Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Des regards qui pèsent lourd sur les femmes

Les espaces numériques n’étant pas des paradis en dehors de la société, ils reproduisent et jouent même un rôle d’amplificateur des violences et injonctions faites aux femmes. Sur nos écrans défilent d’ailleurs de nombreuses images qui témoignent des inégalités entre femmes et hommes.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/03/23/des-regards-qui-pesent-lourd-sur-les-femmes/

Dans notre société, «  les relations sociales sont médiatisées par les images qui ont joué un rôle central dans la construction de la vie sociale et dans la construction des significations  », souligne la sociologue italienne Patrizia Faccioli [1]. Cela pose évidemment des questions : par exemple, sur nos écrans, qui regarde – activement, et qui est regardée – passivement ? Le féminin est de mise dans cette dernière question car ce sont les femmes qui sont essentiellement jugées selon leur apparence physique. La philosophe américaine Susan Bordo en explique les raisons dans l’introduction de son livre Unbearable weight (Un poids insupportable), qui évoque le dualisme corps-esprit qui imprègne toute la philosophie occidentale depuis l’Antiquité [2] : le corps est représenté comme séparé de l’esprit, et comme lui étant inférieur. Le corps est considéré comme étant passif, une sorte de machine qui se contente de répondre à des stimulations mentales.

Ce dualisme est sexué : les hommes sont associés à l’esprit, les femmes au corps. D’un côté, il y a les hommes, l’esprit, la culture, l’actif, la raison ; de l’autre, on retrouve les femmes, le corps, la nature, la passivité, les émotions et les sensations. De ce dualisme découlent des rapports de pouvoir. «  L’esprit doit dominer le corps, irrationnel et sujet à des “caprices” (comme la faim, le désir sexuel…), tout comme l’homme doit dominer la femme […]. Sans véritable esprit, elles sont assimilées avant tout à de la matière et à leur corps, à leurs capacités sexuelles et procréatrices. Elles sont donc bien objectivées sexuellement  », écrit l’autrice Noémie Renard [3]. Quand on a pensé – et regardé – de cette façon pendant des siècles, il n’est pas étonnant d’en constater les conséquences. La société de l’image n’affecte pas les femmes et les hommes de la même façon.

Un regard inégalitaire…

Un concept résume peut-être à lui tout seul ce regard empreint de rapport de pouvoir inégalitaire que l’on pose sur les corps féminins : dans les films, diffusés massivement aujourd’hui via des plateformes numériques, le male gaze, ou regard masculin, a un peu de plomb dans l’aile. Plusieurs générations de réalisatrices et d’actrices, telles que les Françaises Céline Sciamma et Adèle Haenel, critiquent cette manière de filmer qui transforme les femmes en objets passifs pour le plaisir voyeuriste du public. Selon Iris Brey, autrice de l’ouvrage Le regard féminin. Une révolution à l’écran [4], ce regard masculin est tout particulièrement visible dans les scènes de viol, dans lesquelles la femme est filmée comme un objet « à prendre ». Et de plaider pour diversifier les manières de filmer les femmes au cinéma.

On pourrait arguer que des hommes sont également objectivés dans certaines images publicitaires ou films, montrés comme les objets sexuels pour le plaisir des yeux de l’audience. « Mon postulat est fort et sans appel. Je pense que si les femmes sont leur corps, les hommes peuvent vivre en oubliant, voire en déniant, le fait qu’ils en ont un. Cela ne veut pas dire que leur corps n’est pas source de préoccupation, mais qu’avoir un corps sexué pour les hommes ne produit aucune des discriminations et des violences que les femmes subissent chaque jour  », réagit la philosophe Camille Froidevaux-Metterie [5], autrice du livre Un corps à soi. « Tout le monde peut se retrouver objectifié. Il n’y a pas besoin d’appartenir à une classe dominée. Mais cela ne fait pas de cet individu un représentant d’une classe opprimée. L’objectification des femmes, c’est quand même un symptôme plus global de la culture du viol, de la domination des hommes sur les femmes. Le contexte n’est pas le même  », confirme quant à elle Anne-Charlotte Husson, autrice de Le genre. Cet obscur objet de désordre [6].

