Publié dans Inprecor no 689-690 septembre-octobre 2021
Par Eduardo Lucita*
Ces élections internes ont également révélé la progression d’une droite ultralibérale et anti-politique (qui a de nombreuses ressemblances avec le bolsonarisme brésilien et le Vox espagnol) et, en contrepartie, la présence d’une gauche anticapitaliste qui a réussi à se positionner comme la troisième force au niveau national, bien qu’à une grande distance des forces hégémoniques.
États d’esprit
Le climat préélectoral n’était pas des meilleurs, et pas seulement à cause de la pandémie, des craintes de contagion, voire de la résurgence du variant Delta. L’apathie et le désintérêt ont dominé la scène, reflet d’une campagne dépourvue d’idées et de débat politique sérieux, comme en témoigne le taux d’abstention de 33 %, le pire résultat depuis le rétablissement du régime libéral-démocratique.
C’est ce que montrent les analyses quantitatives (questionnaires) et qualitatives (discussions) : désillusion et colère face à l’absence de solutions aux principaux problèmes qui touchent les travailleurs : pandémie, baisse structurelle des salaires et des pensions, chômage, inflation galopante et pauvreté croissante dans un contexte de fort ajustement des dépenses budgétaires.
Enfin, il y a quelque chose de plus fondamental : une sorte de déconnexion entre les citoyens et la politique et les politiciens, d’une part, et une attitude négative face à l’absence de débat sérieux sur les problèmes concrets du pays, d’autre part. La faible participation des jeunes (sur environ 34 millions d’électeur·es, 7 millions ont entre 16 et 25 ans) contrairement à ce qui se passait il y a dix ans, complète le tableau.
Tout cela a abouti à une campagne aussi fade que vide. Le passé (des débats sur qui a le plus endetté le pays ou s’il était correct de maintenir le très large confinement initial) a été davantage discuté que l’avenir (les propositions pour sortir de la crise ou quel projet post-pandémie pour le pays). Pour le FdT pro-gouvernemental, il s’agissait de gagner 10 nouveaux sièges au Parlement afin d’atteindre la majorité absolue. Pour la coalition d’opposition de droite, JxC, son but était simplement négatif (entraver les objectifs du gouvernement) avec l’argument banal que « nous sommes à sept sièges de devenir le Venezuela ».
Les résultats
Juntos por el Cambio, qui a gagné dans 17 des 24 districts, a obtenu 40 % des voix tandis que Frente de Todos en a obtenu 30,55 % (le plus faible pourcentage obtenu par le péronisme depuis 1983 à ce jour), soit une différence d’un peu plus de deux millions de voix. Non seulement le FdT n’a pas réussi à augmenter le nombre de ses sièges au Parlement, comme c’était son objectif, mais il en a perdu neuf, tandis que JxC a conservé les sièges qu’il avait déjà mais n’en a pas gagné de nouveaux. C’est sur l’abstention et le vote blanc que se sont portés centralement les votes que le parti a perdus, tandis que l’opposition de droite a obtenu les mêmes pourcentages, ou légèrement moins, que lors de l’élection précédente. La droite ultralibérale ne s’est présentée que dans deux districts, obtenant un total de 7,13 %, ce qui pourrait conduire à 4 sièges à la Chambre des députés. Il est possible qu’une partie de ces votes soit due à des désertions de JxC, mais il est également possible que beaucoup de ces votes soient le fait de jeunes (y compris ceux qui votent pour la première fois), mécontents de la situation générale et ne voyant aucune perspective d’avenir (en Argentine, on peut voter dès l’âge de 16 ans, bien que le vote ne soit pas obligatoire, comme pour les plus de 18 ans).
La gauche anticapitaliste
Avec 7,29 % des voix (1 600 000), elle a réalisé un score électoral que l’on peut considérer comme historique au niveau national, surtout dans le contexte de la polarisation. De toutes les organisations qui composent cet espace (toutes issues du trotskisme, inexplicablement divisés électoralement), le Frente de Izquierda y los Trabajadores-Unidad (4) – qui regroupe le Partido Obrero (PO), le Partido de los Trabajadores por el Socialismo (PTS), Izquierda Socialista (IS) et le Movimiento Socialista de los Trabajadores (MST) – était la seule force capable d’avoir une représentation parlementaire. Il a obtenu 6,25 % des voix, ce qui signifie qu’il pourrait conserver ses deux sièges actuels et en gagner deux autres. Il convient de noter qu’il a non seulement obtenu de très bons résultats dans deux des principales circonscriptions du pays (la capitale fédérale et la province stratégique de Buenos Aires), mais aussi dans d’autres provinces, avec des pourcentages allant de 7 % à 9 %, jusqu’à un surprenant 23 % dans la province septentrionale de Jujuy (le candidat, qui pourrait devenir député, est d’origine indigène).
Les votes obtenus par la gauche proviennent des secteurs touchés par la crise. Son électorat a un fort contenu ouvrier et populaire, tout en recueillant également le soutien des mouvements féministes, écologistes, anti-extractivistes…
Un autre fait est que le MST a présenté ses propres candidats aux élections internes, obtenant des pourcentages plus qu’intéressants dans plusieurs districts. Il proposait la discussion sur la manière d’élargir le front en intégrant d’autres groupements plus identifiés à ce qu’on peut appeler la gauche populaire et qui font partie de la richesse et de la diversité de la gauche anticapitaliste en Argentine.
