29 avril 2022 | tiré de Terrestres
https://www.terrestres.org/2022/04/29/de-lemprise-du-gaz-russe-en-europe-et-en-france/
Tu mentionnes dans Criminels climatiques. Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La Découverte, 2022) des entreprises, collectivités locales et universités clientes de Gazprom en France. Quelles sont les parts de marché énergétique de Gazprom et d’autres compagnies russes en Europe et en France ?
Gazprom fournit environ 40% du gaz fossile consommé sur le Vieux Continent et l’Union européenne représente son premier marché extérieur. Huit membres de l’UE dépendent pour plus de la moitié de leur consommation du gaz russe. La France est à 23%. L’Allemagne à plus de 50%. Au lieu de décliner pour ralentir la catastrophe climatique, les importations européennes de gaz fossile grimpent dangereusement en flèche : depuis 2015, elles augmentent en moyenne de 4% par an.
En France, la Direction générale de l’énergie et du climat, administration sous l’égide du ministère de la transition écologique, a habilité en 2006 Gazprom à fournir en gaz les collectivités publiques et les établissements répondant à des missions d’intérêt général – hôpitaux, maisons de retraite, écoles, ministères. Depuis, la branche française de Gazprom dévore les parts des marchés public et professionnel. La firme russe alimente aujourd’hui en gaz fossile aussi bien des supermarchés que des immeubles d’habitation ou des industriels de l’automobile. Côté collectivités, Nantes Métropole a déjà par exemple fait appel par deux fois aux services de Gazprom (de 2015 à 2020, pour un montant de 5 millions d’euros par an). L’université de Strasbourg a contracté avec Gazprom de 2015 à 2019. Enfin, des sites du ministère de la défense et le Conseil de l’Europe à Strasbourg ont également été approvisionnés par la firme russe, respectivement jusqu’en 2017 et 2020.
Magie du libéralisme, si Gazprom fourgue actuellement son gaz fossile à 15 000 entreprises et collectivités françaises, il en vend aussi à son principal concurrent tricolore : Engie (ex-Gaz de France). En 1975, le ministère soviétique de la production gazière a en effet signé un accord avec Gaz de France afin de lui livrer près d’un quart de ses approvisionnements durant 30 ans. Un contrat d’acheminement de gaz reconduit en 2006 par Gazprom et Engie jusqu’en 2030.
Dans ton livre, tu racontes la genèse de Gazprom en 1989 sur les ruines du ministère soviétique du gaz, puis sa pénétration dans l’UE. Dans les deux cas, l’essor du géant fossile a été favorisé par des politiques néolibérales.
En 1956, l’URSS a créé le ministère du gaz puis a découvert, à la fin des années 1960, trois immenses champs en Sibérie encore aujourd’hui en activité et qui alimentent les livraisons de gaz pour la France : Yambourg, Ourengoï et Medvezhye. Dans ces régions inhospitalières, les zeks – les détenu·es des goulags – ont travaillé sans relâche dix heures par jour et par des températures atteignant les − 40 °C pour ériger les infrastructures actuelles nécessaires à l’extraction du gaz.
C’est de là que vient la puissance de Gazprom, qui naît en 1989 de la reconfiguration du ministère soviétique du gaz en groupe privé baptisé Gazovaïa Promichlenost ( « Industrie gazière »),
Après la dislocation de l’URSS, Vladimir Poutine a été nommé en 1991 à la tête du comité aux relations économiques extérieures de la mairie de Saint-Pétersbourg. Durant cette période trouble de libéralisation sauvage de l’État, un jeune loup, Alexeï Miller, a travaillé sous sa direction. Contrats mirobolants, détournement de fonds et gros projets d’investissements ont rythmé le quotidien du cabinet piloté par Poutine jusqu’en 1996 au point que ce comité aux relations économiques extérieures va prendre la tête de la communauté criminelle de la ville » et être surnommé le « clan des Pétersbourgeois ».
À son arrivée à la tête de la Russie en 2000, Poutine a chassé les anciens dirigeants de Gazprom pour sacrer Alexeï Miller en tant que PDG – c’est toujours, à l’heure actuelle, le patron de la firme – avant que l’État ne prenne en 2005 la majorité du capital de Gazprom. Depuis, grâce au gang des Pétersbourgeois, l’entreprise climaticide est aux mains du Kremlin.