… sur des corps fragmentés

Les deux autrices évoquent des violences masculines et un contexte de discrimination qui semblent être amplifiés par les images que l’on regarde sur nos écrans. Le chercheur belge Philippe Bernard (ULB) l’a montré : la publicité qui sexualise plus les corps féminins nous fait penser à ces corps comme à des objets, et non pas comme des êtres humains avec une identité propre. «  Les études indiquent que les images de corps sexualisés sont perçues très différemment des images de corps non-sexualisés. Plus particulièrement, nous avons mis en évidence que les corps sexualisés sont perçus de façon fragmentée, comme s’ils étaient des ensembles de parties corporelles plutôt que des corps entiers. Cette perception fragmentée est habituellement observée lorsque les individus perçoivent des objets  », détaille-t-il [7]. Or, on ne demande pas son consentement à un objet avant de s’en servir.

C’est également ce qu’il se passe dans la pornographie mainstream, désormais consommée numériquement, c’est-à-dire gratuitement et massivement à travers le monde, «  95% de cette consommation passent par des sites de streaming gratuits détenus par des compagnies offshore aux pratiques obscures. Jamais l’accès au porno n’aura été aussi facile : des millions de contenus piratés sont à disposition de façon permanente, sans restriction d’âge, sans aucune forme de contrôle quant à la violence des contenus diffusés [8] ».

Dans le scénario « classique » des films pornographiques, les stéréotypes sexistes (et racistes, les vidéos étant classées selon les caractéristiques physiques des actrices : « blonde », « asiatique », etc.) sont à l’œuvre : l’homme agit et la femme est représentée comme un objet passif, présente pour le plaisir et le regard des consommateurs, en majorité masculins. « La pornographie emblématise les corps féminins comme des objets-fantasmes mis au service sexuel fantasmagorique des hommes et exploités réellement par les industries du sexe […]. Ce sont les regards des hommes qui décident des corps des femmes. Pourtant, les publicitaires, les magazines et les pornocrates prétendent inlassablement promouvoir la “libération” des femmes. Elles sont libérées de quoi exactement ? On ne le sait pas trop ? », écrit le sociologue Richard Poulin, de l’Université d’Ottawa [9].

En octobre 2020, en France, commençait d’ailleurs l’affaire dite « French Bukkake », du nom d’un site de vidéos pornographiques. Douze hommes sont poursuivis, notamment pour traite d’êtres humains aggravée et viol en réunion. Les enquêteurs soupçonnent la constitution d’un réseau dont les membres ont recruté de très jeunes femmes, «  par des stratagèmes élaborés », dans le but de leur imposer des pratiques sexuelles extrêmes et de diffuser les vidéos sans leur consentement [10]. Ils auraient fait au moins une cinquantaine de victimes. Tout cela, juste sous nos yeux…

En mars 2022, Ovidie, ancienne réalisatrice de films pornographiques, tirait la sonnette d’alarme devant le Sénat français : «  Depuis la démocratisation des smartphones, l’âge moyen de la découverte des premières images pornographiques est de neuf ans », écrit-elle dans son livre. Selon elle [11], « une génération cobaye entre dans la sexualité en étant biberonnée au porno. Mais en même temps, elle a été conscientisée aux notions de consentement […]. Ils sont très lucides, mais ça ne veut pas dire que le porno ne les influence pas […]. Tout ça à un impact sur leur rapport au corps  ».

« Une vision moins humaine de la femme »

Autre grande pourvoyeuse d’images numériques, l’industrie du jeu vidéo n’est pas exempte de stéréotypes sexistes et les jeux vidéo ont longtemps regorgé de personnages féminins sexualisés et associés à des rôles plus passifs que les personnages masculins. «  Une utilisation habituelle des jeux vidéo est associée à une vision stéréotypique, ou moins humaine de la femme. […] Les joueurs qui s’identifient le plus avec le personnage principal associent davantage leur concept de soi à la masculinité et donnent une plus grande importance à l’apparence de la femme plutôt qu’à ses compétences  », observe Elisa Sarda, maîtresse de conférences en psychologie sociale, dans sa thèse [12].

