Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis. Pourquoi Bernie Sanders est le vrai choix féministe

Samedi 22 février 2020, Bernie Sanders (Indépendant et sénateur de l’Etat du Vermont) s’est imposé avec plus de 47% des voix lors des primaires démocrates au Nevada. Selon le Washington Post du 24 février, il a obtenu 57% de soutiens parmi les votant·e·s ayant moins de 45 ans. Et cela face à cinq autres candidats, à la différence de 2016 où il affrontait une seule opposante, Hillary Clinton.

tiré de : A l’Encontre, 25 février 2020

La capacité organisationnelle du courant Sanders – qui développe une orientation sociale-démocrate du type des années 1970 en Europe et s’inspire d’un programme rooseveltien – qui prend son assise parmi une population jeune est un élément fort important. Conjointement, le soutien qui lui est apporté révèle une radicalisation politique à gauche qui stimule une contre-offensive d’ampleur au sein même du Parti démocrate. Il est significatif que Sanders a refusé publiquement, le 23 février 2020, de participer à la conférence de l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee, le puissant lobby soutenant l’Etat d’Israël, actif depuis 1951 aux Etats-Unis). Il répète sa position de 2016, mais cette fois il est attaqué vicieusement et de manière inacceptable par Trump et l’AIPAC, comme « juif new-yorkais ». Glenn Greenwald, qui est la cible de l’offensive judiciaire de Bolsonaro – pour avoir révélé sur le site The Intercept la collusion entre procureur et avocats dans la campagne contre Lula –, a déclaré : « De manière positive, Sanders a eu le courage politique de rejeter une organisation vouée à la défense d’un Etat d’apartheid. »

L’article de Nancy Fraser et Liza Featherstone que nous publions ci-dessous traduit, à sa façon, le processus politique à gauche que révèle et stimule la candidature de Sanders. Cet article a été publié en anglais le 10 février sur le site états-unien Jacobin. (Réd.)

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Nous sommes féministes, et nous votons pour Bernie Sanders. En fait, nous soutenons Sanders précisément parce que nous sommes féministes.

Elizabeth Warren, Amy Klobuchar [candidates aux primaires démocrates] et leurs partisans, y compris ceux qui font partie du comité de rédaction du New York Times, font valoir avec force que le temps est venu pour une femme d’être présidente. Warren et ses partisans ont été particulièrement persévérants dans ces appels à une orientation politique fondée sur le genre. Si Bernie Sanders n’était pas dans la course, nous serions peut-être d’accord. Mais la campagne de Sanders représente une opportunité historique – pour les femmes.

Ne vous méprenez pas. Nous aimerions voir une femme présidente autant que toute autre personne. Mais pas si cela nous coûte la possibilité de construire un mouvement qui puisse réellement améliorer la vie de la grande majorité des femmes. La campagne Sanders offre justement cette possibilité.

Tout le monde sait que Sanders défend les intérêts des 99% contre ceux de la « classe des milliardaires ». Ce qui est moins bien compris, c’est que sa campagne – et le mouvement croissant qui la soutient – s’attaque efficacement au sexisme, non seulement à ses formes manifestes, mais aussi à ses racines plus profondes dans la société capitaliste.

Bien que les politiques de Bernie – l’assurance maladie pour tous, la gratuité des études dans les universités publiques, un salaire minimum horaire de 15 dollars, un Green New Deal, le renforcement des syndicats – ne soient pas toujours reconnues comme féministes, elles ciblent les blessures sociales causées par le genre, ainsi que par la classe et la race.

Après tout, la grande majorité des travailleurs à bas salaire sont des femmes. Augmenter le salaire minimum, c’est immédiatement élargir la liberté des femmes, tant au travail qu’à la maison. Et étendre les droits de négociation collective, c’est nous donner une arme puissante dans la lutte contre le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles sur le lieu de travail.

De même, l’assurance maladie pour tous, que Sanders seul soutient sans réserve, profite beaucoup plus aux femmes car elles utilisent plus les services de santé que les hommes et ont donc des frais médicaux plus élevés. Les gains sont particulièrement importants pour les femmes noires, latinos et indigènes (Amérindiens), qui ne disposent pas d’assurance maladie dans une proportion bien plus élevée que les femmes blanches dans le cadre du système d’assurances à but lucratif actuel.