Côté français, en 2003, Gazprom a ouvert un bureau à Paris en envoyant deux émissaires russes, dont Iouri Virobian, l’actuel patron de Gazprom France. Leur rôle était de mieux connaître et pénétrer le marché français. En 2006 à la faveur de la libéralisation du marché de l’énergie imposée par Bruxelles au tournant des années 2000, Gazprom a créé une filiale française pour partir à l’assaut de l’Hexagone. De ce que m’a confié Iouri Virobian lors de mon enquête, le ministère français en charge de l’énergie était très content de leur arrivée car ils étaient obligés d’ouvrir le pays à la concurrence, sous peine d’être sanctionnés par l’Union européenne.
En profitant de la politique européenne de libéralisation pour s’implanter en tant que fournisseur dans les pays du Vieux Continent et en scellant des partenariats d’approvisionnement à long terme avec des leaders gaziers européen tels qu’Engie en France, Eni en Italie ou E.ON en Allemagne, le mastodonte du gaz s’est installé au cœur du système énergétique de l’Europe.
Le pouvoir de Gazprom tient en partie à des infrastructures : il détient le plus grand système de pipelines au monde, 175 000 km de pipelines…
Oui cela représente quatre fois le tour de la Terre. Entre fin 2015, date de l’Accord de Paris, et 2019, ce pollueur climatique a injecté dans son immense réseau de tubes 15 % de gaz en plus.
Pour asseoir sa domination fossile, Gazprom étend continuellement ses gazoducs-tentacules, aggravant chaque jour un peu plus le chaos climatique. En 2019, le Power of Siberia, 3 000 kilomètres de tuyaux depuis les épaisses forêts de Yakoutie jusqu’à la frontière chinoise, a été inauguré pour approvisionner la Chine en gaz. A Svobodny, au sud-est de la Sibérie, une gigantesque ville-usine estampillée Power of Siberia est en construction et sera d’ici 2025 l’une des plus vastes infrastructures de traitement du gaz de la planète. Le site de Svobodny est tristement célèbre pour avoir été un immense camp de travail forcé sous Staline.
Enfin, le 8 janvier 2020, Vladimir Poutine et le président turc Recep Tayyip Erdoğan ont célébré la mise en service du Turk Stream, un pipeline qui traverse la mer Noire pour répandre le gaz fossile russe en Turquie et en Europe du Sud-Est.
… et cette tuyauterie tentaculaire arrive au cœur de l’Europe…
Depuis Vyborg, au nord de Saint-Pétersbourg, 1 220 kilomètres de pipelines parcourent le fond de la mer Baltique jusqu’à Lubmin, une petite cité balnéaire du nord de l’Allemagne. Baptisée Nord Stream, cette connexion énergétique hors norme entre la Russie et l’Allemagne permet depuis fin 2011 à Gazprom d’abreuver en gaz les Européen·nes sans traverser de pays tiers.
55 milliards de mètres cubes de gaz fossile en provenance de Sibérie peuvent passer chaque année dans ce tube. De quoi satisfaire la demande annuelle totale en gaz de la France et de l’Autriche réunies. Aujourd’hui, l’alliance gazière entre Gazprom et ses business partners autour de Nord Stream permet de maintenir sous perfusion carbonée des milliers d’entreprises et plus de 25 millions de foyers européens. Rien qu’entre l’accord de Paris sur le climat et fin 2019, les volumes de gaz acheminés à travers ce gazoduc ont bondi de 50 %. La combustion des énormes quantités de gaz qui ont transité par le Nord Stream largue à elle seule environ 106 millions de tonnes équivalent CO2 par an. Une quantité comparable aux émissions de la Belgique.
En 2017, Gazprom et cinq compagnies énergétiques européennes – la française Engie, l’anglo-néerlandaise Shell, l’autrichienne OMV, et les allemandes Uniper (ex-E.ON) et Wintershall Dea –, ont officialisé le mégaprojet Nord Stream 2 pour un montant de dix milliards de dollars. L’objectif : doubler le débit de la liaison Nord Stream. Le gazoduc de Nord Stream 2 est aussi une façon de contourner les territoires ukrainiens par où passe aujourd’hui 40 % du gaz importé de Russie vers l’Europe. Sur fond de tensions diplomatiques entre Moscou et Kiev, le doublement du corridor énergétique Nord Stream prive l’Ukraine d’importants revenus provenant des droits de transit russes.