D’ici à novembre et au-delà
Bien qu’il s’agisse d’une élection primaire pour les futures élections législatives, la présidentielle de 2023 a dominé toute la campagne, voire l’événement électoral lui-même. De ce point de vue, les résultats provisoires attendus en novembre imposent déjà la réorganisation/reconfiguration interne des deux grandes coalitions qui ont dominé le scrutin. La coalition pro-gouvernementale envisage également une restructuration ministérielle du gouvernement afin de faire face à la crise économique et à sa propre crise politique.
Dans le cas de l’opposition de droite, qui a organisé des élections internes dans de nombreuses circonscriptions, les résultats ont renforcé l’aile moins conflictuelle ou plus orientée vers le dialogue, dans une double perspective : les politiques publiques sur lesquelles s’accorder pour surmonter la crise et la sélection du prochain candidat à la présidence, pour laquelle plusieurs candidats se sont déjà présentés.
Au sein du parti au pouvoir, le fort vote de sanction a ouvert un grand débat à deux niveaux :
1. D’abord, comment récupérer des voix pour les élections législatives de novembre – au moins pour réduire le niveau de défaite – sachant que les citoyens sont toujours plus nombreux à voter aux élections finales qu’aux primaires. Une politique plus distributive est à l’horizon immédiat. Mais elle nécessitera une émission monétaire plus importante. Comment rendre cela compatible avec la nécessité, afin d’éviter un nouveau défaut de paiement, de conclure des accords avec le FMI et le Club de Paris qui imposent leurs conditions concernant le déficit budgétaire ?
2. Ensuite, comment utiliser les deux années restantes du gouvernement pour reconquérir une chance d’emporter l’élection présidentielle, alors qu’aujourd’hui ses principales figures ont été fortement dévaluées. Les termes du débat évoluent entre la soi-disant « radicalisation », comprise comme un contrôle accru et une plus grande intervention de l’État, et l’accord avec l’opposition et le capital le plus concentré, offrant comme contrepartie que le péronisme a démontré une fois de plus au cours de ces deux années de gouvernement sa capacité reconnue à maintenir la gouvernance tout en évitant les troubles sociaux.
Le vote pour la gauche anticapitaliste est utile pour renforcer le discours critique du système, pour faire avancer les revendications, pour dénoncer l’accord avec le FMI, pour interpeller les secteurs critiques au sein du gouvernement, mais aussi pour renforcer la présence dans les mobilisations. Les deux prochaines années seront décisives, soit le gouvernement change de cap dans une direction plus progressiste et populaire, soit il finira par ouvrir la voie au retour de la droite.
Buenos Aires, 14 septembre 2021
Eduardo Lucita fait partie du collectif argentin EDI (Économistes de gauche) et milite dans la IVe Internationale.
Notes
1. Les élections primaires appelées PASO (primaires ouvertes, simultanées et obligatoires) existent depuis 2009. Elles définissent par un vote obligatoire (pour les plus de 18 ans, entre 16 et 18 ans le vote est autorisé, mais non obligatoire) dans chaque circonscription, quelles listes seront habilitées à se présenter aux élections nationales et de plus permettent à chaque liste de choisir ses candidats. Seules les listes dépassant 5 % des suffrages exprimés ont le droit de se présenter. Les élections législatives de 2021 renouvellent la moitié de la chambre des député·es, soit 127 sièges dans l’ensemble du pays et un tiers du sénat, soit 24 sénateur·es dans 8 provinces. L’abstention est sanctionnée par une amende d’un montant variant entre 50 et 500 pesos argentins, et par l’interdiction d’occuper des fonctions ou des emplois publics pendant trois ans.
2. Le Front de Tous (FdT) est une coalition créée pour les élections de 2019. Il a permis à Alberto Fernández (président) et à Cristina Fernández de Kirchner (vice-présidente) de remporter la présidentielle de 2019. Autour du Parti justicialiste (péroniste) il regroupe 18 autres partis du centre et centre-gauche, se réclamant du péronisme, du kirchnerisme, du radicalisme, de la social-démocratie et même… du communisme, dans ses versions post-staliniennes ou post-maoïstes.
3. Ensemble pour le changement (JxC) est une coalition constituée en 2019 pour tenter de faire réélire le président sortant, Mauricio Macri, sans succès. Elle regroupe les partis néolibéraux traditionnels mais aussi un courant péroniste.
4. Le Front de gauche et des travailleurs (FIT) a été formé en 2011 pour présenter des candidatures aux élections, par le Parti ouvrier (PO, anciennement Politique ouvrière, fondé en 1964, qui se donne pour but la « refondation de la Quatrième Internationale »), le Parti des travailleurs socialistes (PTS, issu d’une scission en 1988 du Mouvement pour le socialisme dirigé par Nahuel Moreno, accusant ce dernier de « national-trotskysme » ; il construit une « Fraction Trotskyste-Quatrième Internationale ») et la Gauche socialiste (IS, créé en 2006, se voulant continuatrice de Nahuel Moreno et construisant l’« Unité internationale des travailleurs-Quatrième Internationale »). En 2013 le FIT-U a remporté 5,11 % des suffrages et obtenu 3 députés (deux PO et un PTS) et en 2015 un quatrième député national (PTS). En 2019 le Mouvement socialiste ouvrier (MST, issu d’une scission de 1992 du Mouvement pour le socialisme, entre 2007 et 2020 il s’était rapproché de la IVe Internationale, en tant qu’observateur, avant de décider de construire la Ligue socialiste internationale, LIS-ISL) a rejoint le front, devenu alors le FIT-U (FIT-Unité).
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