Rappelons que le PL62 constitue la conclusion, pour le gouvernement libéral, des dix ans de débat qui ont agité la société québécoise depuis que Mario Dumont et certains médias ont lancé la fausse crise des accommodements raisonnables [1]. Il affirme la neutralité de l’État québécois sur le plan religieux (évitant le terme de laïcité considéré comme trop sujet à interprétation), établit un cadre pour le traitement des demandes d’accommodement à caractère religieux et interdit les vêtements couvrant le visage dans les services publics, tant pour les personnes qui y travaillent que pour celles qui les reçoivent. Il s’agit d’une nouvelle mouture d’un projet presque identique qui avait été déposé par le gouvernement Charest en 2011, à la suite d’une première controverse médiatisée impliquant une seule femme portant un niqab.
Le projet a déjà fait l’objet d’un premier débat en commission parlementaire l’an dernier et les amendements présentés par la ministre visent à tenir compte de cette première ronde de discussion avant de passer à l’étude article par article, qui vient de débuter. À part quelques changements visant des clarifications, le seul amendement de substance consiste à indiquer que la loi s’appliquerait également aux municipalités. Cet ajout signifie qu’indirectement elle s’appliquerait aux services de transport en commun, ce qui sous-entend que les femmes qui portent un niqab, par exemple, ne pourraient pas prendre l’autobus à Montréal. C’est sur cette situation potentielle qu’ont porté la plupart des questions lors du récent point de presse de la Ministre.
Ajoutons que le débat sur ce projet de loi s’est invité dans la course à la direction du NPD. Les quatre personnes en lice pour succéder à Thomas Mulcair se sont prononcées contre le projet libéral, considéré comme une atteinte injustifiée aux libertés individuelles. Ce qui divise les aspirants à la direction est la question du droit de l’Assemblée nationale du Québec à légiférer sur cette question. Étant donné l’importance que la base militante du NPD accorde au débat sur le niqab dans le bilan de la défaite de 2015, il ne s’agit pas d’une question secondaire.
Des distinctions nécessaires
Le cas de l’autobus fait clairement ressortir le caractère discriminatoire d’une interdiction généralisée des « visages couverts » dans les services publics. Au nom de quoi une société peut-elle interdire aux quelques femmes qui portent ces vêtements de se faire soigner à l’hôpital ou de se déplacer dans les transports collectifs ? Contrairement à ce qu’a déjà affirmé Jean-François Lisée, les burkas ne sont pas des moyens de cacher des mitrailleuses. Pour ce faire, une caisse de guitare serait probablement beaucoup plus efficace ! Sous-entendre que ces vêtements constituent des risques pour la sécurité publique est une expression évidente d’islamophobie.
Dans une intervention en commission parlementaire, le nouveau député de Gouin a mentionné les exemples des musées et des traversiers. Il a également affirmé un principe important pour un parti féministe : « On veut s’assurer qu’il n’y ait aucune décision politique qui marginalise davantage des femmes qui sont déjà marginalisées au sein de la société québécoise. [2] » Pour respecter ce principe, l’aile parlementaire de QS devra aller plus loin que la position défendue jusqu’à maintenant, soit une exception au principe du « visage découvert » pour les cas « humanitaires ou d’urgence sanitaire ». Une femme qui veut visiter un musée, prendre l’autobus ou consulter une travailleuse sociale dans un CLSC n’est pas dans une situation « humanitaire ou d’urgence sanitaire ». Mais selon le projet de loi tel que formulé présentement même avec les amendements de QS, il faudrait qu’elle passe par la démarche potentiellement longue et complexe d’une demande d’accommodement pour accéder à ces services.
Cessons de tourner autour du pot et reconnaissons que l’adoption d’une loi indiquant que ces quelques dizaines de femmes ne sont pas les bienvenues dans l’ensemble des services publics n’est qu’une manière hypocrite de les intimer de quitter le Québec. Est-ce que notre société serait si fragile qu’elle ne peut pas tolérer la présence de ces femmes déjà marginalisées par leur apparence et leurs croyances ? Celles que l’on considère généralement comme les plus opprimées des femmes détiendraient-elles un pouvoir secret leur permettant de détruire nos institutions ?
On voit bien qu’il s’agit en fait d’une chasse aux sorcières, contraire aux principes féministes qui ont d’ailleurs été clairement présentés par GND en commission parlementaire : « Pour nous, il n’y a aucune loi, il n’y a aucune politique publique qui va pouvoir libérer les femmes de force, il n’y a aucun code vestimentaire, qu’il soit religieux, laïc, républicain, public, qui va pouvoir émanciper les femmes de la soumission religieuse ou culturelle. Une des revendications historiques du mouvement des femmes, c’est leur droit à l’autodétermination [3]. » Au minimum, si on s’entend pour défendre de tels principes, l’aile parlementaire de Québec solidaire devrait déposer des amendements introduisant une distinction entre la prestation et la réception des services.