Nord Stream 2 a été sous le feu de vives critiques. Les anciens pays européens satellites de l’URSS, Pologne en tête, ont dénoncé la volonté du Kremlin, à travers Gazprom et ses pipelines, d’accroître sa mainmise sur le Vieux Continent. Enfin, les États-Unis ont émis des sanctions contre le chantier. Ils ont cherché à convaincre l’Europe d’acheter en priorité leur gaz de schiste, dont la production est en plein boom. Les mesures américaines ont causé un sérieux retard dans les travaux, mais la construction du Nord Stream 2 s’est achevée le 10 septembre 2021. Et fin février dernier, le chancelier allemand Olaf Scholz a suspendu la mise en service du gazoduc en réaction à l’agression russe en Ukraine.
Tu décris les pratiques de débauchage (revolving door) de Gazprom, recrutant à prix d’or des décideurs clé : un chancelier allemand, une directrice du département de l’énergie du ministère de l’économie allemand, un ministre autrichien… Peux-tu préciser cette toile, notamment en France, et les soupçons de corruption qui planent ?
Gazprom use beaucoup de la pratique des revolving doors ou « chaises tournantes ». Elle consiste pour un industriel à débaucher des personnalités politiques qui possédaient un pouvoir de législation ou de régulation dans leur champ d’activité.
Durant son mandat de chef de gouvernement entre 1998 et 2005, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder a apporté son soutien massif au projet de gazoduc russo-allemand Nord Stream. Trois mois après sa défaite aux élections législatives fédérales de 2005, Schröder a quitté la politique pour occuper le poste de président du conseil de surveillance de Nord Stream – position qu’il occupe toujours. Cela a fait naître des soupçons sur la compromission de l’ex-chancelier pendant son manda.
Les mêmes soupçons de conflit d’intérêt pèsent sur Nord Stream 2. Durant son mandat de ministre autrichien des finances de 2014 à 2017, Hans Jörg Schelling a supervisé la participation de 31,5 % de l’État autrichien dans la société énergétique OMV, l’un des cinq investisseurs étrangers au sein de Nord Stream 2. Trois mois après avoir quitté son portefeuille, Schelling devenait conseiller de Gazprom pour le projet de gazoduc.
Autre exemple, enfin, Marion Scheller, à la tête du département de la politique énergétique du ministère de l’économie allemand depuis 2013, est directement passée, en octobre 2016, de son poste public à conseillère senior aux relations gouvernementales pour le conglomérat Nord Stream 2.
Les revolving doors ne concernent pas que Gazprom et des personnalités allemandes. En France, le fait que François Fillon était au conseil d’administration des firmes russes Sibur (pétrochimie) et Zarubeshneft (hydrocarbure) pose énormément de questions.
On découvre aussi dans ton livre à quel point le mécénat sportif, culturel et scientifique relève de stratégies d’emprise
Oui, il s’agit à la fois d’appâter les industriels énergétiques et les Etats européens, et d’améliorer l’acceptabilité sociale de Gazprom. D’où depuis 2006 nombre d’accords de mécénat culturel avec Engie pour promouvoir une image de respectabilité.
En 2010, année où la compagnie énergétique tricolore entrait dans le conglomérat Nord Stream, le musée du Louvre inaugurait l’exposition phare « Sainte Russie », cofinancée en grande partie par Engie et Gazprom. Trois ans plus tard, alors que Nord Stream commençait à inonder la France en gaz fossile, Gazprom et Engie ont été les sponsors exclusifs du ballet « Le Sacre du printemps », donné à l’occasion des 100 ans du Théâtre des Champs-Élysées. Alexeï Miller, PDG de Gazprom, a tenu à assister en personne à la soirée d’ouverture.
