10 novembre 2019 | https://www.mediapart.fr/journal/france/101119/contre-l-islamophobie-une-manifestation-pour-la-liberte-l-egalite-et-la-fraternite?onglet=full
Ce n’était pas gagné, mais le pari est réussi. Selon l’organe indépendant de décompte des manifestants Occurrence, ils étaient 13 500 à défiler, de la gare du Nord à Nation, ce dimanche 10 novembre, à Paris. Une marche inédite contre l’islamophobie, qui a, ces dernières semaines, alimenté d’innombrables discours politiques et médiatiques. Une cause qui a paru suffisamment grave et urgente pour que les manifestants bravent le froid et la pluie, et ce week-end de trois jours. Et dont l’importance aura visiblement eu raison des polémiques politico-médiatiques qui ont entouré l’événement toute la semaine (lire ici).
Comme une réponse, ont défilé des manifestants de tous les âges, musulmans ou non, des responsables politiques aguerris ou des primo-militants, des Parisiens, des banlieusards, des classes moyennes et des classes populaires… Dans une bonne ambiance, le cortège, fourni et joyeux, a descendu le boulevard Magenta aux cris de « « Trop vêtues ou dénudées, laissez-nous notre liberté ! », « Solidarité avec les femmes voilées ! », « C’est pas le voile qui est de trop, c’est l’islamophobie et les fachos » ou « L’islamophobie est un délit ! ». On trouvait beaucoup de drapeaux tricolores dans les rangs, et plusieurs femmes portant un voile « bleu blanc rouge », ainsi que des pancartes faites maison : « Oui à la critique des religions, non à la stigmatisation des individus », « Nous sommes tous Français ! ».
Derrière une banderole « L’islamophobie tue », une rangée de femmes brandit des cartes d’identité et d’électrices. Un groupe de manifestants entonne spontanément une « Marseillaise ». Une maman voilée se moque de sa fille qui n’a, elle, pas envie de chanter : « Attention, on va dire que tu es radicalisée », lui lance-t-elle en riant.
Au départ, devant la gare du Nord, on croise Bouchra, venue en famille de Champs-sur-Marne (77), à l’appel du CCIF, « car c’est une association qui défend les droits des musulmans ». Elle qui a voté Macron en 2017 a aussi noté que la Ligue des droits de l’homme et Amnesty International s’inquiétaient du sort des musulmans de France : « On est là, en solidarité avec les femmes voilées, dit cette banquière qui ne porte pas le voile. Je veux qu’elles puissent sortir dans l’espace public sans problème et qu’on arrête de leur taper dessus dans certains médias. On est dans un état de droit, de liberté, d’égalité et de fraternité. Alors voilà, je marche pour ça, tout simplement. »
Quelques mètres plus loin, Amine a pris les transports en commun depuis Créteil avec sa fille adolescente. Être présent avec elle est une question d’éducation : « Je veux lui montrer qu’il faut s’impliquer dans la vie publique, que ce soit contre l’islamophobie ou l’homophobie, ou tout autre chose, comme elle voudra. » Toute sa vie, cet agent de voyage de 42 ans a vu sa religion « salie à des fins électoralistes ». « Ma mère est voilée, raconte-t-il. Donc quand j’entends que les femmes voilées sont soumises, ça l’insulte, ça m’insulte. En plus, personnellement, je ne connais aucune femme qui porte le voile par obligation. Alors parler de la liberté des femmes, c’est n’importe quoi. Aujourd’hui, on veut faire croire que l’islam est politisé. Mais, ajoute-t-il, hilare, les Frères musulmans, je ne sais même pas ce que c’est ! »
Nadia, 46 ans, tient à être présentée comme « femme, française, républicaine… et musulmane, mais ça, ça [la] regarde ». Elle est venue aujourd’hui avec sa fille parce qu’elle juge le climat actuel irrespirable. « Ce qui a changé, c’est que certains peuvent tenir des discours islamophobes, complètement racistes, de façon très normalisée », explique celle qui ne porte pas le voile. Très déçue par l’absence d’une partie de la gauche, elle tacle ceux qui ont boudé le défilé : « Je ne comprends pas leurs arguments. On dit que le CCIF est lié aux Frères musulmans mais ça veut dire quoi ? Qu’ils ont pris un café ? Qu’ils sont amis sur Facebook ? C’est une fausse excuse. Moi je n’ai aucun lien avec le CCIF, comme la plupart des musulmans ici en tout cas. »
Elle vit très mal l’ingérence permanente du politique dans les questions religieuses. « Aujourd’hui, Castaner veut nous expliquer comment prier, comment faire le ramadan ou comment porter la barbe ! », s’agace-t-elle. À côté d’elle, Miriem, 17 ans, renchérit : « Le climat est lourd depuis la rentrée. Les regards sont plus insistants. Moi je ne porte pas le voile mais une de mes copines au collège s’est fait embêter dans le bus à cause de ça. Les gens se permettent d’avoir des discours qu’ils ne tenaient pas avant. »
« On est dans un moment de grande régression », assure elle aussi Assina, 55 ans, qui porte un voile noir et blanc et précise qu’on peut « être musulman français et respectueux des lois de la République ». « Ma mère est arrivée en Auvergne après la guerre. Elle a travaillé comme ouvrière dans la coutellerie avec son foulard, cela ne posait pas de problème. Aujourd’hui, elle est en fauteuil roulant et elle doit se justifier auprès des gens, rappeler qu’elle a bossé toute sa vie en France et que les soins qu’elle reçoit, elle ne les a pas volés », raconte-t-elle, amère.
