Publié le 3 avril 2018
Une remarque préalable, je ne vais pas ici discuter de certains termes employés. Je préfère « luttes anti-colonialistes ou anti-coloniales », « colonialité du pouvoir, » au terme « décolonial ». Je reste assez sceptique sur l’emploi des termes « post-capitaliste » ou « transition », car si les révolutions effectives ont bien ouvert la possibilité de transition vers d’autres régimes socio-politiques, leurs modalités propres ou les conditions réelles d’exercice du pouvoir, leurs histoires… impliquaient la nécessité d’autres révolutions afin que des « transitions » soient possibles. Je ne me reconnais pas non plus dans les vocabulaires identitaires, communistes, trotskistes, anarchistes, etc.
Que l’on partage ou non le vocabulaire, je souligne l’intérêt des analyses proposées, le refus de considérer ces passés comme monolithiques, l’insistance sur des éléments subversifs encore d’actualité, les notions de « pluriversalisme » (en complément possible, Tumultes : Pluriversalisme décolonial. Sous la direction de Zahra Ali et Sonia Dayan-Herzbrun, promouvoir-les-diverses-formes-detre-au-monde-pour-legalite-et-la-liberte/) ou de « démocratie des communs »…
« Tous les passés n’ont pas le même avenir », tous les possibles entrevus et non aboutis sont des sources acceptables d’espérance. Nous devons nous pencher encore sur Octobre 1917, les éléments internes de contre-révolution (qui se combinent aux éléments d’intervention externe) et en particulier les « cristallisations bureaucratiques » jusque dans les « dégénérescences » et les contre-révolutions.
« Tout le pouvoir aux soviets », la création ou l’extension de droits sociaux, la légalisation du « contrôle ouvrier dans les usines et de la terre par ceux qui la travaillent » (en complément possible : David Mandel : Les travailleurs de Petrograd dans la Révolution russe (1917-1918), ce-sont-seulement-des-fleurs-les-fruits-doivent-encore-murir/), l’actualité de la démocratie anti-bourgeoise, le devenir maitre·sse de l’usine ou de la terre…
Catherine Samary indique dans sa préface une problématique « La logique d’autogestion atomisée des entreprises se heurta à l’ampleur du sabotage patronal puis au besoin objectif d’organisation nationale de la production,notamment du ravitaillement en matières premières, et des réseaux de transport ». Cette question ne saurait être dissoute dans des visions localistes de réorganisation autogérée, mais bien dans la maîtrise locale et globale des choix politiques – impliquant une institution de chambres particulières aux pouvoirs démocratiquement articulés. Et sur ce point, l’étude d’exemples historiques, en particulier dans l’ex-Yougoslavie, reste d’un apport très sous-estimé.
L’étouffement de la démocratie, les logiques substitutives, les « au nom de » doivent être réexaminés car ils sont, plus qu’une entrave aux processus d’émancipation, mais bien la négation même des possibles autogestionnaires. « Pour se consolider et trouver leur cohérence les alternatives embryonnaires auront donc besoin de se coordonner pour peser ensemble, en luttant à toutes les échelles où le Capital impose ses règles, en défense d’autres droits et critères visant à la protection de l’environnement et à la remise en cause de tous les rapports croisés d’exploitation et d’oppression ».
J’ajoute que « la remise en cause de tous les rapports croisés d’exploitation et d’oppression » est bien une condition des mobilisations auto-organisées, seules capables de rendre plausible/possible la création d’un front large et démocratique, de rendre effective la question du(des) pouvoir(s) et de l’ouverture d’une période de transition émancipatrice.
« Seule l’expérience est capable d’apporter les correctifs nécessaires et d’ouvrir des voies nouvelles » Rosa Luxembourg.