Pour Nord Stream 2, en 2017, Engie inaugurait main dans la main avec Gazprom, en tant que mécènes, l’exposition« Saint Louis et les reliques de la Sainte-Chapelle » aux musées du Kremlin de Moscou, où l’on pouvait voir des œuvres d’art prêtées notamment par les musées du Louvre et de Cluny. Fin mai de cette même année, Gazprom co-sponsorisait avec Total l’exposition « Pierre le Grand, un tsar en France, 1717 » au château de Versailles, à l’occasion de laquelle Vladimir Poutine vient rencontrer Emmanuel Macron tout juste élu Président de la République. Vladimir Poutine l’année suivante c’est cette fois E. Macron qui se rend à Moscou en VRP de Total pour plaider auprès de V. Poutine en faveur d’un partenariat renforcé entre la multinationale française et Novatek, autre firme gazière russe également proche du régime.
Enfin, en 2019, la firme russe et Engie ont consacré en grande pompe la restauration du salon de Lyon au Palais Catherine, près de Saint-Pétersbourg. Une salle impériale toute en soieries dorées pour mettre de l’huile dans les rouages énergétiques franco-russes.
Gazprom utilise aussi le football pour améliorer sa mauvaise réputation de géant du gaz et accroître sa notoriété à l’étranger. Elle déploie un programme d’éducation au foot baptisé « Football for Friendship » : cinq millions de jeunes à travers plus de 200 pays ont déjà participé à cette opération de socialwashing qui, comble du cynisme, va jusqu’à demander aux enfants de baptiser leurs équipes du nom d’un animal en danger d’extinction à cause des dérèglements climatiques.
Gazprom détient le FC Zénith, le grand club de St Petersbourg aux 15 millions de fans et devenu une plateforme publicitaire aux couleurs du groupe – leur stade a même été renommé Gazprom Arena. Le géant du gaz russe est aussi sponsor maillot du club FC Schalke 04, le grand club populaire et ouvrier d’Allemagne – le sponsoring a été suspendu depuis la guerre en Ukraine. L’équipe est située dans la Ruhr, un important lieu de stockage du gaz en Europe.
Depuis 2012, Gazprom est aussi un des sponsors officiels de la Ligue des Champions et de l’Euro. La finale de la très prestigieuse Champion’s League réunit 400 millions de téléspectateurs dans plus de deux cents pays. Enfin, la firme a été partenaire officiel de la Coupe du monde de football en Russie en 2018. Un clip publicitaire Gazprom a été diffusé lors de la retransmission de la finale du Mondial qui a rassemblé 1,12 milliard de fans…
Face au pétro-mécénat, les acteurs du monde culturel, sportif et éducatif devraient expliciter un positionnement contre ces financements qui irriguent les musées, les écoles, les stades. Mais la précarité sociale de ces acteurs fait qu’il est difficile pour ces derniers d’établir un rapport de force avec leur structure employeuse. La dernière loi climat a inscrit la fin des publicités des énergies fossiles dans l’espace public, il serait donc logique de prolonger cela par des législations proscrivant tout mécénat par des entreprises dont une part importante de l’activité est basée sur les énergies fossiles.
La position de Total de conserver ses intérêts et opérations en Russie te semble-t-elle défendable ?
Bien évidemment qu’elle est inacceptable : on est ici clairement face à des profiteurs de guerre. Mais il sera très très coûteux pour Total de partir puisque deux méga projets d’exploitation gazière dans l’Arctique russe, Yamal LNG et Artic LNG 2, ont coûté des milliards d’euros d’investissements privés.
Total est actuellement numéro 2 mondial du GNL (gaz naturel liquéfié) et voit dans Arctic LNG2, dont les premières livraisons de gaz sont attendues pour 2023, un tremplin pour être en haut du podium des producteurs mondiaux de gaz fossile. L’industriel français envisage une hausse de sa production de GNL d’un tiers d’ici à 2030 et entrevoit dans ce gaz polaire le nouveau moteur de sa croissance, dixit le PDG de Total Patrick Pouyanné.
Pis, ces deux projets Total se sont faits avec Novatek, entreprise russe détenue par l’oligarque Guennadi Timchenko qui vient d’être sanctionné par l’UE, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis suite à l’agression russe en Ukraine. Ce proche de Poutine a reçu discrètement la Légion d’honneur en 2013 par Hollande pour services rendus à Total. Et jusqu’en février dernier, Guennadi Timtchenko et Patrick Pouyanné co-dirigeaient tous deux le conseil économique de la CCI France-Russie.