Ensuite, il y a le Green New Deal, qui est à juste titre considéré comme bénéfique pour tous. Mais c’est parce que cette politique est non seulement écologique et en faveur des salarié·e·s, mais aussi anti-sexiste et antiraciste. Actuellement, les femmes et les communautés de couleur sont obligées de se battre bec et ongles pour défendre des conditions de survie, comme l’eau propre à Flint [due à la contamination de l’eau potable qui a commencé en 2014 dans cette ville du Michigan] ou au Dakota [problème d’accès à une eau potable dans les régions paupérisées du sud-ouest de cet Etat]. Elles profiteront de manière plus importante des investissements dans les infrastructures vertes – et des emplois syndiqués bien rémunérés qui vont de pair. Le Green New Deal incarne une promesse militante d’affronter les politiques du capitalisme qui brûlent la planète ainsi que les forces racistes et patriarcales bien ancrées qui maintiennent le système en place.

De tous les candidats actuellement en lice, Sanders est aussi de loin le plus fort sur ce que l’on appelle souvent les « questions de genre » : les droits reproductifs, la garde des enfants, les congés familiaux et les droits des transgenres. Il est facile de se prononcer sur ces questions, comme le font certains autres candidats, mais la campagne de Bernie Sanders précise les ressources sociales matérielles nécessaires pour transformer les droits inscrits sur le papier en libertés réelles. La version de Bernie de « Medicare for All », par exemple, offre un accès complet aux soins de santé liés à la reproduction, y compris l’accès à l’avortement, ce que nous, féministes, demandons depuis des décennies [Trump vient de participer, en janvier, à la « March for Life », animée entre autres par les évangélistes réactionnaires]. C’est la seule position véritablement pro-choix : Après tout, à quoi sert le droit à l’avortement si vous ne pouvez pas payer l’acte médical ou trouver une unité de soins offrant cette possibilité ?

Elizabeth Warren mérite certainement d’être félicitée pour avoir soulevé la question des soins aux enfants dans sa campagne et pour en avoir parlé avec éloquence. Mais Bernie Sanders plaide depuis des décennies en faveur d’une garde d’enfants universelle pour les jeunes enfants, en soutenant depuis 2011 une législation visant à offrir à la fois des crèches et une éducation précoce pour tous les enfants, de l’âge de six semaines jusqu’à la maternelle. Bernie Sanders est également le seul candidat dans la course à vouloir sérieusement protéger, améliorer et déségréguer l’enseignement public de la maternelle à la 12e année (ce qui est le proche d’une dimension universelle de la garde, de la protection – y compris après la classe – des enfants dans notre société), notamment en augmentant le salaire de la main-d’œuvre travaillant dans ces domaines, majoritairement féminine.

En général, la campagne Sanders ne traite donc pas les « questions féminines » comme de simples ajouts. Contrairement à la politique de la plupart de ses rivaux, Bernie Sanders pense que les réformes de l’organisation du travail salarié doivent aller de pair avec les réformes de l’organisation du travail de soins [care] non rémunéré – et vice versa. Il exprime ainsi une vérité féministe fondamentale : les deux domaines sont si profondément imbriqués qu’aucun d’entre eux ne peut être transformé seul, isolément de l’autre. Seule une transformation coordonnée des deux à la fois peut permettre aux femmes une participation pleine et égale à la vie de la société.

Sanders est également le meilleur choix féministe en matière d’immigration et de politique étrangère. Notre pays a déclenché une agression militaire catastrophique en Afghanistan, en Irak et ailleurs au Moyen-Orient ; il a parrainé d’innombrables coups d’Etat et projets impérialistes déstabilisateurs en Amérique centrale et du Sud – tous avec des effets spécifiquement liés au genre. Dans ces régions, comme ailleurs, les femmes sont les premières responsables de la sécurité et de la survie des familles et des communautés. Cette activité, toujours difficile, devient épuisante lorsque la violence, les conflits et la répression autoritaire ont rendu impossible une vie quotidienne normale. Pour ceux et celles qui sont chargés, à l’échelle mondiale, d’élever la prochaine génération, l’épreuve est devenue terrible lorsqu’ils doivent essayer de protéger des enfants qui fuient la violence dans leur pays [allusion, entre autres, aux migrant·e·s fuyant d’Amérique centrale en direction des Etats-Unis, et traversant le Mexique] et qui vont se heurter à une frontière militarisée et à un régime états-unien prêts à emprisonner ces enfants. Sanders et le mouvement qui le soutient sont les seules forces politiques déterminées à changer notre politique meurtrière en matière d’immigration et de politique étrangère, une priorité absolue pour tout mouvement féministe sérieux.

