Édition du 17 décembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

De l’individualisme possessif à la résistance des femmes

Le nouvel élan du féminisme impulsé par la Fédération des femmes du Québec se retrouve propulsé sur le devant de la scène avec l’indignation face aux agressions et au harcèlement contre les femmes qui prolifèrent dans la société. C’est un secret mal gardé que partout, notamment au sein les « Institutions » (avec un grand I) comme les médias et les universités, le machisme est infiltré, y compris par des actes dégradants et déshumanisants. La bonne nouvelle est qu’aujourd’hui, la parole est libérée et que la résistance surgit. À l’université d’Ottawa où je travaille, la communauté des profs et des étudiant-es s’est investie dans une vaste campagne d’éducation à la suite d’ « incidents » qui dans le fonds n’étaient pas vraiment des « accidents », mais des révélateurs d’une culture de l’impunité qui protégeait les responsables d’agressions et ceux qui préféraient « tolérer » cela. L’université a changé ses manières de faire en préconisant la « tolérance zéro ». Certes, de là à dire que tout est réglé, il y a encore du chemin à faire. Mais au moins le chemin est tracé.

Depuis des millénaires, l’oppression des femmes sévit. En même temps la résistance des femmes est également une constante. Ce qui a donné des espaces de liberté et d’égalité, par exemple, parmi des communautés autochtones des Amériques. Le long de la vallée du Saint-Laurent par exemple, les rapports entre les hommes et les femmes étaient régis par des traditions qui donnaient aux femmes une assez grande influence. La pratique du « mariage » était assortie de la liberté de « divorcer », autant pour les hommes que les femmes. Il y avait des agressions, mais cela était atténué par ce pouvoir des femmes de décider de leurs vies. La plus grande sanction, qui survenait dans le cas de viols ou d’incestes par exemple, était l’expulsion de la communauté, ce qui était la pire chose pouvant arrêter aux Iroquois. Je ne veux pas ici idéaliser les peuples précapitalistes, car on ne peut pas dire que les rapports de pouvoir excluaient totalement la discrimination.

Si on fait un saut dans l’histoire avec l’essor de la modernité, c’est-à-dire le capitalisme, on ne peut cependant pas dire que le problème a été résolu. Pire encore, il est difficile de parler d’un vrai progrès qui est survenu beaucoup plus tard, grâce aux luttes des femmes surtout. Il faut se souvenir que le capitalisme a « modernisé » et aggravé l’exploitation des classes populaires. Le nouveau prolétariat, issue des paysans expropriés, a connu l’enfer dans les manufactures du 18ième et du 19ième siècle. Dans les colonies, des populations entières ont été victimes d’immenses génocides, dans les Amériques et en Afrique, sous la forme de la mise en esclavage. Cette « modernité » a pris une vilaine tournure dans les pays capitalistes où la question de la propriété privée est devenue le grand socle des sociétés. Le capitalisme a imposé ainsi des normes régissant ces « droits » de propriété, ce qui voulait dire un contrôle plus étroit sur les femmes et les enfants. En marchandisant peu à peu l’ensemble des rapports sociaux, le capitalisme « moderne » a creusé l’écart entre les genres, faisant des femmes des « biens » appartenant à la famille, c’est-à-dire aux hommes. On peut bien sûr dire que les femmes étaient subordonnées aux hommes avant le capitalisme, mais avec la « modernité », leurs libertés ont été davantage conscrites jusqu’aux premières luttes féministes au tournant du 19ième et du 20ième siècle.

Au cœur de l’ « éthique » capitaliste (une contradiction dans les termes), l’individu est le seul maître à bord, quitte à accepter quelques conventions pour protéger le bon fonctionnement des choses. Plus encore, l’individu est une sorte de requin, seul contre tous, dans une vision exacerbée par le darwinisme social, le fameux « struggle life » et le malthusianisme (« l’ordre social est menacé par les pauvres »). La seule « consolation » pour cet homme aspirant-entrepreneur vient de la propriété, de la jouissance de posséder, non pas des biens qui améliorent la vie, mais des biens comme symboles de la puissance. Le millionnaire n’est jamais satisfait, car ce n’est pas l’accumulation des biens qui l’intéresse, mais l’accumulation pour l’accumulation.

Cet individualisme possessif se reproduit sous la forme d’une tension sociale permanente. Les « gagnants » le sont parce qu’ils ont vaincu les « perdants ». On est à des années-lumière, philosophiquement parlant, des autres principes de la vie humaine ancrés sur la solidarité et la coopération, si ce n’est que sous la forme de la « charité » où les « gagnants » sont assez magnanimes pour aider les « perdants » à ne pas mourir de faim.

Produit dérivé de cet individualisme possessif est une conception tronquée des rapports personnels, là où on entre dans l’intimité des gens. Cette obsession possessive conduit inévitablement à considérer les humains comme des marchandises. La marchandise peut avoir peu de valeur ou beaucoup de valeur, mais elle est une marchandise, qu’on vend, qu’on achète et dont on préserve la « valeur ». Les femmes et les enfants, leur corps y compris, deviennent alors des « objets à posséder », de force ou par consentement. Des « excès » ou des « abus » sont commis, surtout lorsque les relations de pouvoir vont dans le sens des puissants, ce qui s’appelle viols, agressions, humiliations et tout ce qu’on sait. Mais des inégalités découlant de l’individualisme possessif ne se vivent pas nécessairement sous la forme d’« excès », elles peuvent être plus « soft », sous la force de harcèlement plus ou moins subtil. Dans les universités par exemple, ceux qui détiennent le pouvoir (les profs) entrent parfois dans des conflictualités plus ou moins larvées avec ceux qui ne le détiennent pas (les étudiants et les étudiantes). Ce n’est pas tout le monde qui tombe là-dedans, mais ce n’est pas rare non plus. Le seul véritable rempart vient de l’organisation des résistances qui peuvent, peu à peu, rétablir ces déséquilibres. Parallèlement, les institutions qui veulent respecter des valeurs doivent établir des codes de conduite, des normes et éventuellement des moyens de sanction pour limiter et éventuellement abolir les « excès ». Ça se fait (comme je l’ai indiqué plus haut), mais pas trop souvent, surtout quand éclatent des « scandales », alors qu’avant, les détenteurs de l’autorité préféraient fermer les yeux.

Un jour (mais « nous nous serons morts mon frère (et ma sœur) comme le chante Raymond Lévesque), l’humanité aura surmonté sans doute cet individualisme possessif et l’accumulation pour l’accumulation. Déjà dans les interstices du système capitaliste qui marchandise, exploite et opprime germent les fleurs d’une alter société. La lutte de femmes dans cette grande bataille a contribué énormément, d’où les victoires des 40 dernières années au Québec. Il faut se souvenir que la société avant la révolution tranquille était pourrie jusqu’à l’os, régie par un capitalisme « sauvage » secondé par une armée de bouffons comme Duplessis, bien appuyés par des curés de droite qui surveillaient et punissaient les femmes qui osaient transgresser le soi-disant ordre établi. Des générations de combattantes ont ouvert la voie comme Madeleine Parent, Léa Roback, Thérèse Casgrain, jusqu’aux Françoise David et aux Alexa Conradi de notre époque, sans compter les milliers de femmes anonymes qui ont lutté et qui continuent de lutter en nous rappelant que la bataille est très loin d’être terminée et qu’elle constitue une dimension fondamentale de la lutte pour réinventer le monde.

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