Une étude du T-Lab a estimé que 30% de la production de gaz de Total et près du tiers de ses réserves se trouvent en Russie. Quand on sait le rôle que joue l’affichage de réserves abondantes dans le maintien du cours de l’action des firmes d’énergie fossile, on comprend que la valeur actionnariale de Total Energies, et une part importante de ses profits, tiennent à sa présence en Russie.
La guerre d’Ukraine repose à nouveau frais la question déjà posée par certains depuis des années : comment démanteler les géants fossiles ? Les nationaliser pour les décarboner ou du moins diminuer leur emprise et capacité de blocage des transitions nécessaires ?
Les réponses sont plurielles : nationaliser tout ou partie, démanteler, reconvertir ou socialiser les moyens de production. Il est aberrant que chez les candidats à la présidentielle, il n’y ait pas eu de propositions précises sur « que faire » de Total, le plus gros pollueur climatique du pays qui émet autant de CO2 que l’ensemble des Français et qui aujourd’hui est complice de crimes de guerre en Ukraine en y maintenant en Russie ses activités gazières et pétrolières.
L’une des choses les plus importantes selon moi est de faire avec les travailleurs de ce secteur, sachant que les rares études à ce sujet montrent que près de 40 % des travailleurs des industries fossiles veulent partir ou se reconvertir. Cette envie de déserter ou de changer de l’intérieur l’appareil de production peut être un puissant levier de transformation. Le monde ouvrier est en première ligne des conséquences néfastes de l’industrie du pétrole, du gaz ou du charbon, à la fois en tant que force de travail et riverain des infrastructures fossiles.
La raffinerie Total de Grandpuits, en Seine-et-Marne a été en grève début 2021 dans le cadre de la reconversion de la raffinerie en « plateforme zéro pétrole de biocarburants et bioplastiques ». Le temps libéré par la grève a donné l’occasion aux salariés de dénoncer le faux discours vert de Total. Mais aussi de se réapproprier en autogestion leur outil de production et de penser collectivement à comment allier sur le site emploi et écologie. Depuis, les ouvriers de Grandpuits s’attellent à imaginer un plan de reconversion de la raffinerie avec des militants écologistes autour d’une feuille de route qui s’appuie sur trois axes : répondre aux besoins sociaux, partir des ressources locales et préserver l’emploi.
Comment fermer et faire le deuil social d’une centrale à charbon ou d’une station de ski qui ne bénéficie plus d’assez de neige pour maintenir ses pistes ? Comment se réapproprier les dépôts de fuel ? Que faire des milliers de kilomètres de pipelines, des centrales nucléaires, de milliers d’hectares de terres rendues infertiles après des années d’agro-productivisme (très dépendantes des énergies fossiles on l’oublie souvent) ? Il y a, dans l’imaginaire d’émancipation aujourd’hui, une « écologie de la fermeture » à inventer1.
Malheureusement, force est de constater l’impasse stratégique dans laquelle se trouvent le mouvement climat comme le mouvement social en général. Les multinationales fossiles continuent à planifier l’augmentation de leurs capacités de production (20% en moyenne d’ici à 2030 pour les majors) alors qu’il faut laisser le gaz, le pétrole et le charbon dans le sous-sol pour freiner le chaos climatique en cours. En février dernier, Total a annoncé 14 milliards d’euros de bénéfice net, un record historique qui lui permet de devenir la première entreprise française en termes de profits.
La question de l’occupation physique des infrastructures fossiles de Total et des complicités politiques et matérielles à tisser avec les travailleurs de ces industries doit aujourd’hui être selon moi une des priorités du mouvement écologiste.
Avec le recul, comment lis-tu la séquence de la « taxonomie » des énergies vertes qui a eu lieu à l’échelle européenne en 2020/2021 ? Peut-on en savoir plus sur le travail d’influence de Gazprom dans ce processus ?
