Austérité budgétaire, privatisations, « flexibilité » du travail, rétrécissement des programmes d’assistance publique font maintenant partie du paysage social propre. La plupart des politiciens et politiciennes sont acquis à ces politiques qu’ils présentent comme une fatalité et une voie obligée vers une prospérité qui se fait cependant attendre.
Ce qui les caratérise surtout, c’est leur surdité politique, le refus de prendre en compte les doléances des classes populaires, un élitisme qui entraîne par contrecoup la poussée actuelle du populisme.
Des orientations politiques et budgétaires qui auraient paru biscornues et choquantes encore au début des années 1970 sont devenues la norme acceptée dans les milieux politiques et imposées aux populations coûte que coûte.
Nous vivons une période de transition brutale. Ces mutations se font presque toujours au détriment de ceux et celles qu’on appelait autrefois « les classes laborieuses », bref d’une bonne partie des travailleurs et travailleuses tout comme s’est produite la transition entre le capitalisme marchand et rural du dix-huitième siècle en capitalisme industriel et urbain au cours du siècle suivant, d’abord en Grande-Bretagne, puis dans le reste de l’Europe et aux États-Unis. À cette époque-là aussi, les doléances foisonnaient contre les sacrifices infligés aux anciens artisans devenus peu à peu ouvriers d’usine.
Pour produire de la richesse financière et engendrer le progrès technologique, le capitalisme était sans égal. Mais pour la redistribuer équitablement toutefois, il faudra attendre longtemps et bien des luttes populaires. C’est seulement alors qu’il deviendra plus supportable pour les groupes touchés par cette mutation sociale et économique majeure.
Une autre évolution du régime capitaliste sera provoquée par la crise économique de 1929 ; l’économie s’écroule avec le cortège de misère que cet effondrement engendre et il faudra attendre la reprise accélérée par le second conflit mondial pour assister enfin à une diminution marquéedes inégalités sociales. Des innovations technologiques marqueront cette période (de la télévision à la bombe atomique), lesquelles vont bouleverser le quotidien des gens.
Un nouveau régime socio-économique voit alors le jour, au gré de compromis et d’improvisations souvent laborieuses : les politiques d’inspiration keynésienne, c’est-à-dire l’édification d’un État plus régulateur qu’auparavant qui visait à maintenir un pouvoir d’achat assez élevé pour que la population puisse acheter les produits fabriqués par les grandes entreprises, ce qui contribuait à « faire rouler » l’économie et garantissait un certain équilibre social. Cette orientation s’est traduite par des politiques budgétaires expansionnistes et une politique de plein emploi. La mise sur pied par étapes de programmes sociaux étendus et la syndicalisation poussée visait à entetenir un pouvoir d’achat qui entraînait la bonne marche générale de la machine économique. C’est ce compromis, laborieusement tricoté dans l’après-guerre et durant la décennie 1950 qu’on appellera la social-démocratie, ou encore le socialisme démocratique, surtout en Europe. Ce qu’on nomme la classe moyenne a connu alors une expansion inédite dans l’histoire, au gré des investissements publics et de pratiques d’embauche assez généralisées, tant du secteur privé qu’étatique. La tertiarisation relative de l’économie (la multiplication des emplois de bureaux qui exigent une formation scolaire assez poussée) contrastait avec le niveau de formation nécessaire durant la période antérieure et elle permettra une accessibilité des jeunes de la classe moyenne beaucoup plus grande qu’autrefois aux études dites supérieures.
Cet état de fait « bienheureux » durera de 1945 jusqu’au milieu des années 1970. On les a surnommées : « Les trente glorieuses ». Cette prospérité (même très relative) a induit un quasi état d’euphorie parmi les membres de la classe moyenne. Une partie de la classe ouvrière a même pu réaliser un vieux rêve : accéder précisément aux rangs de la fameuse classe moyenne et jouir enfin des avantages qui en découlent : achat d’une maison de banlieue, fréquentation par certains de ses enfants de collèges et d’universités, vacances payées et accès à des soins de santé publics gratuits ou à coûts réduits. Pour reprendre le titre d’un film : « La classe ouvrière va au Paradis ».
Mais ce contexte n’existe plus : il reposait dans une bonne mesure sur l’hégémonie commerciale et économique américaine, laquelle a servi de locomotive à la prospérité générale en Occident durant vingt-cinq ans environ. Cette hégémonie résultait de l’effondrement européen et japonais en 1945. Quant à l’URSS, outre les pertes énormes qu’elle avait subies durant la guerre et des ravages étendus provoquées par celles-ci sur son territoire, elle n’était pas en mesure de concurrencer vraiment l’hégémonie américaine sur le plan commercial. Ses dirigeants se sont plutôt atttelés en priorité à se bâtir un glacis de sécurité en Europe de l’Est et à contester sur le plan politique et militaire l’hégémonie américaine mondiale.
