Tiré du blogue de l’auteur.
La Grèce et son peuple sont devenus depuis janvier 2010 l’archétype de l’archaïsme en Europe. Le cliché néolibéral défie toute discussion de fond : voici un peuple fraudeur et vivant au-dessus de ses moyens, responsable du manque de compétitivité de son économie, plus enclin à la grève qu’au travail créatif, dirigé par une classe politique clientéliste et corrompue, elle-même incapable de faire respecter la loi et de recueillir les recettes fiscales nécessaires pour les dépenses de la collectivité. A cet archaïsme d’une démocratie de marché défaillante, les médias ont opposé son contraire moderne incarné par le Fonds monétaire international, la Commission européenne, les agences de notation, le capital mondialisé et les gouvernements du cœur de la zone euro.
Cette opposition entre l’archaïsme et la modernité passe cependant sous silence, et condamne ainsi à l’échec, les tentatives du mouvement social pour contrer l’austérité et redéfinir ce qui est moderne.
Historicités
Car la lutte des classes en Grèce a porté depuis 2010 non seulement sur le partage des richesses (par l’intermédiaire des finances publiques et de l’austérité), mais aussi sur la "sémantique des temps historiques" (Reinhart Kosseleck). Le discours dominant accompagnant les plans successifs d’austérité a ainsi prétendu incarner la modernité économique et sociale face aux archaïsmes responsables de la catastrophe nationale que traverse la Grèce.
La posture moderne de la classe dirigeante et de ses acolytes internationaux leur assurait ainsi d’incarner l’avenir, le seul qui soit possible, celui du capitalisme néolibéral mondialisé et de son pendant, la société de marché. En effet, la catégorie de la modernité est cette catégorie auto-référentielle qui signale une rupture dans le temps et instaure ainsi un nouveau régime d’historicité chez les acteurs sociaux qui se définit par le dépassement de la tradition d’une époque archaïque. En somme, cette opposition structurante du discours dominant a cherché à fortifier l’idée d’un capitalisme éternel et à empêcher toute perspective d’un avenir différent.
La lutte pour imposer un autre scénario que celui de l’austérité généralisée a été au centre des efforts du mouvement ouvrier (printemps 2010) et des Indignés de la place de Syntagma et des autres villes (été 2011). Ce faisant, ils ont ouvert dans l’espace social de nouvelles perspectives sur l’avenir en renversant l’opposition archaïsme/modernité du discours dominant. Ils ont ainsi tenté en pratique de généraliser cette idée que l’archaïsme n’est pas l’État social mais le « capitalisme réel » et le désastre social qu’il a imposé dans son sillage, actualisant dans la foulée ce contre quoi la modernité capitaliste s’est construite, à savoir une économie tournée vers la satisfaction des besoins de la communauté et non pas vers la valorisation du capital.
Chrématistique vs. oikonomia
Reflétant la rationalité sociale et politique de l’économie antique, Aristote s’étonnait au IVe siècle avant J.-C. de cet « art d’acquérir des richesses » qui n’est pas destiné à satisfaire les besoins de la communauté et qu’il appelle « chrématistique » : « Étrange richesse que celle dont l’abondante possession n’empêche pas de mourir de faim, comme cela arriva au fameux Midas de la fable, dont la prière, cupide au-delà de toute mesure, avait pour effet de changer en or tout ce qu’on lui présentait. »[1]
A la chrématistique, Aristote opposait « l’oikonomia » : « une espèce de l’art d’acquérir qui (…) doit, ou bien avoir sous la main, ou bien procurer, de façon à les rendre disponibles, les biens dont il est possible de constituer des approvisionnements, quand ils sont nécessaires à la vie et utiles à la communauté (koinonia) politique ou familiale. Et il semble que ce soient là les éléments constitutifs de la véritable richesse. »[2]
Or, cette opposition, déjà ancienne, entre ce qu’Aristote appelait la « chrématistique » et « l’oikonomia », se retrouve au cœur des enjeux de la réforme annoncée de la SNCF et, plus largement, des services publics, de l’État social.
