Édition du 29 octobre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Détenue et emprisonnée en Argentine depuis le 16 janvier... Milagro Sala doit-être libérée

Il est des événements lointains qui vus du Québec, pourraient paraître anodins, mais qui ont cependant la vertu de nous faire apprécier quelques-unes des grandes tendances qui hantent actuellement certains pays du sud de l’Amérique. Et telle pourrait bien être, la récente arrestation et détention de Milagro Sala, tout à la fois députée du Mercosur et charismatique dirigeante autochtone et populaire de la province de Jujuy, au nord-ouest de l’Argentine.

Il faut dire que Milagro Sala est une femme d’exception dont le destin est étroitement lié au devenir chaotique de l’histoire récente de l’Argentine. Rappelez-vous, c’était finalement il n’y a pas si longtemps : cette frénésie néolibérale qui s’était emparée du pays au milieu des années 90 sous la présidence de Carlos Menem, puis cette violente crise économique, sociale et politique de 2001 ayant plongé la moitié du pays dans le dénuement et forçé le président en exercice d’alors à fuir « la Casa rosada » en hélicoptère, et enfin à partir de 2003 la lente reconstruction d’une économie longtemps exsangue, sous l’égide du péronisme progressiste des présidents Nestor et Cristina Kirchner.

Dans la lointaine et déshéritée province de Jujuy, Milagro Sala a vécu tous ces retournements et traumatismes dans sa chair même, mais à sa manière, à travers une formidable expérience d’empowerment collectif. Enfant abandonnée puis adoptée, issue d’un milieu autochtone démuni, elle a tout d’abord connu le destin de ces jeunes des quartiers populaires qui errent dans la rue, font les 400 coups et se retrouvent vite en prison, avant de se ressaisir et, appuyée en cela par des militants syndicaux, d’entrainer une poignée de jeunes exclus dans un premier travail social et communautaire : celui d’offrir chaque matin, grâce à l’organisation d’une véritable entraide collective, un verre de lait chaud aux enfants de son quartier.

Redonner dignité aux déshérités

Bien vite cependant, sous le coup de sa formidable énergie, cette expérience prit de l’ampleur, se transforma en un mouvement (l’organisation sociale Tupac Amaru), et finit par déboucher non seulement sur l’installation de cafétérias populaires, mais aussi sur la mise en place d’un vaste réseau de coopératives (plus de 66 000 membres) ayant conduit à l’auto-construction, gérée collectivement, de près de 8 000 maisons dans toute la région. Le tout à partir des principes de la démocratie participative (fonctionnement en assemblées) et avec l’objectif de redonner dignité aux « appauvris » et déshérités de la province, en aspirant à les doter d’un travail mais aussi d’un milieu de vie de qualité : maisons, égouts, aqueducs, piscines publiques, etc.

Il est vrai que pour parvenir à de tels résultats, Milagro Sala a pu compter à partir de 2003 sur l’aide du gouvernement et en particulier sur une série de subventions destinées à soutenir le lancement de coopératives. Il est vrai aussi que son charisme et sa farouche volonté ont permis de donner naissance à un mouvements social particulièrement contestataire, combatif et indépendant vis-à-vis de tout pouvoir institutionnel quel qu’il soit. Un mouvement qui savait se faire entendre !

Une cible de choix pour le nouveau président

Aussi n’est-ce pas un hasard si l’organisation Tupac Amaru et sa charismatique leader ont été parmi les premières cibles des nouveaux responsables politiques (provinciaux et fédéral) surgis des dernières élections d’octobre et novembre 2015 ayant permis au conservateur et néolibéral Mauricio Macri de s’emparer de la présidence.

Voilà pourquoi dès le mois de décembre, la loi sur l’assistance aux coopératives est modifiée, de manière à ce que le financement accordé ne soit plus collectif mais individuel, de manière aussi à ce que les coopératives perdent leur statut juridique et ne soient donc plus reconnues comme institution légale.

Occupation pacifique

En réaction à cette brutale remise en cause de leur existence, les militants de l’organisation Tupac Amaru appuyés par le Réseau des organisations sociales, décident alors dès la mi décembre d’occuper de manière pacifique la « Plaza Belgrano » de San Salvador de Jujuy, la capitale de la province. La mobilisation populaire est impressionnante, et le nouveau gouverneur pour la faire cesser, ordonne le 16 janvier l’arrestation puis l’emprisonnement de Milagro Sala, en l’accusant de sédition et d’incitation aux attroupements, puis devant la faiblesse juridique de ces premières accusations, en affirmant qu’elle est à l’origine de malversations de fonds.

Il n’est cependant pas besoin d’être grand clerc pour réaliser ce qui est en train de se jouer à travers ces pseudos accusations : c’est la remise en cause –violente et revancharde— de bien des acquis sociaux et économiques gagnés à la force du poignet par le mouvement social argentin, dans la province de Jujuy notamment.

Voilà pourquoi il faut comme jamais faire connaître l’histoire de Milagro Sala et appeler à ce qu’elle soit libérée. Il en va tout simplement de l’avenir de ces luttes pour l’égalité et la justice sociale que la gauche avait menées ces treize dernières années en Argentine et dans une bonne partie de l’Amérique latine. Ne sont-elles pas en train d’être partout battues en brèche ?

Québec le 23 janvier 2016

Pierre Mouterde
Sociologue et essayiste

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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