter publiquement des effets que pourrait avoir chacune des filières, des hydrocarbures de schiste au nucléaire, en passant par les énergies renouvelables, sur la structuration sociale et économique des sociétés : qui va capter la rente énergétique, pour en faire quoi, et au nom de quels principes ?

Pour caractériser la transition, sommes-nous condamnés à une sorte de téléologie récursive : l’état d’arrivée, caractérisé par quelques grandeurs (émissions de CO2, niveau de consommation énergétique, mix énergétique, etc.), permet-il de déterminer de quelle transition il s’agit ? Les débats publics portent alors principalement sur les niveaux à atteindre, comme s’ils étaient suffisants pour caractériser l’état d’arrivée et le chemin à parcourir. Ces chemins sont, eux, représentés par des courbes d’évolution au cours du temps. Les dimensions sociale, politique et économique de l’état d’arrivée et du chemin à parcourir ne sont généralement pas précisées.

Par exemple, en France, la loi sur la transition énergétique et la croissance verte prévoit une division par quatre des émissions de GES [gaz à effet de serre, ndlr] d’ici à 2050 et la réduction de 30 % de la consommation d’énergies fossiles d’ici à 2030. Mais elle ne donne aucune indication sur la transformation – subie ou désirée – des structures économiques, politiques et sociales du pays et des régions que de tels objectifs impliquent.

(…)

Version apolitique de la transition

À travers la très prescriptive « urgence à agir », le concept de transition peut nourrir l’image d’un processus où le bon sens, la bonne volonté et quelques propositions pourraient suffire pour caractériser à la fois le sujet de la transition, la marche à suivre, le sens de l’engagement et ce que peut faire le « transitionneur ». La transition peut également apparaître comme un rapport largement irénique à la transformation sociale, fondée sur la mise en avant des politiques de préfiguration et de l’expérimentation. Certains espaces militants se réclamant de la transition revendiquent une approche inclusive et participative de mobilisation citoyenne, nourrie par la promotion et le développement des expériences alternatives locales. On peut se demander si maintenir le flou sur le contenu concret de la transition n’est pas nécessaire pour construire une dynamique aussi large que possible.

Le mouvement pour les villes en transition met ainsi en avant son apolitisme, et son refus d’identifier des ennemis politiques, renonçant à se positionner sur une dynamique de confrontation plus ordinaire des mouvements sociaux. Ce mouvement a été critiqué en cela par des insiders, considérant que les villes en transition perdaient de vue qu’il fallait lutter pour qu’adviennent les changements souhaités.
Le conflit et la conflictualité apparaissent pour certains groupes et individus désireux de mettre en pratique « la transition » comme des obstacles à la construction d’un vaste rassemblement, inclusif et participatif, de toutes les bonnes volontés. L’enjeu est de construire la « résilience » de communautés locales, insistant sur le processus – bien plus que sur la modification des rapports de force et des structures de la société.

(…)

Il est possible de préférer pointer les responsabilités, énoncer des injustices et identifier des adversaires. Ainsi, le secteur de l’énergie fossile peut-il être mis à l’index, comme nous le faisons dans ce livre, en tant qu’« industrie voyou » et « ennemi numéro un de la survie de notre civilisation ». L’idée est simple : il s’agit d’empêcher certaines forces d’agir, à la fois pour reprendre la main face à ceux qui n’ont aucun intérêt à ce que les choses changent et pour retrouver sa propre capacité à peser sur le cours des choses. Dans cette optique, identifier et nommer l’adversaire sont cruciaux pour comprendre ce qui fait obstacle à la transition et pour déterminer les stratégies adéquates, justifiant les actions de désobéissance civile, occupations et campagnes de désinvestissement, par exemple.

N’importe qui peut-il être « transitionneur » ?

La transition écologique transcende-t‑elle le corps social et sa stratification au point de s’imposer à tous et de faire de chacun un responsable et/ou un sujet potentiel de sa mise en œuvre ? En négligeant l’existence de responsabilités différenciées et l’inégale distribution des ressources pour agir, certaines pratiques de la transition n’entretiennent-elles pas l’idée d’une communauté d’intérêt et de destin qui abolirait les catégories de responsables et de victimes de la crise écologique ?

Le « transitionneur », armé de son désir d’alternatives concrètes, de rapports guidant la transition et de sa force de conviction, est-il donc le sujet de la transition, celui qui est supposé la mettre en œuvre ? Si tel est le cas, cela signifie-t‑il que n’importe qui puisse être sujet de la transition, quelles que soient sa position dans la société et sa classe sociale ? Est-ce que les transitionneurs regroupent une alliance interclassiste faite d’employeurs et de salariés, de riches et de pauvres, de puissants et de faibles autour d’enjeux permettant de dépasser les clivages « traditionnels » ?

Conception discutable quand on remarque que « l’industrialisation à base d’énergie fossile a transformé les consommateurs des pays industrialisés en rentiers du charbon et du pétrole, en rentiers du travail de la nature ». Ceux qui peuvent accéder à la société de consommation sont donc devenus des rentiers du travail lointain et non renouvelable de la nature, dont « ni les compagnies pétrolières, ni le capitalisme, ni le socialisme industriel ne sont capables de prendre en compte les conséquences à long terme ». Tous ces transitionneurs sont-ils réellement enclins à mettre en œuvre une transition qui gèle les énergies fossiles et supprime cette rente de situation ?

La transition ne sera pas le fruit d’un consensus général

Cette approche – tant du côté des institutions que de la société civile – est assez séduisante par son pragmatisme. Plutôt que de se lancer dans d’interminables débats sur la société de « l’après », donc sur la société dans laquelle nous vivons et que nous voulons quitter, ou dans des débats sur « réforme ou révolution », les discussions privilégient des réponses concrètes – des politiques énergétiques ou des pratiques locales. Il n’y a pas de grands discours, pas d’incantations enflammées, mais une politique « par le bas », qui met sur le même plan l’élaboration d’un plan énergie-climat alternatif et l’entretien d’un jardin partagé en permaculture.

Dans le même temps, comme on l’a vu plus haut, la nature et le climat, après les ressources naturelles, sont en train d’être transformés en un nouveau terrain de jeux au profit des élites de la planète. Ces fameux 1% dénoncés par les mouvements Occupy, dont une partie nie l’origine anthropique du réchauffement climatique tandis que l’autre partie refuse toute politique ambitieuse en la matière, cherchent à tirer bénéfice de la situation. Preuve que les objectifs de transition se confrontent à des intérêts divergents et qu’il n’existe pas une communauté d’intérêt et de destin qui abolirait les catégories de responsables et de victimes : non, la transition ne sera pas le fruit d’un consensus général gagnant-gagnant ! Assumons donc qu’il y ait des conflits pour sortir de l’âge des fossiles !

Extraits du livre « Sortons de l’âge des fossiles », Édition du Seuil (collection anthropocène), octobre 2015, 18€.

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