En fait, c’est la reprise des grèves amorcée le 10 février à l’usine textile d’État de Mahalla et leur menace de généralisation au pays – « le défaut de soutien du peuple » – qui explique la démission du gouvernement. [Al-Masri Al-Youm, le quotidien du Caire, titre le 25 février : « L’intifada des travailleurs renverse le gouvernement »] En effet, cette grève de 7 usines des ouvriers du textile pour l’élargissement à l’industrie publique du salaire minimum de 1200 LE promis par le gouvernement aux salariés d’État fin janvier 2014 s’est étendue ces derniers jours non seulement aux usines textiles d’État mais aussi aux transports publics du Caire [1], aux employés postaux, aux policiers de bas rang et à plusieurs entreprises privées de la chimie.
Les 28 garages des bus du Grand Caire dont les 42’000 employés ayant des salaires s’échelonnant de 600 [soit 76,50 CHF] à 1400 LE, sont en grève depuis le samedi 22 février pour l’obtention du salaire minimum à 1200 LE additionné d’une hausse de 7%. Ils demandent également des investissements importants pour renouveler la flotte des 4700 bus dont une grande partie est bien trop vieille pour ne pas risquer l’accident. Le gouvernement leur a promis 15,2 millions pour cela, mais les grévistes ont refusé, jugeant la somme insuffisante.
Quinze bureaux de poste ont commencé une grève le 23 février pour le salaire minimum et une hausse supplémentaire des salaires de 7% comme les employés de bus, bloquant le siège central des postes à Attaba et appelant à l’extension de leur mouvement.
Mais ces grèves s’ajoutent aussi à une annonce, le 21 février, de transformation de la grève partielle des médecins, commencée en ce début d’année 2014, en grève générale illimitée le 8 mars, avec création dans ce but d’un comité de grève indépendant du syndicat. Lors de leur assemblée générale nationale tenue le 21 février, les médecins ont lancé de féroces attaques publiques contre le gouvernement accusé d’incompétence, de corruption et de destruction des services de santé égyptiens demandant non seulement la hausse de leurs salaires, mais aussi l’augmentation du budget de la santé, le limogeage du ministre de la Santé, une enquête publique sur l’incompétence et la corruption de la direction de la santé et la libération de 200 médecins emprisonnés pour leur engagement politique. Ils ont par ailleurs annoncé qu’avant la grève illimitée du 8 mars, ils étendraient leur grève au privé dès le 26 février. A cette grève s’adjoignent celles des pharmaciens, vétérinaires et autres services de santé comme les infirmiers.
Ce sont aussi les 15,000 salariés de la gestion de l’eau et des sols qui demandent dans leur lutte, depuis plusieurs semaines, le paiement de 4 mois d’arriérés de salaires et le retour de leur service au public (il avait été privatisé en 1995). Exigence de retour au public avec exigence du salaire minimum de 1200 LE qu’on voit germer dans plusieurs entreprises de la chimie en grève ou menaçant de faire grève et qui pourrait bien s’étendre à de nombreux autres secteurs, étant donné le nombre important de privatisations depuis les années 1990. Ainsi la presse relevait trois autres sociétés dans ce cas, entrées en grève ces jours-ci.
Ce sont encore les employés des offices notariaux entrés en grève le 17 février qui demandent aussi le salaire minimum à 1200 LE et que leurs responsables corrompus et incompétents soient dégagés. Mais ce sont aussi les instituteurs qui menacent à leur tour d’entrer dans la danse. Aussi le gouvernement vient juste de promettre la titularisation à plein-temps de 75,000 d’entre eux avec le bénéfice des assurances sociales. Et puis, il y a encore les retraités du public qui viennent de manifester, protestant contre l’exclusion de leur pension du processus engageant la hausse du salaire minimum.
Bref, après 6 mois de répression féroce, le peuple égyptien des usines et des bureaux vient de mettre un terme à l’union nationale contre le terrorisme islamiste justifiant l’acceptation de la dictature et le report aux calendes grecques des promesses sociales du régime bonapartiste du maréchal Sissi. Par cela même, il met un terme – au moins momentané – à la violente répression qui frappait les militants révolutionnaires démocrates ou socialistes. Mais surtout il met fin à la période de ces derniers mois, où seuls l’armée et les Frères musulmans tenaient le devant de la scène politique dans leurs affrontements meurtriers. Période où il était impossible de lutter ou manifester contre les mesures du régime sans être accusés d’être un terroriste islamiste. Enfin, par la chute du gouvernement et donc de Sissi lui-même (même si elle n’est que momentanée), il confirme le sens de son abstention massive au référendum de janvier 2014, tout particulièrement de sa jeunesse, c’est-à-dire le rejet des Frères musulmans, mais aussi la fin de l’adhésion (relative) à la démagogie bonapartiste de l’armée.
La question sociale reprend ses droits et ses exigences, retrouvant par là le chemin de ses mobilisations du printemps 2013 et de ses millions d’hommes, de femmes et de jeunes qui avaient occupé la rue plusieurs mois avant que l’armée ne leur subtilise la prise de conscience politique d’un pouvoir populaire possible.
Bien sûr, tout n’est pas réglé. Loin de là.
