Préserver le statu quo : le dilemme des dominants
Sur ce processus de destruction dominent de puissants réseaux. Une sorte de classe supra nationale ou transnationale s’efforce d’abord et avant tout de gérer le chaos actuel. Cette « convergence de bourgeoisies » veut à tout prix empêcher un retour vers les politiques de redistribution et d’équilibre qu’on a connues sous le label du keynésianisme. À travers les institutions opaques de la globalisation et les mécanismes d’accumulation structurés autour du capitalisme financiarisé, des nouveaux dispositifs étatiques assurent le bonheur du 1% au nom de l’« austérité ». En général, ça passe assez mal même si, comme on vient de le voir en Grèce, ce pouvoir du capitalisme globalisé reste extrêmement puissant. De cette fragilité émergent divers projets autoritaires où il s’agit d’atrophier la démocratie, surtout quand elle menace de devenir populaire et directe. Parallèlement, on verrouille les processus traditionnels des Parlements et des partis politiques transformés en appareils drolatiques dénués de toute influence. Encore là cet autoritarisme passe mal, d’autant plus qu’il est associé à un immense pillage des ressources et la surexploitation de couches de plus en plus importantes de la population.
« Eux » et « nous »
C’est là qu’entre en scène un nouveau populisme de droite, qui ressemble, sans être identique, aux fascismes du 20ième siècle. Là où cela se ressemble est dans la création d’une nouvelle identité populaire. Cette identité, « nous », va de pair avec un « autre », lui aussi imaginé. Ce « eux » et ce « nous » sont face-à-face, ennemis irréductibles dans ce que les politicologues américains ont appelé la « guerre des civilisations » contre les « barbares ». C’est une contradiction « essentielle », qui ne peut être dépassée. Là où l’ancien fascisme se distingue du nouvel autoritarisme, c’est par l’emphase mise sur l’« individu » plutôt que sur le « groupe », comme le proclament les libertariens aux États-Unis, notamment. Les individus, surtout ceux qui sont du bon côté de la « guerre des civilisations », refusent l’embrigadement d’un État ou d’un mouvement. Leur aspiration exacerbée à la liberté individuelle les rend hostile à l’idée même d’une régulation sociétale, car ils n’admettent pas, comme le disait Madame Thatcher, que la société existe. Dans leur langage, « moins d’État » veut dire la société de tout-le-monde-contre-tout-le-monde. Reste alors une identité primale, soit sous une forme raciale (ou quasi raciale), soit sous une forme religieuse, dans laquelle se structurent un nouveau « nous » et un nouveau « eux ». Le populisme de droite non seulement construit l’identité autour de la « civilisation chrétienne » et de l’homme blanc et occidental, mais construit également l’altérité : musulman, arabe, noir, chinois, etc. Sous plusieurs formes, c’est ce qu’on voit en Europe, aux États-Unis, en Australie, au Japon, au Canada, où la démocratie libérale, qui ne parvient même plus à garder les apparences d’un système cohérent, est contestée de toutes parts, au point de contaminer, en dehors de l’extrême-droite où elle était confirmée, une grande partie des acteurs politiques et sociaux, notamment l’ancienne social-démocratie convertie au social-libéralisme.
L’alternative de la multitude
On ne saurait trop s’inquiéter quoi qu’une autre proposition émerge en même temps. Les dispositifs étatiques en miettes ne doivent et ne peuvent même pas être « réparés », ils doivent être transformés sous la forme de nouvelles convergences qui ressoudent les aspirations à l’émancipation sociale aux objectifs de la démocratie républicaine et souveraine. Autrement dit, il faut élaborer une construction basée en bonne partie sur les mêmes principes de la justice, de la démocratie et de l’inclusion, mais sur de nouvelles fondations qui ne peuvent plus être celle de l’État-nation traditionnel et où la pluralité est valorisée en contre-tendance de l’homogénéité qui au nom de l’unité hiérarchise les rapports sociaux. C’est cela qui s’exprime, encore là dans une multitude de formes autant singulières que transnationales dans les divers « printemps » qui ont secoué la planète, dans le mouvement Occupy, dans les mobilisations des Indignés en Espagne, au Brésil, en Grèce. Certes, le mouvement est encore balbutiant. Il implique une reconfiguration du pouvoir, l’élaboration de nouveaux mécanismes du vivre-ensemble, une ouverture interculturelle misant sur le fait que la nécessaire reconstruction doit faire appel à un grand répertoire de valeurs, de symboles, d’outils cognitifs qui dépassent les frontières traditionnelles.
La bifurcation québécoise de l’identitaire
Il est intéressant de noter qu’au Québec, (néo) conservateurs et nationalistes identitaristes se rejoignent dans leurs obsessions. En fin de compte, cette histoire du niqab est bien sûr un prétexte, compte tenu de son insignifiance à l’échelle de la société. La stratégie n’aura pas de fin, car on mettra en doute la présence des « autres » pour toutes sortes de raisons ; vêtement, alimentation, coutumes culturelles, fêtes religieuses, etc. Sous Duplessis, c’est ce qu’on faisait avec les Juifs et les Témoins de Jéhovah. Au bout de la ligne, on occulte son impuissance devant les forces de dislocation en mouvement sous la globalisation. On est prêts à troquer les projets traditionnels de la démocratie libérale par des dispositifs liberticides qui apparaissent « logiques et rationnels » dans un monde sans sens, sans direction, menacé de toutes parts par des forces obscures. Par ailleurs, ce ne sont pas les appels hypocrites à s’opposer à l’intolérance qui font faire échec à des processus qui sont des conséquences d’une dislocation programmée par le néolibéralisme. Au mieux, ces appels qu’on présente comme conséquents avec une culture canadienne « tolérante » et « multiculturelle » sont naïfs, au pire, ils sont hypocrites. Le rétablissement d’un projet où les droits de tous sont reconnus par tous ne se fera pas en étant « gentils » avec les immigrants ou les réfugiés, mais pas une lutte opiniâtre et déterminée contre les politiques du 1%. Dans cela se reconstituera une nouvelle subjectivité populaire apte à transcender les clivages communautaires, raciaux et religieux.
Changer de chemin
Pour ceux et celles qui pensent que c’est rêver en couleur, on peut dire deux choses. D’abord, la société québécoise a déjà brisé, dans un passé pas si lointain, ce monopole de l’identitarisme et de l’autoritarisme à coloration religieuse. C’était la révolution-pas-si-tranquille, qui n’est pas encore terminée aujourd’hui. Par ailleurs, d’autres mondes, d’autres sociétés sont en train de se réinventer, sous l’impulsion, notamment, des peuples autochtones dans les pays andins, par exemple. Le « eux » et le « nous » traditionnels qui prenaient l’allure de systèmes d’apartheid est en train de se défaire, laissant la place à une autre démocratie polysémique. Encore là, cela ne fait que commencer…