On ne peut donc que saluer cet effort de renouvellement et d’actualisation théorique. D’autant plus qu’il ne se cantonne pas à rester dans l’abstraction d’une théorie détachée de toute pratique sociale et politique. Il cherche de manière critique et comme militant, à mettre en perspective l’actuel projet socio-politique de QS, en lui proposant non seulement une alternative, mais aussi en s’efforçant de l’inscrire dans un nouvel ensemble conceptuel plus en rapport avec les réalités sociales et politiques contemporaines.
Ces textes ouvrent donc un véritable débat qui sera d’autant plus riche et fécond si d’autres s’y aventurent en y ajoutant leur propre grain de sel.
C’est ce que je tenterai de faire ici, en traitant tout d’abord de son second texte (celui touchant à la question de la nécessité d’un projet politique) avant de m’attarder au premier texte, là où sont esquissés les fondements d’une approche théorique renouvelée. Sans toucher à toutes les affirmations qu’on y retrouve, je chercherai plutôt à m’arrêter sur celles qui touchent plus directement au devenir de Québec solidaire ainsi qu’aux interprétations et solutions que ce parti pourrait à brève échéance faire siennes.
1) De la nécessité pour QS de disposer d’un authentique projet politique
Quelle alternative trouver aux orientations politiques passablement floues de QS ? Telle pourrait être la question centrale à laquelle Jonathan Durand Folco cherche à répondre. Et s’il fait de la nécessité de se doter d’un authentique projet politique l’axe de toute son argumentation, c’est parce qu’il juge que la démarche actuelle de QS –« disloquée » qu’elle est, entre un programme qui ne se bâtit que très lentement et des plateformes électorales toujours marquées par la conjoncture et la logique du marketing politique — ne lui permet pas de disposer d’une orientation politique très lisible ; orientationt pourtant indispensable à toute organisation de gauche qui veut non seulement tracer les « jalons de la société à construire », mais aussi pouvoir s’adresser aux « gens ordinaires, avant, pendant et après la période électorale ».
Sans reprendre ici le détail de son argumentation et en particulier son analyse très juste des limites des deux plateformes électorales de 2012 et 2014 (l’une formant « un programme unifié mais confus », l’autre renvoyant à trois thèmes judicieux mais peu pensés « dans leur inter-dépendance »), il faut souligner que Jonathan Durand Folco touche ici un des points aveugles de la démarche menée par QS depuis 2006 ; point aveugle qui à terme pourrait bien l’affaiblir considérablement et sur lequel il faut bien s’arrêter.
Un des points aveugles de Québec Solidaire
Certes la volonté de dépasser la multitude des divisions et la pluralité des positions caractérisant la mouvance de gauche du Québec au début des années 2000, a fait au départ pencher QS vers une approche très pragmatique, toute tournée vers la recherche de consensus larges et flous ainsi que l’obtention de premiers résultats électoraux et d’un minimum de légitimité médiatique. Mais si cette approche a pu donner des résultats et être en son temps nécessaire, elle n’est plus suffisante aujourd’hui, surtout au regard des défis posés par le retour au pouvoir du Parti libéral et par ses politiques globales d’austérité néolibérale.
En effet quand on aspire à être de gauche, faire de la politique ce n’est pas seulement occuper avec habileté la scène électorale, ce n’est pas non plus se proclamer –le cœur sur la main— un parti des urnes et de la rue. C’est aussi savoir manier l’art de la stratégie.
C’est donc se donner les moyens d’avoir une véritable vision stratégique pouvant se déployer sur le moyen et le long terme. Et cela parce que l’on sait qu’en cette époque de néolibéralisme débridé, la politique consiste d’abord à constituer/reconstituer la force collective des gens d’en bas, à stimuler, favoriser l’affirmation d’une puissance commune capable de se confronter avec quelque chance de succès aux diktats imposés par une minorité qui fait passer frauduleusement ses intérêts bien comptés pour ceux de tous et toutes.
Impossible donc de poursuivre un tel objectif sans disposer d’une stratégie politique qui soit adaptée à l’objectif poursuivi et qui tienne compte du contexte dans lequel on se trouve. D’où toute l’importance de se doter –comme le rappelle si bien le texte de Jonathan— d’un projet politique qui dessine en termes stratégiques –et non pas seulement en termes utopiques ou purement conjoncturels— les objectifs à atteindre, les moyens à utiliser pour y parvenir, le tout en fonction du contexte historique qu’il nous est donné de vivre. N’est-ce pas aussi à cette tâche que devrait s’atteler QS ? Et si de toute évidence l’idée privilégiée aujourd’hui par QS d’aller à la rencontre des mouvements sociaux est une très bonne chose, cette démarche ne prendra toute sa force et son sens que si elle est, en même temps accompagnée d’une réflexion touchant au projet politique de fond que nous poursuivons et dont nous pourrions nous servir comme d’une véritable boussole.