En 2019, un éditeur de jeu vidéo n’a rien trouvé de mieux à faire, à quelques jours du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, que d’annoncer la sortie du jeu Rape Day (Le jour du viol [sic]). Dans ce jeu, il était proposé au joueur de violer et tuer des femmes, sur fond d’attaques de zombies. «  Si ce n’est pas votre genre de jeu, vous n’avez pas besoin d’y jouer. Mais comme d’autres l’ont déjà dit, j’ai essayé de faire un jeu auquel j’aurais aimé jouer, et il y a d’autres gens comme moi  », s’est défendu le créateur du jeu face à la polémique. Le jeu n’est finalement pas sorti. En 2021, une vague MeToo a déferlé sur l’industrie du jeu vidéo : plusieurs créatrices de contenus ont révélé avoir été touchées sans leur consentement ou harcelées [13], des violences qui s’ajoutent à celles que subissent les joueuses en ligne, comme Manonolita par exemple. Cette jeune streameuse belge de 21 ans a subi du harcèlement en ligne, des menaces de mort et de viol pendant plusieurs mois [14].

L’objectivation sexuelle des femmes est largement diffusée au travers de nos écrans. Le chercheur Philippe Bernard a découvert un lien entre objectivation sexuelle et culpabilisation des victimes de harcèlement sexuel : «  Par exemple, l’une de nos études réalisées à l’ULB indique que l’exposition à des vidéoclips dans lesquels des chanteuses sont représentées de façon sexualisée modifie les attitudes à l’égard du harcèlement sexuel. Les participants de notre étude qui furent exposés à ces vidéoclips avaient plus tendance à blâmer une femme victime de harcèlement sexuel que les participants ayant visionné des vidéoclips représentant ces mêmes chanteuses de façon non-sexualisée.  »

L’autrice Noémie Renard note quant à elle que «  l’objectivation sexuelle survient à chaque fois que le corps d’une femme, les parties de son corps, ou ses fonctions sexuelles, sont séparées de sa personne, réduit à l’état de simples instruments […] comme des corps qui existent pour l’utilisation et le plaisir des autres […] l’objectivation sexuelle peut se manifester de manière encore plus violente et brutale, via des agressions sexuelles ou des viols. Lors d’un viol ou d’une agression sexuelle, la victime est traitée comme un objet dont l’agresseur se sert pour sa propre gratification sexuelle, sans jamais tenir compte des désirs et des besoins de sa victime. L’agresseur se rend donc propriétaire du corps de sa victime [15] ». On remarquera que le même mot est utilisé dans un dossier du journal français Le Monde sur les féminicides, les meurtres des femmes parce qu’elles sont des femmes : [Un homme tue-t-il sa conjointe] parce qu’il la considère comme sa propriété et qu’elle lui échappe ?  », s’interroge le journal [16].

Enfin, l’objectivation sexuelle a des effets concrets sur les femmes elles-mêmes, via l’auto-objectivation, c’est-à-dire le fait que les femmes intériorisent le regard des autres posé sur elles en tant qu’objet. Leur corps devient une source d’inquiétude et d’anxiété, elles le surveillent, ont honte de lui, contrôlent leur poids. Selon Barbara Fredrickson et Tomi-Ann Roberts, les chercheuses qui ont théorisé l’objectivation sexuelle, la santé mentale des femmes s’en trouve dégradée, l’objectivation favorise la dépression, les troubles des conduites alimentaires et les troubles sexuels [17].

Sur la planète Instagram

Dans la galaxie des réseaux sociaux, c’est la planète Instagram qui illustre le mieux ces effets délétères pour les femmes et les filles. Une étude britannique a conclu que les filles qui passaient plus de temps sur les réseaux sociaux entre 11 et 13 ans étaient moins satisfaites de leur vie un an plus tard, alors que pour les garçons, la même tendance se manifestait plutôt entre 14 et 15 ans [18]. Elles seraient donc affectées plus rapidement.

Après la panne ayant touché Facebook et ses messageries WhatsApp, Instagram et Messenger, l’ancienne salariée et lanceuse d’alerte Frances Haugen a déclaré : « Pendant cinq heures, Facebook n’a pas pu être utilisé pour creuser les divisions, déstabiliser les démocraties et rendre les jeunes filles et les jeunes femmes mal dans leur peau. » En octobre 2021, elle a appelé le Congrès américain à renforcer la régulation de Facebook, qu’elle accuse notamment de pousser les adolescent·es à utiliser toujours plus ses plateformes [19], au risque de provoquer de l’addiction.