Tout aussi important, la campagne de Sanders identifie correctement les forces sociales qui font obstacle à ses objectifs féministes et en faveur des travailleurs et des travailleuses. C’est-à-dire la classe des milliardaires et les méga-entreprises (banques, firmes pharmaceutiques, informatiques, assurances et sociétés d’énergie fossile), comme le souligne souvent Bernie Sanders. Mais les féministes ont un devoir particulier de s’opposer aux néolibéraux progressistes [Joe Biden, Nancy Pelosi, par exemple, pour ne pas mentionner Michael Bloomberg] qui sont parmi nous : ceux qui sont heureux de fréquenter des « ploutocrates » qui manifestent un enthousiasme en « s’inclinant » et « en brisant le plafond de verre » [référence à quelques dirigeantes d’entreprise vantées par les médias et y compris au sein du Parti démocrate], tout en abandonnant la grande majorité des femmes à la domination des entreprises. Nous devrions également nous opposer à ceux qui instrumentalisent les revendications ayant trait au genre, les utilisant non pas au profit des femmes, mais pour saper Sanders, diviser la gauche et soutenir les cabales centristes et conservatrices qui nous ont à maintes reprises déçus sans ménagement.

A l’inverse, la campagne de Sanders identifie correctement nos alliés les plus probables et les plus prometteurs : les syndicats, les antiracistes, les immigré·e·s, les écologistes et toutes sortes de « travailleurs et travailleuses » – rémunérés ou non. Ce n’est qu’en s’alliant à ces forces que les féministes peuvent rassembler le pouvoir dont nous avons besoin pour vaincre nos ennemis et réaliser la justice sociale.

En l’absence d’une telle perspective et des alliances qu’elle favorise, les féministes risquent d’être aspirées dans un type d’alliance contre nature avec Wall Street qui, en 2016, a appuyé la nomination d’Hillary Clinton et nous a ainsi valu Donald Trump. La dernière chose qu’il nous faut faire maintenant est de répéter cette débâcle !

Enfin, les féministes devraient se demander sur qui, parmi les candidats, on peut compter pour se battre pour les femmes – et en fait pour les 99%. D’autres candidats ont des plans féministes dans leurs programmes. Mais ils/elles ont simultanément signalé leur volonté de faire la paix, par la suite, avec la classe de ceux qui financent leur campagne. Parmi les candidats, seule Sanders comprend la nécessité d’une lutte populaire de masse qui s’inscrive dans la foulée de l’élection de novembre 2020. Seule sa campagne est engagée dans la construction d’un mouvement pour le type de grand changement structurel dont les femmes ont besoin.

La campagne de Sanders comprend également qu’un tel mouvement nécessite d’élargir notre sens de la solidarité. En nous demandant de « nous battre pour des gens que nous ne connaissons pas », elle met les féministes au défi de se joindre aux luttes antiracistes, écologiques, pour les droits des immigré·e·s, pour les droits des travailleurs et travailleuses et autres luttes en faveur des salarié·e·s, même si nous luttons aussi contre le sexisme.

Serons-nous à la hauteur de ce défi ?

Cette élection présente un choix clair. Quel est notre objectif principal ou le plus urgent : installer une femme à la Maison-Blanche et espérer que cette victoire ruisselle sur tout le monde ? Ou de nous joindre et d’aider à construire une campagne qui donne directement la priorité aux besoins et aux espoirs de la grande majorité des femmes ? De même, quel est le véritable sens du féminisme et de l’égalité pour les femmes : la parité hommes/femmes au sein des classes privilégiées, ce qui signifie l’égalité des chances pour la domination de toutes les autres ? Ou l’égalité des sexes au sein d’une société organisée au profit des 99% ?

En d’autres mots : serons-nous trompés par le recours cynique au féminisme de la part de ceux qui cherchent à saper un mouvement de masse progressiste ? Ou allons-nous soutenir le seul candidat des primaires qui met en avant une politique qui améliorera réellement la vie de toutes les femmes qui appartiennent aux 99% ?

Bernie Sanders est ce candidat. Ce n’est pas malgré mais parce que nous sommes féministes que nous sommes fières de lui apporter notre soutien. Bernie est le véritable choix féministe. (Traduction rédaction A l’Encontre)

Nancy Fraser est professeur de philosophie et de politique à la New School for Social Research. Elle est l’auteur de Fortunes of Feminism (Ed. Verso, 2013), Unruly Practices (University of Minnesota Press, 2008), et coéditrice de, plus récemment, Feminism for the 99% (Féminisme pour les 99%, La Découverte, mars 2019, avec Cinzia Arruzza et Tithi Bhattacharya).

Liza Featherstone est chroniqueuse pour Jacobin, journaliste indépendante, et l’auteur de Selling Women Short : The Landmark Battle for Workers’ Rights at Wal-Mart (Basic Books, 2005).

Nancy Fraser

Féministe américaine de gauche. Philosophe, professeure à la New School for Social Research à New York. Loeb Professor de Philosophy and Politics à la New School for Social Research. Parmi ses ouvrages, mentionnons Redistribution or Recognition et Fortunes of Feminism.

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