Une influence terrible, puisque les pro-nucléaires profitent aujourd’hui des débats sur notre dépendance au gaz russe pour dire : « Regardez, la guerre nous montre que l’atome est la meilleure solution pour garantir notre souveraineté énergétique » – mettant de côté que notre uranium provient entre autres du Kazakhstan ou d’Ouzbékistan, tous les deux sous contrôle russe.
C’est oublier que, à l’échelle européenne, la France a promu activement le gaz fossile avec le soutien du nationaliste Viktor Orbán en Hongrie ou du gouvernement réactionnaire et ultra-conservateur polonais pro-charbon, en contrepartie de leur appui pour relancer le nucléaire tricolore.
Pour annoncer sa relance du nucléaire en novembre dernier, Macron avait en effet plus que jamais besoin du soutien politique et financier de l’Union européenne. Dans le cadre de la taxonomie verte, la France a donc appuyé la demande de ces pays d’Europe centrale, pro-gaz et peu ambitieux en matière climatique pour que le gaz soit estampillé « énergie de transition » en échange de leur soutien à ce que le nucléaire soit labellisé « vert »…
Certains promeuvent déjà des pipelines venant d’Afrique du Nord via l’Espagne comme moyen de s’émanciper de la Russie. De même que l’énergie fossile russe était vue il y a des décennies comme une façon de s’émanciper du Moyen Orient… Plutôt que cette fuite en avant, entrevois-tu une politique européenne d’émancipation des énergies fossiles et à quoi devrait-elle ressembler ?
Plutôt qu’un électrochoc pour accélérer la fin de notre dépendance fossile, on assiste à un grand bond en arrière. La Commission UE a proposé, entre autres, de diversifier ses sources d’approvisionnement « grâce à une augmentation des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) », notamment venant de l’exploitation de gaz de schiste en Amérique du nord. » Or on sait désormais que le GNL a une empreinte carbone pire que le charbon car il engendre d’énormes rejets de méthane et sa production nécessite une grande quantité d’énergie.
Le 22 mars dernier, l’énergéticien français Engie a ainsi annoncé accroître considérablement ses volumes de GNL achetés aux États-Unis, du GNL américain, issu donc largement de gaz de schiste, dont l’extraction est désastreuse pour les écosystèmes, tout particulièrement les nappes phréatiques. Engie projette aussi l’installation d’un terminal GNL au large des côtes, a priori au Havre. L’Allemagne s’est pour sa part engagée à accélérer la construction de deux terminaux GNL dans le cadre d’un accord d’achat de gaz avec le Qatar pour se libérer de l’emprise de Gazprom d’ici à 2024. Enfin, l’Italie a suggéré qu’elle pourrait rouvrir des centrales à charbon.
Un premier pas vers une « politique européenne d’émancipation des énergies fossiles » serait déjà de réencastrer l’ensemble des politiques publiques de l’UE dans les limites finies de notre planète, au niveau des politiques énergétiques mais aussi sociales, économiques et environnementales. En somme, définitivement acter la fin de la croissance économique pour travailler d’autres horizons politiques post-croissance, autour de comment vivre dans des conditions matérielles dignes – le buen vivir cher aux zapatistes.
Le grand ressort de cette émancipation demeure bien sûr la sobriété. L’organiser territorialement et démocratiquement pour réadapter nos besoins énergétiques au plus près de nos besoins sociaux et atteindre l’autonomie. Mais aussi organiser la solidarité énergétique entre pays – je ne suis pas à l’aise avec le concept de souveraineté énergétique qui peut souvent glisser sur un versant nationaliste et alimenter le discours pro-nucléaire comme on l’a vu à droite, à l’extrême droite et chez le PCF.
Un autre levier serait d’arrêter aussi et surtout les délires business as usual de la finance verte. Contrairement à ce que martèle Macron, la finance, aussi verte soit-elle, est le problème et non la solution. Les banques françaises ont à elles seules alloué plus de 350 milliards de dollars aux énergies fossiles depuis 2016, dont 130 milliards aux 100 entreprises développant le plus de nouveaux projets d’énergies fossiles. L’industrie bancaire française a augmenté ses financements fossiles en moyenne de 19% par an entre 2016 et 2020.
Pour assécher le capitalisme fossile, il faut entre autres que plus un seul euro n’aille aujourd’hui affluer dans ses infrastructures comme dans les poches de ses actionnaires.
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