Dans la Grèce des années 2010, on la retrouve dans le discours émanant des principaux acteurs du mouvement contre l’austérité du printemps 2010, comme le montrent les propos adressés aux manifestants le 5 mai 2010 par Ilias Vretakou, vice-président de la fédération syndicale de la fonction publique ADEDY : « Ils aplanissent les travailleurs et la société. On nous vole nos salaires, on nous vole nos retraites, on nous vole nos droits du travail et de protection sociale, on nous vole notre droit à la vie. Ils imposent la jungle des relations de travail, ils abolissent le salaire de base le plus bas, ils développent le contrat de première embauche, ils libéralisent les licenciements, ils diminuent les allocations sociales, diminuent le taux horaire des heures supplémentaires. Ils donnent la possibilité aux employeurs de jeter à la rue un vieux salarié et avec le même argent d’embaucher trois ou quatre jeunes précaires. »[3]
De même pour ce qui est du mouvement des Indignés : leurs appels sont également porteurs de la même opposition entre ce que Marx montrait comme la double personnalité des marchandises, c’est-à-dire la « valeur d’usage », socialement utile, et la « valeur d’échange », relevant de la logique d’accumulation du capital. L’appel de « l’Assemblée du peuple » de Syntagma du 22 juin 2011 explique en ce sens : « Nous ne pouvons accepter le pillage de notre richesse sociale, nous ne sommes pas prêts à tolérer la dégradation du niveau de vie de la majorité de la population alors qu’une minorité s’enrichit par ses profits. »[4]
Démocratie
Par ailleurs, les mouvements sociaux en Grèce ont mis en évidence une problématique déjà « ancienne », à savoir celle des liens entre la démocratie politique et l’annulation des dettes.
Le communiqué de l’assemblée populaire de Syntagma du 28 juin 2011 est ainsi intitulé : « Ils sont condamnés à l’annulation et nous à la victoire ! »[5] En réclamant un audit sur la dette grecque et un moratoire sur le versement des intérêts aux créanciers, le « mouvement des places » tente de politiser une question monopolisée par les « experts » de la classe dirigeante. La question de l’illégitimité politique de la dette et des plans d’austérité a donc été au centre de la victoire électorale de la "Coalition de la gauche radicale" (SYRIZA). Malgré la défaite de cette dynamique politique, symbolisé par le volte-face d’Alexis Tsipras suite au référendum de juillet 2015, pareille démarche est une remise en question frontale des prérogatives de l’oligarchie capitaliste au pouvoir et synonyme d’émancipation politique et sociale pour la majorité.
Le même type de débat a eu lieu en Grèce ancienne à plusieurs reprises : l’annulation des dettes et l’exercice de la démocratie par la masse (« oi polloi »). Les deux étaient tellement liés que lorsque Philippe II de Macédoine (359-336 av. J.-C.) réunit les cités grecques dans une Ligue des Hellènes pour consacrer son hégémonie politique et mettre fin à la sédition (la stasis grecque), l’un des actes séditieux n’est nul autre que la redistribution des terres et l’abolition des dettes.
De même, à Itanos, en Crète, les citoyens devaient prononcer le servent suivant : « Je ne promouvrai pas une redistribution des terres ou des maisons ou des parcelles à bâtir, ni une abolition des dettes. »[6] Et de fait, si ces serments signalent une époque de déclin de la cité classique et de la démocratie au profit d’un ordre dominé par des « tyrannies » oligarchiques et monarchiques, à l’inverse de cette restauration conservatrice, la mise en place de la démocratie à Athènes par les réformes de Solon peu après 600 av. J.-C. s’est réalisé par une annulation de dettes qui n’étaient ni plus ni moins le signe d’une expropriation privée au profit d’une oligarchie parmi les citoyens.
Ainsi, la démocratie prend forme dans l’Athènes classique avec la réduction du pouvoir de l’oligarchie des propriétaires terriens. La possession de la terre était par conséquent l’un des fondements de la citoyenneté athénienne classique. Les réformes de Solon avait en effet radicalement bouleversé la structure sociale de la cité oligarchique ; comme Aristote l’écrit dans sa Constitution d’Athènes II : « Les nobles et la foule furent en conflit pendant un long temps » parce que « les pauvres, leurs femmes et leurs enfants étaient les esclaves des riches » et « n’avaient pas de droits politiques ».
Ainsi, le mouvement de masse contre l’austérité et les réformes néolibérales en Grèce depuis 2010 a actualisé la stasis grecque, sans aboutir toutefois à la construction d’un référent politique alternatif et positif qui aurait pu par la suite faire l’objet d’appropriations et d’adaptations dans les différents contextes nationaux en Europe. Pour autant, le "laboratoire grec" éclaire la réforme de la SNCF, et de manière générale les "archaïsmes" de la France contemporaine, d’une lumière subalterne et alternative qu’on peine à trouver dans le débat public aujourd’hui mais dont le bien commun et les sujets politiques que nous sommes ont profondément besoin.
Notes
[1]Aristote, Politique dans Michel Austin et Pierre Vidal-Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne, A. Colin, 2007, p. 189.
[2]Aristote, Politique cité dans Michel Austin et Pierre Vidal-Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne, Armand Colin, 2007, p. 185.
[3]Discours cité dans le quotidien grec de gauche Avgi, 6 mai 2010.
[4]Voir l’appel sur le site d’Europe solidaire sans frontières : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22042
[5]Voir l’intégralité du communiqué : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22106
[6]Cité par Moses I. Finley, « La terre, les dettes et le propriétaire foncier dans l’Athènes classique », Economie et société en Grèce ancienne, La Découverte, 1984, p. 120.
Un message, un commentaire ?