Nos adversaires (surtout au PQ et à la CAQ) nous accuseront alors certainement d’être « pour le niqab », ce qui nous donnera l’occasion de faire ressortir la différence entre permettre quelque chose (légalement) et l’approuver (moralement). Le débat à savoir si porter un vêtement couvrant le visage est une bonne ou une mauvaise action devrait relever de la société civile et non de l’État. Il s’agit de convaincre et non de contraindre. Il y a toutes sortes d’actions qu’on peut réprouver moralement et qui ne devraient pas faire l’objet d’une législation. On pourra donner l’exemple des talons aiguille, qui sont éminemment sexistes et en plus dangereux pour la santé. Nous venons d’adopter en congrès la décriminalisation de la consommation de toutes les drogues. Ceci ne signifie pas que QS soit « pour l’héroïne ».
En fait, cette distinction entre la morale et le droit est un aspect essentiel de la laïcité. Celle-ci figure également dans les premières interventions du député de Gouin dans ce débat : « C’est tout à fait possible […] de dire : J’ai un malaise, j’ai une réticence à l’égard d’un vêtement ou d’une pratique. […] Ça ne veut pas dire pour autant qu’il faut en réclamer l’interdiction par la loi. » Si tout ce que la majorité de la population réprouve était interdit par la loi, nous ferions face à une véritable religion d’État, à un conformisme étouffant, qui est le contraire de la laïcité. Une des principales raisons qui militent en faveur de la laïcité est justement de forcer l’État à limiter ses interventions à ce qui concerne le bien commun et l’intérêt général, en laissant aux individus le choix de faire ce qui leur plait en autant que les droits des autres ne soient pas menacés.
Un positionnement politique souhaitable
À un an de la prochaine élection générale, ce débat pourrait aussi faire ressortir comment QS se distingue des trois autres partis à l’Assemblée nationale sur ces enjeux cruciaux. Nous pouvons à la fois démontrer que nous sommes plus clairs et cohérents que le PQ ou la CAQ dans la défense de la laïcité et plus fiables que le PLQ dans la défense des droits. Défendre le droit des femmes voilées à bénéficier des services publics suffirait à faire la seconde démonstration.
Pour la première, notre nouveau porteur de ballon dans la joute parlementaire est bien parti avec la présentation d’un amendement visant à abolir les subventions aux écoles privées confessionnelles. Le fait que plus de 100 millions $ de fonds publics soient versés à ces écoles annuellement constitue sans doute l’entorse la plus flagrante au principe de laïcité (ou de neutralité religieuse de l’État) dans le Québec d’aujourd’hui. À l’argument de la Ministre à l’effet que l’abolition de ces subventions serait une forme de discrimination favorisant les écoles privées non-confessionnelles, nous pourrons répondre tout simplement que tout le financement public des écoles privées devrait être aboli.
Aussi, il était opportun de remettre sur le tapis la question du crucifix qui a été placé au-dessus du siège de la présidence de l’Assemblée nationale par le premier gouvernement Duplessis. Comme GND l’a bien expliqué, il ne s’agit pas de mettre cet objet aux poubelles mais de le déplacer à un endroit approprié où on pourra rappeler son histoire. Parions que sur ces deux questions, le PQ et la CAQ vont avoir l’occasion de démontrer que leur version de la laïcité n’implique des efforts et des contraintes que pour les minorités religieuses, en particulier leur accès aux emplois des secteurs public et parapublic. Pas question de toucher aux institutions catholiques et à leurs symboles.
La reprise de ce débat donne aussi l’occasion à l’aile parlementaire de QS de cesser de défendre une position qui n’a jamais été endossée par un congrès ou un conseil national, soit l’interdiction de tout « signe religieux » pour une série de professions exerçant une « autorité coercitive ». Cette recommandation du rapport Bouchard-Taylor n’avait pas même été incluse dans le débat mené à QS en 2009 sur la question. C’est à l’automne 2013, en plein débat sur le projet de Charte des valeurs, que Françoise David a déposé un projet de loi qui se voulait un compromis historique, incluant cette liste de prohibitions.
Comme nous l’avons expliqué plus en détail dans un texte précédent, cette option est trop restrictive pour les Libéraux et ne serait qu’une étape vers plus d’interdictions pour le PQ ou la CAQ. Il n’y a que les députés de QS qui l’ont défendue. Qu’on revienne donc plutôt à notre programme, soit l’établissement de critère généraux pour la gestion des restrictions vestimentaires, sans établir une liste de vêtements prohibés ou une liste de métiers et de professions pour lesquelles tout « signe » serait interdit. L’argument présenté par GND sur cette question est que les postes en question (policiers, gardiens de prison…) disposent déjà d’un uniforme. C’est un argument pour le moins faible quand on considère que les agents de la GRC ont le droit de porter un turban (rouge pour aller avec l’uniforme) depuis plus de 20 ans sans que ça ait soulevé le moindre problème.
En somme, le débat sur le projet de loi 62 nous permet de revendiquer une laïcité qui renoue avec ses racines démocratiques et égalitaires. La version de la laïcité dont s’inspirent la CAQ et le PQ provient du modèle développé récemment en France et qui a retourné cette idée généreuse et progressiste contre les minorités religieuses et culturelles alors qu’elle devrait au contraire garantir leur égale citoyenneté en interdisant à l’État de privilégier les croyances de la majorité.
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