Catherine Samary insiste sur la nécessité d’« un inventaire pluriel et systématique des avancées, reculs et échecs de la « révolution permanente » travaillant le « siècle soviétique »… ». Dans une visée large, elle aborde non seulement la révolution d’octobre, mais aussi les luttes anti-coloniales, la conférence de la Tricontinentale, l’Urss comme grande puissance, les mouvements qui en permanence dépassent/suppriment les ordres établis, l’histoire de la Yougoslavie, la notion de « développement inégal et combiné », les questions nationales et leur sous-estimation (En complément possible : Otto Bauer : La question des nationalités, libre-declaration-de-nationalite-autonomie-et-auto-administration/), le primat économiste donné aux « forces productives », l’imbrication des rapports sociaux, les difficultés de la gestion directe, le contrôle ouvrier. L’autrice souligne que « Le passage de la lutte contre à la lutte pour » nécessite préparation et donc expériences. Ce qui pose bien l’articulation entre les expériences au présent et les futurs espérés
En revenant sur les expériences soviétiques, l’autrice aborde, entre autres, l’hyper-centralisation, les « intérêts interprétés », la politique de la NEP, la non remise en cause du despotisme d’entreprise, la question de la démocratie au cœur des entreprises, les engrenages répressifs, la tragique erreur de la répression du soulèvement de Cronstadt, les enjeux démocratiques dans tous leurs versants – incluant la question de la constituante -, l’accroissement des difficultés par des mesures liberticides, « Seule une vie bouillonnante, absolument libre, s’engage dans mille formes et improvisations nouvelles, reçoit une force créatrice, corrige elle-même ses propres fautes » (Rosa Luxembourg), l’industrialisation accélérée, la « promotion sociale et politique verticale massive de paysans dans la classe ouvrière, de travailleurs dans l’appareil d’Etat/parti jusqu’aux plus hauts sommets », l’annexion forcée des pays baltes, la déportation des Tatars de Crimée, les assassinats d’opposant·es, l’enterrement du projet socialiste…
Contre les visions monolithiques et réductrices, Catherine Samary prends en compte les évolutions, l’historicité (En complément possible, Moshe Lewin : Russie / URSS / Russie (1917-1991), lautopsie-le-zoologue-lhippopotame-et-la-girafe/ – Comme l’indique l’autrice, cet auteur « n’analyse cependant pas les dimensions internationales du siècle soviétique »). Et aussi, le refus des communistes yougoslaves de se plier aux accords de Yalta, l’après Staline, les modifications de rapports de force à l’échelle mondiale, les décolonisations, la Tricontinentale (En complément possible, Saïd Bouamama : La Tricontinentale. Les peuples du tiers-monde à l’assaut du ciel, un-internationalisme-en-travail-et-parcouru-de-contradictions/), les politiques de « coexistence pacifique », l’intervention soviétique en Hongrie en 1956, le mouvement des « non-alignés »…
J’ai particulièrement été intéressé par les analyses sur les socialisations non marchandes, les dimensions « politico-sociales », l’introduction de l’autogestion en Yougoslavie et la constitutionnalisation d’un nouveau « statut », les combinaisons « de plan, de marché et d’autogestion », les réformes renforçant les droits de l’autogestion et les droits nationaux.
Catherine Samary revient sur le grand débat cubain (pour un point de vue partiellement différent, Samuel Farber : Che Guevara. Ombres et lumières d’un révolutionnaire, qui-decide-de-qui-est-dans-la-revolution/), les catégories marchandes, la démocratie ouvrière et son absence, le « substitutisme ».
Elle poursuit par des analyses sur les complexités de « L’autogestion aliénée par l’étatisme ou/et par le marché » en Yougoslavie, les contradictions reformulées par l’augmentation des « travailleurs autogestionnaires » et des « droits nationaux », les analyses des intellectuel·es de Praxis, les réponses d’en haut, la création de « communautés d’intérêt autogestionnaires de producteurs, usagers et responsables de l’Etat », l’introduction d’« une planification autogestionnaire », l’établissement de « chambres d’autogestion », le maintien du parti unique et les (in)cohérences du système…
Puis, Catherine Samary discute des « communs », de l’idée du « commun », de la « mise en commun », des choix et de leurs contraintes, « La véritable question est donc qui décide et pour quoi faire, sur la base de quels critères – sur quelle échelle territoriale ? », des réponses émancipatrices aux politiques néolibérales, « il faut soutenir une démarche axée sur des finalités explicites, des droits et une démarche démocratique plurielle dans l’explicitation de ces objectifs, sans limitation a priori quant aux biens et aux espaces politiques concernés, associés à ces droits », des unités de base et à échelle humaine, des communautés d’intérêts autogestionnaires, des principes de subsidiarité, de planification autogestionnaire, de récupération et de gestion collective, des villes rebelles, de la contestation « des critères de gestion, de financement, d’efficacité », des droits pour toutes et tous, de l’auto-organisations des populations concernées, de réappropriation et de dé-privatisation, des forums sociaux et des dimensions internationales… des expériences partielles permettant d’« aider à penser d’autres rapports humains et à modifier les rapports de force en s’insérant dans les réseaux de résistance partageant les mêmes objectifs ».
L’actualité de l’autogestion, de la démocratie, des communs. Une invitation à se réapproprier des expériences et des débats.
Reste une question, que je pose maintenant à toustes les auteurs et autrices, pourquoi ne pas utiliser une écriture plus inclusive ? – le point médian, l’accord de proximité, pour rendre visibles les unes et les autres, les iels et toustes.
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Catherine Samary : Octobre 1917 – 2017
D’un communisme décolonial à la démocratie des communs
Editions du croquant, Vulaines-sur-Seine 2017, 164 pages, 12 euros
Didier Epsztajn
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