D’abord, on ne sait pas encore à ce jour si la politique du prochain gouvernement [2], qui n’est pas encore désigné à l’heure où est écrit cet article, sera de tenter de dévier le cours de la révolution sociale qui s’est remise en marche dans des impasses électorales ou de tenter de briser la révolution par la force ou un peu des deux. Jusqu’à présent l’armée a toujours hésité puis finalement reculé devant l’affrontement direct avec la révolution, après quelques tentatives, par peur d’éclatement de son propre appareil de répression. Et ce n’est pas la fronde actuelle de la base de l’appareil policier qui va l’encourager à aller dans ce sens, sauf si l’imminence insurrectionnelle ne lui laissait de toute façon pas d’autre choix. Les solutions électorales, elles, ont bien perdu de leur attrait par le discrédit des Frères musulmans qui avaient gagné les confrontations électorales passées, mais aussi plus généralement par la déconsidération des appareils politiques démocrates et de « gauche » qui ont fait de cette solution la base de leur existence, du fait de leur participation gouvernementale à la dictature du maréchal Sissi. Frères musulmans, armée, opposition démocratique laïque sont affaiblis après trois ans de coups de boutoir de la révolution.
Cependant, la méfiance, si elle est une étape nécessaire, ne suffit pas. Il faut encore des perspectives.
De fait le mouvement social ouvrier actuel en donne : un salaire minimum décent pour tout le monde, la renationalisation de l’appareil productif, le limogeage de tous les corrompus à tous les niveaux des directions des appareils économiques et administratifs, et cela sous le contrôle du peuple. En quelque sorte une perspective socialiste.
Ce peut être l’enjeu de la période qui s’ouvre : que des milliers d’hommes et de femmes qui ont fait la révolution jusque-là s’emparent de ce programme qui sourd de la situation pour en faire un drapeau conscient. Que le slogan « pain, justice sociale, liberté » du début prenne ce sens. Mais bien sûr, cela ne se fera pas sans combats, hésitations et reculs momentanés face aux répressions, mensonges et tentatives de division.
Le 22 février par exemple, il semblerait que les travailleurs de l’usine textile de Mahalla, au point de départ du mouvement actuel, aient suspendu leur mouvement suite à une promesse gouvernementale de leur donner non seulement les bonus salariaux qu’ils réclamaient, mais le salaire minimum à 1200 LE et le limogeage des dirigeants de leur entreprise. Bref, tout ce qu’ils demandaient. Une victoire totale donc. Qui peut encourager les autres travailleurs à tenir bon dans leur mouvement ou à s’y engager, mais qui peut aussi émietter le mouvement général en train de se construire. D’autant plus, si l’annonce est vraie car le gouvernement a déjà indiqué, il y a quelques jours, une reprise du travail qui était inventée. Et les autorités ont annoncé qu’il leur faudrait deux mois pour mettre en œuvre ces différentes mesures. C’est un délai que leur ont laissé les grévistes qui ont toutefois précisé qu’une fois passé ce délai, ils reprendraient leur grève si rien n’avait été fait. Mais le gouvernement a gagné du temps et peut essayer de profiter de ce délai pour mille manœuvres… sauf si le mouvement amorcé des autres grévistes – que rien ne semble pouvoir arrêter pour le moment – ne le leur permet pas ou guère. La révolution réaffirme sa dynamique. (24 février 2014)
[1] Al-Masry Al-Youm indique, le 25 février, que des militaires vont assurer la conduite de 1200 minibus sur les trajets principaux. Cette méthode n’est pas exceptionnelle, elle a été utilisée à plusieurs reprises par les gouvernements égyptiens. Mardi, les travailleurs des transports du Caire et de Gyseh continuaient leur mouvement de grève. (Réd. A l’Encontre)
2] Dans les premiers commentaires, l’interprétation dominante de la démission – qui a été reconnue comme inattendue – reposait sur la seule hypothèse d’une manœuvre devant permettre à Al-Sissi un retour à un statut civil le rendant disponible pour l’élection présidentielle devant se dérouler avant les législatives selon les desiderata de l’armée et du président par intérim Adly Mansour. Toutefois, dans la conférence de presse donnée ce 25 février par le nouveau premier ministre désigné Ibrahim Mahlab ressortaient clairement les préoccupations de la crise sociale et la demande de mettre fin à une multiplication des mouvements revendicatifs, en insistant sur les ressources limitées du gouvernement actuel. Ibrahim Mahlab, ancien directeur de l’imposante entreprise gouvernementale de construction Arab Contractors, et un des cadres du Parti national-démocratique (PND) de Moubarak, a articulé son discours autour de deux thèmes. Le premier, pas étonnant, imposer la sécurité et le fonctionnement des services publics. Autrement dit, assurer « un soutien logistique, financier et moral aux forces de police » (Ahram Online, 25 février 2014).
Le second, instaurer un dialogue avec les travailleurs comme la seule solution, tout en insistant sur la nécessité de « ne pas effectuer des demandes qui aillent au-delà des ressources du pays et dont la logique détruirait ce dernier ». Dans une tradition historique, il a affirmé que le nouveau gouvernement « parierait sur le patriotisme des travailleurs égyptiens ». Ce discours traduit à la fois la réémergence du conflit social et la tactique et stratégie mises en œuvre pour y faire face, au sein desquelles s’inscrit la gestion et contention (y compris par la force) des divers mouvements de revendications socio-économiques, avec leur dimension politique de facto. (Réd. A l’Encontre)