Les femmes adultes ne sont pas épargnées par les injonctions, notamment les femmes enceintes à qui il est visiblement demandé de garder un corps parfait. Sur Instagram, le phénomène porte même un nom, fit mom (maman en forme). Il s’agit de femmes qui font le buzz en se montrant très minces « malgré » leur grossesse. «  C’est parce que dans la culture dominante, les femmes n’ont jamais le droit de baisser les bras : de laisser leur corps devenir plus vieux, plus mou, plus gros, d’évoluer en fonction des circonstances et du temps qui passe  », écrit en réaction la blogueuse Rebecca Onion [20]

Et certains commentateurs en ligne ne se cachent pas pour le faire savoir : «  Je déteste les femmes enceintes qui utilisent leur grossesse comme excuse pour devenir grosse et le rester après. Les femmes sont toutes de grosses menteuses qui utilisent leur grossesse pour laisser la truie qui sommeille en elles s’exprimer  », pouvait-on lire sur le site Bodybuilding.com. Quand la haine des femmes s’exprime sans filtre.

Le pouvoir des écrans, c’est le pouvoir d’établir et de véhiculer ces regards inégalitaires. C’est aussi le pouvoir de modifier nos représentations et de montrer que d’autres rapports sont possibles entre les êtres humains. Il serait grand temps pour un changement de regard, non ?

[1] P. Faccioli, « La sociologie dans la société de l’image », Société, 2007.
[2] S. Bordo, Unbearable Weight : Feminism, Western Culture, and the Body, University of California, 1993.
[3] N. Renard, « L’impuissance comme idéal de beauté des femmes », Antisexisme, 2 janvier 2016.
[4] I. Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Éditions de l’Olivier, 2020.
[5] C. Boutin, « Les hommes érigés en sex-symbols souffrent-ils, comme les femmes, d’une objectification de leur corps ? », Causette, 6 février 2022.
[6] A.-C. Husson, Le genre. Cet obscur objet de désordre, Casterman, 2021.
[7] C. Cauchie, « Comment les images de corps sexualisés nous font tolérer le harcèlement », RTBF, 29 janvier 2019.
[8] Ovidie, À un clic du pire – La protection des mineurs à l’épreuve d’Internet, Éditions Anne Carrière, 2018.
[9] R. Poulin, « Pornographie, rapports sociaux de sexe et pédophilisation », Les Rencontres de Bellepierre, février 2009.
[10] L. de Foucher, S. Laurent, N. Chapuis, « Violences sexuelles dans le porno : trois nouvelles gardes à vue dans le dossier “French Bukkake” », Le Monde, 11 février 2022. ↵
[11] S. Barbarit, « “Toute une génération entre dans la sexualité en étant biberonnée au porno”, rappelle Ovidie devant le Sénat », Public Sénat, 29 mars 2022.
[12] E. Sarda, Les effets des jeux vidéo à contenu sexiste sur l’objectivation de la femme et sur les stéréotypes de genre, Université Grenoble Alpes, 2017.
[13] « Le #MeToo du jeu vidéo : sexisme, harcèlement, scandales, un secteur voué à la remise en question », Les Terriennes, TV5 Monde, 24 décembre 2021.
[14] RTBF, « #Protectmanonolita : vaste mouvement de soutien à Manon, streameuse belge, victime de menaces de mort et de viol », RTBF, 28 mai 2021.
[15] N. Renard, « L’objectivation sexuelle des femmes : un puissant outil du patriarcat – les violences sexuelles graves et la dissociation », Antisexisme, 27 février 2015.
[16] Le Monde, « Une année d’enquête sur les féminicides racontée par les journalistes du Monde », 2 juin 2020.
[17] B. Fredrickson & T.-A. Roberts, “Objectification Theory : Toward understanding women’s lived experiences and mental health risks”, Psychology of Women Quarterly, 1997.
[18] L. Leboyer, « Réseaux sociaux : la santé mentale des filles affectée plus tôt que celle des garçons », Neonmag, 4 avril 2022.
[19] S. Dridi, « Facebook : la lanceuse d’alerte Frances Haugen exhorte le Congrès à mieux réguler le réseau social », france24, 5 octobre 2021.
[20] R. Onion, « Les “fit moms” d’Instagram nourrissent les fantasmes des pires misogynes », Slate, 25 janvier 2019.

Camille Wernaers, 24 février 2023
Cet article a paru dans le n°120 pour Politique (septembre 2022)
https://www.revuepolitique.be/des-regards-qui-pesent-lourd-sur-les-femmes/

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