La logique de la transition et des ruptures continuées
Reste bien sûr à définir ce projet politique de fond. Et là une fois encore, Jonathan Durand Folco apporte une série de propositions intéressantes dans la mesure où il cherche à échapper à la fausse alternative : projet radical (mais totalement irréalisable dans l’état actuel des rapports de force politique) versus projet modéré (mais totalement prisonnier des contraintes et exigences néolibérales contemporaines). Et il y parvient à travers sa proposition des 3 révolutions auxquelles il souhaiterait que QS s’attelle : 1) la révolution fiscale comme moteur de la justice sociale [1]. 2) la révolution citoyenne comme moteur de la souveraineté populaire ; 3) la révolution solidaire comme moteur de la démocratisation de l’économie.
Car chacune de ces révolutions cherche à s’attaquer à des réalités à la fois sensibles et concrètes, en somme à des injustices ou à des maux flagrants, dénoncés ad nauseam depuis des années par de nombreux spécialistes comme par l’ensemble des mouvements sociaux, et dont on trouve la source ultime dans le redéploiement du capitalisme néolibéral initié à partir des années 80.
Ce qui est donc proposé, c’est une nette rupture (d’où le nom de révolution), mais une rupture en même temps partielle qui s’effectue à propos de problèmes ciblés et criants ainsi que sur la base de solutions concrètes qui n’on rien en elles-mêmes de révolutionnaire sinon par le fait qu’elles se combinent les unes aux autres et qu’elles tendent toutes, sur le mode transitoire, à la démocratisation en profondeur de la politique, de la société et de l’économie, et cela à l’encontre de toutes les logiques néolibérales à l’oeuvre aujourd’hui. Il y a donc ici la mise en œuvre d’une stratégie transitoire qui en tenant compte des rapports de force socio-politiques en vigueur, cherche autour de l’idée de démocratie à approfondir et à renouveler de part en part, à constituer puis mettre en branle un mouvement de transformation social grandissant.
En utilisant une autre mode d’approche et en m’appuyant sur les caractéristiques de la période qui est la nôtre, c’est ce que j’ai appelé ailleurs le projet politique de la « rupture démocratique » [2], projet qui consiste à oser proposer en pleine période néolibérale, des politiques de ruptures qui deviennent possibles concrètement parce qu’elles font écho à de très fortes aspirations démocratiques qu’on retrouve de manière latente dans de larges secteurs de la population et qui le sont d’autant plus qu’elles sont régulièrement flouées et exacerbées par les logiques néolibérales d’aujourd’hui.
Politique de ruptures qui –en termes politiques— se traduisent par des propositions d’approfondissement de la démocratie, et pas seulement de la démocratie formelle (le scrutin proportionnel) mais aussi de la démocratie réelle (la démocratie participative) recoupant ainsi pleinement les 3 révolutions proposées par Jonathan Durand Folco. N’y aurait-il pas là un fil à plomb —dans cette volonté de construire un mouvement socio-politique de démocratisation de la société chaque fois plus large— dont QS pourrait s’emparer pour dépasser les difficultés que ce parti peut connaitre aujourd’hui en termes de projet politique d’ensemble ?
La lutte centrale de l’indépendance : vers la Répubique du Québec ?
Il n’en demeure pas moins que dans le cas du Québec, ce ne serait pas encore suffisant dans la mesure où toutes ces propositions politiques (de révolution fiscale, citoyenne ou solidaire, en somme de ces volontés plurielles de ruptures démocratiques), resteraient encore bien abstraites et générales. À moins qu’elles puissent par exemple se concrétiser au travers du projet de l’indépendance du Québec.
Et c’est ce que n’a pas oublié Jonathan Durand Folco. En soulignant dans son texte, que la question nationale « ne constitue pas un enjeu spécifique, mais une problématique transversale qui touche l’ensemble des questions évoquées précédemment », il souligne bien, non seulement qu’il faut étroitement combiner question nationale et question sociale, mais aussi cette évidence que QS aurait aujourd’hui tout intérêt à prendre en compte : même si la question nationale a pu au terme de la dernière campagne électorale (voir la question de la date du référendum) apparaître comme un véritable « os » (selon l’expression de Françoise David), elle n’en demeure pas moins une question qui doit rester au cœur de son projet politique, sans être aucunement secondarisée parce que jugée difficile ou conflictuelle.
Elle devrait au contraire être prise à bras le corps et clarifiée collectivement. Car c’est elle et elle seule qui donnerait au projet politique de QS toute sa dimension concrète, lui permettant au passage de mettre enfin en pratique cette dimension stratégique si essentielle et qui lui manque tant aujourd’hui. Et là sans doute, il faudrait ne pas avoir peur des mots et reprendre comme l’évoque Jonathan, l’idée d’une République du Québec [3] (« sociale, indépendante, démocratique et écologique ») mettant en oeuvre une authentique souveraineté populaire.
En somme cette perspective stratégique culminant autour du projet d’une République du Québec, aurait au moins l’avantage d’obliger QS à clarifier rapidement ses positions –encore si floues et ambigues— quand au rôle actuel donné à la constituante, lui donnant ainsi les moyens de rendre son projet politique à la fois plus conséquent, et en même temps plus accessible à tous et toutes, plus proche aussi de leurs aspirations les plus profondes.
Et n’est-ce pas cet objectif de fond qui est au cœur des propositions de Jonathan Durand Folco ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
(à suivre...)