Édition du 19 novembre 2024

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Le Monde

De Mossoul à Londres : Choc des civilisations ou barbaries ?

On entend souvent dire, tout particulièrement depuis le 11 septembre 2001, que nous sommes engagés dans une guerre entre civilisations et que seule la « haine de l’Occident » expliquerait les attentats islamistes qui sont commis dans cette partie du monde. Cette thèse est reprise à chaque attentat, incluant ceux qui ont récemment frappé Manchester et Londres. Or, au moment où ils avaient lieu, bien plus de civils étaient assassinés à Mossoul qu’au Royaume-Uni, par des bombes de la coalition occidentale. Tout cela dans l’indifférence des médias occidentaux : pas de photos de victimes sympathiques, d’images de gerbes de fleurs ou de témoignages poignants des proches.

(tiré du site de Ricochet- https://ricochet.media/fr) | 9 juin 2017

Aucun lien, semble-t-il, entre ces attentats et les massacres à grande échelle menés par l’Occident en terre musulmane depuis au moins une génération (invasion de l’Irak en 1990-1991), voire davantage. Il est plus simple de répéter que les attentats ne sont que l’œuvre de fous de Dieu dévorés d’une haine envers nos valeurs, et qui veulent anéantir (rien de moins) nos sociétés, avec la complicité coupable des gauchistes ! Chaque attentat en Occident est d’ailleurs l’occasion, pour l’intelligentsia de la droite-poutine, d’une nouvelle charge accusatoire contre les progressistes.

Il y a quelques semaines, Le Devoir a proposé un débat à ce sujet. Le rédacteur en chef de la revue Relations, Jean-Claude Ravet, a servi une réplique au chroniqueur Christian Rioux dans une lettre ouverte intitulée Le « choc des civilisations » : une thèse dangereuse. Ravet soulignait, à raison, que dans le cadre de la mondialisation capitaliste, plusieurs conflits politiques s’expliquent moins par une rivalité culturelle que par une lutte pour le contrôle des ressources. Rioux avait, pour sa part, préalablement présenté la thèse du « choc des civilisations », dans un texte intitulé « Huntington avait raison » (3 février 2017), en référence à Samuel Huntington, célèbre politologue des États-Unis. Il y avançait que « les oppositions identitaires sont aujourd’hui au cœur de la plupart des conflits du monde. »

Pour évaluer la validité d’une telle affirmation, prenons un cas simple : la guerre en Syrie et en Irak.

Quelles civilisations ?

La coalition occidentale s’y bat contre l’État islamique, certes, mais avec l’aide de l’Arabie saoudite, qui pratique la peine de mort et dont la très misogyne police des mœurs et des vices a servi de modèle aux Talibans afghans. L’Occident, y compris le Canada, fournit des milliards de dollars d’armement à la monarchie saoudienne, qui a financé diverses organisations islamistes, mais collabore néanmoins avec les États-Unis pour embêter l’Iran qui appuie le Hezbollah libanais engagé en Syrie auprès de l’armée de Bashar el Assad, ce tyran qui se bat avec l’aide des Russes contre l’État islamique, mais aussi contre des milices kurdes armées par les États-Unis qui se battent aussi contre Bashar el Assad, mais également contre l’État islamique aux côtés des Irakiens qui sont maintenant les amis des États-Unis, même si ceux-ci ont détruit leur pays une première fois en 1990-1991 et une seconde fois en 2003, sans oublier plus de dix ans de bombardements hebdomadaires dans la « no flight zone » après 1991.

Vous me suivez ?

Les États-Unis ont aussi financé pendant des mois ce qui reste d’Al Qaida — oui, oui — en Syrie, et qui s’opposait à l’État islamique.

C’est sans compter que les opérations des États-Unis et du Canada ont pour base arrière le Koweït, cette pétromonarchie islamique que les États-Unis ont libérée en 1991 après l’invasion menée par Saddam Hussein, un dictateur socialiste qui réprimait les islamistes et qui avait mené une guerre de dix ans contre l’Iran islamiste. Les États-Unis ont alors remis le pouvoir aux Koweïtiens monarchistes, plutôt qu’aux républicains libéraux en exil à Londres.

J’oublie quelque chose ? Oui ! La Turquie. Membre de l’OTAN, ce pays est dirigé par un président islamiste qui a profité d’un coup d’État raté pour enfermer des dizaines de milliers de citoyennes et de citoyens. La Turquie aurait soutenu secrètement l’État islamique, pour l’attaquer par la suite. La Turquie se bat contre les Kurdes, soutenus et armés par les États-Unis, qui soutiennent et arment aussi la Turquie. La Turquie a abattu un avion militaire russe, et Moscou en a profité pour armer les Kurdes se battant contre la Turquie, mais les deux États sont maintenant réconciliés.

J’oubliais aussi les combattants iraniens et afghans engagés en Syrie, aux côtés des troupes de de Bashar el Assad, et les Occidentaux « radicalisés » qui partent se battre pour l’État islamique, mais aussi contre les islamistes, du côté des Kurdes. On pourrait aussi mentionner le Qatar, un allié de l’Arabie saoudite et des États-Unis, qui aide les milices islamistes. Mais qui se préoccupe de ce pays ? Et de la guerre au Yemen, menée par l’Arabie saoudite, appuyée - encore - par les États-Unis ?

Bien sûr, quand j’écris « Arabie saoudite », « Canada » ou « États-Unis », entre autres, je fais référence aux dirigeants politiques et militaires de ces pays. Il faudrait aussi penser à tous ceux (et parfois celles) qui magouillent pour s’en mettre plein les poches, soit les marchands d’armes, les dirigeants de compagnies assurant les ravitaillements et la reconstruction, ceux qui gèrent les compagnies de pétroles, etc. Ces méga-puissants partagent-ils vraiment les mêmes valeurs et la même morale que le reste de leurs sociétés ?

Quant aux attentats islamistes, ils sont commis, en très grande majorité, non pas en Occident, mais en Afghanistan, en Irak et en Syrie, et ciblent des communautés musulmanes rivales. Les attentats en Occident sont d’une ampleur minuscule, en comparaison à la violence des armées d’État engagées dans cette guerre mondiale qui dévaste l’Orient. L’Occident y terrorise les populations par des guerres à répétition qui fauchent la vie de centaines de milliers de civils et réduisent des villes en ruines, sans compter les centaines d’assassinats perpétrés par des drones.

Choc de civilisations, vraiment ? Je ne vois dans cette guerre rien de bien civilisé, plutôt de la barbarie, de part et d’autre.

Francis Dupuis-Déri

Professeur de science politique à l’UQAM et auteur de L’armée canadienne n’est pas l’Armée du Salut (Lux, 2010) et de L’éthique du vampire. De la guerre d’Afghanistan et quelques horreurs du temps présent (Lux, 2007)

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