Pour résumer, l’expansion économique américaine n’affrontait aucune concurrence sérieuse de 1945 à 1970. Mais les choses ont beaucoup changé depuis ce temps et des concurrents se sont levés pour se tailler leurs propres parts de marché dans le monde : tout d’abord la Communauté économique européenne (de nos jours, l’Union européenne), le Japon et puis plus récemment la Chine.
Les Arabes eux, ont eu « le mauvais goût » d’exiger un prix plus équitable pour leur pétrole en 1974, ce qui a plongé les économies occidentales dans le marasme. L’inflation galopante en résultant a diminué les profits des entreprises et les revenus des gouvernements. Ces divers déboires commerciaux ainsi que certains revers politiques (comme la défaite américaine au Viet-Nam) ont favorisé une remontée de la droite et une remise en cause des programmes sociaux, jugés trop coûteux et nuisibles à la concurrence économique des pays occidentaux. Le syndicalisme lui, devenait une « rigidité » qui nuisait à la « nécessaire » souplesse de l’État et il protégeait trop des employés et employées pas assez « productifs » au goût des capitalistes. Le début de la réaction rétrolibérale contre le keynésianisme remonte à cette époque.
Une tendance idéologique qui a pris le dessus avec l’arrivée au pouvoir des conservateurs de Margaret Tatcher en Grande-Bretagne en 1979 et des républicains de Ronald Reagan à la Maison-Blanche en octobre 1980. La « locomotive » expansionniste a alors changé de direction. Vu l’importance et l’influence de ces deux pays, le rétrolibéralisme a pris assez vite beaucoup de place dans la plupart des pays occidentaux de 1980 à maintenant.
La doctrine du libre-échange : privatisations retrait relatif de l’État des les programmes d’assistance publique et « flexibilité » du marché du travail sont devenus les thèmes majeurs sans cesse ressassés par les classes politiques et leurs alliés de la finance à partir de ce moment-là. Les thèse rétrolibérales se sont transformées en dogmes et elles ont pris préséance même sur la démocratie.
Une partie de la classe moyenne et de la classe ouvrière a alors été chassée du « Paradis » pour se faire chauffer les fesses au purgatoire.
Dans ce tourbillon de reculs sociaux et syndicaux, de restrictions budgétaires gouvernementales, que reste-t-il donc de la social-démocratie ? Que peut-on augurer de son avenir ? En a-t-elle seulement un ?
Cette interrogation renvoieà une autre : la « belle période » de 1945 à 1975 constituerait-elle une exception plutôt que la règle dans l’Histoire ? Le masque de « générosité » de l’exploitation capitaliste des travailleurs et travailleuses a tombé et les classes dominantes misent désormais sans vergogne sur la vulnérabilité renouvelée de la force de travail.
On ignore l’aboutissement de ce processus mais une chose est sûre : les conditions commerciales et économiques qui prévalent de nos jours interdisent le retour pur et simple au passé.
Un passé qu’il faudrait éviter de trop embellir : le capitalisme demeurait exploiteur, bien qu’il dût s’accomoder de politiques publiques dépensières (dont il abondamment profité d’ailleurs) ; cet expansionnisme économique se fondait sur l’exploitation à bon marché des ressources naturelles (et de l’envionnement par conséquent) du Tiers-Monde et de sa main d’oeuvre.
Si toute résurgence intégrale de la social-démocratie n’est guère pensable, il ne s’ensuit pas pour autant que la notion même de socialisme démocratique est devenue désuète, obsolète. La réinventer exigera de faire la part des choses entre ce qui doit être conservé, « rénové » et abandonné. Ce processus ne se réalisera que par d’intenses débats et de virulentes luttes politiques à n’en pas douter : chez nous, le printemps érable de 2012 et en France le mouvement des gilets jaunes en témoignent. Comme la taupe sous terre, la gauche devra fouir pour se frayer un chemin dans la masse des événements, le chaos du monde et les manoeuvres de diversion des profiteurs et profiteuses du système rétrolibéral.
Par ailleurs, il faut ajouter qu’il est encore moins possible pour ceux-ci (un rêve qu’entretiennent certains d’entre eux) de revenir à la quasi absence de politiques sociales d’il y a un siècle que pour la gauche de ressusciter l’époque des « Trente glorieuses ».
En dépit de graves reculs, l’essentiel des programmes sociaux a été maintenu par souci de réalisme élémentaire de la part des classes politiques, parfois malgré les pressions des milieux financiers et entrepreneuriaux.
En effet, les sociétés n’abandonnent jamais totalement les acquis des périodes antérieures, même lorsqu’elles affrontent une époque postérieure de transition chaotique. Il en reste toujours quelque chose.
La mission de la gauche québécoise consiste à essayer de dessiner les arcanes d’une plus grande justice sociale, un travail de déchiffrage en quelque sorte... et à passer à l’action directe pour réaliser ce projet, encore assez confus.
Ne faut-il pas commencer par tenter d’interpréter la complexité du réel, bref à lui donner un sens ? Et en conférer un à notre propre existence ?
Jean-François Delisle
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