Wilmington (États-Unis), envoyé spécial. C’est un bâtiment d’une extrême banalité, fait de briques, couleur jaune fadasse. Un rez-de-chaussée et un étage. Un numéro écrit au-dessus de la porte d’entrée : 1209. Sur North Orange Street. À Wilmington. À l’intérieur, quelques bureaux. Et des boîtes aux lettres. Plus de 200 000 ! Quasiment aucun salarié mais tout le gratin de Forbes (le magazine des affaires) y dispose de sa petite adresse : Apple, Coca-Cola, Ford, General Electric, Google, JP Morgan, Walmart, Bank of American, American Airlines, Berkshire Hathaway (la holding de Warren Buffett, la troisième fortune mondiale avec ses 47 milliards de dollars).
Qu’a donc de si particulier cette paisible ville provinciale de 70 000 habitants ? Rien, apparemment, si ce n’est qu’elle est située dans le Delaware, numéro 1, en 2009, de la liste des paradis fiscaux établie par l’ONG Tax Justice Network, même si l’OCDE se garde bien de le faire apparaître sur sa propre liste. Pour cause : le Delaware est un État des États-Unis d’Amérique. Wilmington se trouve à 200 kilomètres de New York et à 180 km de Washington.
Même les îles Caïmans ont dû reconnaître que le Delaware faisait plus fort – comprenez opaque – qu’elles. Ici, on peut créer une entreprise en une heure sans fournir les informations exigées ailleurs, sans y faire d’affaires. Sans même y mettre les pieds. Il suffit de s’affranchir d’un montant forfaitaire annuel de 200 dollars, au maximum. On n’y paie pas d’impôts sur les sociétés, ni sur les bénéfices. Aucune obligation de comptabilité. Un vrai paradis, donc, pour le « top 500 » des entreprises américaines dont les deux tiers ont une adresse postale au bord de l’océan Atlantique. Au total, 950 000 sociétés y sont enregistrées, soit plus que le nombre d’habitants résidant dans le 45e État américain (900 000 habitants, soit l’équivalent de Marseille).
Malgré les velléités de Washington en matière de lutte contre l’évasion fiscale, le grand tabou du Delaware demeure. Le Congrès a adopté, en 2010, une loi dite Fatca (Foreign Account Tax Compliance Act, sur l’acquittement des obligations fiscales relatives aux comptes à l’étranger) qui impose aux établissements étrangers de transmettre au fisc américain les informations sur les comptes des contribuables américains. Washington a commencé à faire plier un certain nombre d’États (Danemark, Espagne, Grande-Bretagne, Irlande, Mexique, Norvège et Suisse). Pourtant, à deux heures de route du Capitole et de la Maison-Blanche, c’est « business as usual » pour les fraudeurs.
Même chez les élus les plus radicaux, on fait passer le Delaware après le Lichtenstein. Contacté par l’Humanité, le bureau de presse du sénateur (indépendant) Bernie Sanders a laconiquement commenté que l’élu « se concentrait sur l’évasion fiscale à l’étranger ». Le sénateur, considéré comme le plus progressiste de l’Assemblée, a pourtant déposé, le 7 février dernier, un projet de loi intitulé Corporate Tax Fairness Act (loi sur la justice de l’impôt sur les sociétés), qui imposerait aux compagnies américaines de payer des impôts aux États-Unis sur leurs profits réalisés à l’étranger.
Tout le monde sait ce qui se trame à la Petite Merveille, l’un des surnoms de l’État. Il suffit de lire un rapport rédigé par trois professeurs d’université américains et titré « Exploration du rôle du Delaware en tant que paradis fiscal intérieur »… Au terme de 48 pages d’une étude fouillée et documentée, ils concluent : « Nos résultats montrent que l’État du Delaware est évidemment un paradis fiscal intérieur (… ) qui offre un niveau similaire d’évitement fiscal à celui des Caïmans. » Dès lors, comme le souligne l’ONG Tax Justice Network, qui a décerné le bonnet d’âne au Delaware : « Pourquoi aller dans les Caïmans quand vous pouvez aller en bas de la rue ? » Et de rappeler que l’État « est la principale source de sociétés anonymes dans le monde ».
Ce statut n’attire pas que des entreprises qui pensent, comme le Gordon Gekko d’Oliver Stone dans Wall Street, que « l’avidité, c’est bien ». Les « clients » sont parfois moins recommandables, au regard de la loi pénale, s’entend. L’escroc Timothy Durham, surnommé le Madoff du Midwest, et le contrebandier serbe Stanko Subotic avaient des sociétés - écrans dans le Delaware. Tout comme Viktor Bout, le trafiquant d’armes russe, « le marchand de mort », condamné à vingt-cinq ans de prison. « Les sociétés - écrans sont le véhicule principal du blanchiment d’argent sale et des procédés criminels », a répété au New York Times (qui dispose lui aussi d’une boîte aux lettres dans le Delaware), Lanny Breuer, procureur adjoint du département criminalité au département de la Justice.
Cela n’empêche pas les autorités du Delaware – dominées par le Parti démocrate – de poursuivre, drapeau au vent, leur communication agressive : « Les compagnies choisissent notre État et nous en sommes fiers. Nous passons beaucoup de temps à voyager à l’étranger pour faire savoir que le Delaware est un endroit génial pour faire des affaires. »
Il faut s’estimer en plein halo d’impunité pour oser une telle provocation. Il faut dire que ce territoire hors la loi, au regard des conventions fiscales internationales, accueille chaque week-end un homme de marque, enfant du pays, qui vient s’y reposer : Joe Biden, le vice-président des États-Unis. Il a donc veillé, avec Barack Obama, à ce que le branle-bas de combat anti-paradis fiscaux évoqué lors du G8, qui s’est réuni les 17 et 18 juin en Irlande, s’échoue avant d’atteindre la côte Atlantique.
Christophe Deroubaix