« Quand j’entends Zemmour parler, ma barbe pousse deux fois plus vite »
Zakaria est venu avec son épouse et leur bébé dans sa poussette. « On est là parce qu’à un moment il faut lâcher les musulmans ! Il y en a assez des politiques contre nous », lance ce petit entrepreneur. Sa femme, Soukhaïna, 30 ans, qui porte un hidjab bleu clair, est médecin mais n’arrive pas à trouver de travail à cause de son foulard : « Je viens d’avoir un entretien dans un hôpital où il y avait un poste vacant, mais ils m’ont dit que je ne pouvais pas avoir le poste si je garde le voile », explique-t-elle.
Gundunz et Assia se relaient pour porter la pancarte « Quand j’entends Zemmour parler, ma barbe pousse deux fois plus vite ». Longs cheveux blonds et pancarte à la main, Assia fait rire les passants. Beaucoup s’arrêtent pour la prendre en photo : « C’est super qu’il y ait autant de Français non musulmans. Ça fait chaud au cœur », dit Gunduz. La preuve, pour lui, que le dénigrement contre les organisateurs de la manifestation n’a pas fonctionné : « Et puis le CCIF n’a commis aucun attentat à ce que je sache, contrairement à ce militant du Rassemblement national. »
Dans le cortège, il y a aussi Estelle, bibliothécaire de Montreuil, militante LGBTQ, pro-PMA, antilibérale proche de l’association Attac. Elle est venue parce que cela fait des années, dit-elle, que la persécution des femmes voilées monte : « Depuis combien de temps il n’y a pas eu de mobilisations qui font converger des gens racisés, des quartiers populaires, de gauche et d’extrême gauche, des classes moyennes ? On a vu un peu ça pendant Nuit debout. J’espère que cette manif est un point de départ. »
Quelques mètres plus loin, on croise Rachida, qui porte le voile bien serré autour de son visage. D’habitude, cette fonctionnaire de Seine-Saint-Denis ne le porte pas, boulot oblige. « Et c’est normal, car je respecte la loi comme tout le monde. » Ce qui ne l’empêche pas de constater le racisme qui a grandi sur son lieu de travail, et au-dehors, quand elle porte le voile. Les discours pseudo-féministes sur le voile, elle aussi elle en a soupé : « Mon père ne m’a pas parlé pendant un an parce que je voulais porter le voile », lâche-t-elle.
Aller contre les clichés, les images qui défilent à la télé : ç’a été son carburant pour ce 10 novembre : « Au départ, je ne voulais pas venir, mais quand j’ai compris que beaucoup de gens voulaient saboter la manif, ça m’a motivée. » L’absence du PS, notamment, « pour des raisons électoralistes, juge-t-elle, reste en travers de la gorge de Rachida. Dire qu’on ne va pas à une manif parce que tout le monde ne plaît pas, c’est n’importe quoi. Moi, j’ai manifesté pour Charlie, et il y avait des gens pas très fréquentables. Mais c’est pas grave, je pensais à la cause, la liberté d’expression. »
Devant l’église Saint-Laurent, on voit passer deux élèves de Terminale de Seine-Saint-Denis. L’une, voilée, tient la Bible. Sa copine, croix autour du cou, a le Coran dans les mains. Kellyna est catholique, Adela musulmane. « Et alors ? », rigole Kellyna, 17 ans, première manifestation au compteur, qui affirme que, « contre ce qu’on nous vend à la télé, on vit en paix, et c’est tout, c’est normal ». À côté, Adela a la timidité des jeunes filles rangées. Elle a marché pour le climat. Quand elle a pris connaissance de la manifestation sur Instagram, elle a dépassé ses craintes que cela ne dégénère, et la voilà boulevard Magenta. Souriante. Confiante.
Des élèves, mais aussi leurs professeurs. « On est tous profs en Seine-Saint Denis et on est consternés par la différence entre les débats dans les médias et la réalité du terrain », explique Camille, qui raconte être aussi présente « en soutien à [s]es élèves qui subissent ces discriminations au quotidien ». À ses côtés, Pauline, très agacée par les polémiques qui ont secoué une partie de la gauche au sujet de la manifestation, ajoute : « Moi j’ai manifesté contre l’antisémitisme, donc c’est normal que je manifeste contre l’islamophobie. »
Côté responsables politiques, la fièvre qui a saisi ce petit monde cette semaine semble être redescendue. À gauche, excepté le PS, la CFDT, François Ruffin et Yannick Jadot, dont les absences ont été remarquées, ils étaient tous là, ou presque.
Benoît Hamon, qui avait signé l’appel, est finalement venu, casquette vissée sur la tête, avec plusieurs camarades de Génération.s. Jean-Luc Mélenchon est arrivé, entouré de plusieurs députés, dès le début de la manifestation, sous quelques « Mélenchon, président ! ». Olga marche derrière le drapeau de la France insoumise : « Je trouve inimaginable qu’on stigmatise des mamans qui accompagnent leurs enfants en sortie scolaire. J’ai été outrée de la polémique autour de cette manifestation. La frilosité de certains est scandaleuse. Il faut que chacun prenne ses responsabilités. Si l’on ne fait rien, qu’est-ce qu’il va se passer ? On attend qu’il y ait des pogroms ? »
Dans les cortèges, on croise aussi des communistes, des écologistes, des militants du NPA (corédacteur de l’appel) et même un socialiste, Olivier Klein, maire de Clichy-sous-Bois : « Je n’ai pas demandé la permission pour venir, mais tout ce que je sais, c’est que si on n’est pas à côté de nos concitoyens de confession musulmane aujourd’hui, on se trompe. »
Ian Brossat, ancienne tête de liste communiste aux européennes, a reçu beaucoup de textos de ses anciens élèves de Sarcelles après son passage sur BFM. Cela l’a touché. « Pourtant, je n’ai rien dit de particulier, des propos basiques. Mais vu la période, ils trouvent ça exceptionnel, c’est fou… » Il enchaîne les selfies, l’air ravi.
En queue de cortège, il y a aussi les militants de Lutte ouvrière, qu’on n’attendait pas forcément là. Dont Juliette, militante : « C’est une manifestation contre tous les racismes et contre la montée de l’extrême droite, assure-t-elle, en précisant la position de son parti viscéralement athée. Nous sommes contre le port du voile pour des raisons féministes, mais nous pensons que le gouvernement n’a pas à avoir de politique discriminatoire envers ces femmes. »
Esther Benbassa, sénatrice Europe Écologie-Les Verts, est réconfortée par le monde et l’ambiance : « Les gens sont pris en tenaille entre les islamistes et les islamophobes, ça ne peut plus durer. » La marche du jour ressemble fort à une troisième voie entre les deux. Il y a aussi Jérôme Gleizes, conseiller de Paris, qui estime qu’aujourd’hui, « on vit un moment de bascule contre la fascisation de la France. Un moment historique ». Dommage que Yannick Jadot ne se soit pas déplacé, qu’il ait dénoncé le « communautarisme » de l’événement, glissent des militants écolos : « Sur ce coup-là, il n’a pas montré qu’il était un homme d’État, contrairement à Mélenchon. Il aurait dû tenir sa position », dit l’un.
En queue de manifestation, Philippe Martinez, le patron de la CGT, discute avec Aurélie Trouvé, figure de l’association altermondialiste Attac. Tous deux se satisfont que Jean-Luc Mélenchon soit finalement présent. Soulagés que la question antiraciste ait mobilisé largement : « Ce sont les classes populaires qui sont là, souligne le secrétaire national de la CGT, qui rappelle que l’antiracisme est un fondamental de sa centrale syndicale. L’ancien métallurgiste, qui a découvert chez Renault, à Boulogne-Billancourt, « l’Aïd et le mélange entre tout le monde », glisse : « On ne fait pas assez de manifs comme ça. »
À la fin de la manifestation, la foule, massée sur la place de la Nation, entonne une dernière Marseillaise.
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