Un crime se prépare, et nous n’en serons pas les complices. Oui, un crime, c’est-à-dire un attentat contre les libertés. En République, du moins en République authentiquement démocratique, la liberté d’expression est un droit fondamental, tout comme la liberté d’information. Ce qui signifie qu’on ne saurait censurer au préalable l’une ou l’autre de ces libertés essentielles. On est en droit de leur demander des comptes de ce qu’elles disent, de leurs opinions ou de leurs informations. De les poursuivre en justice, de les faire condamner par des tribunaux. Mais seulement a posteriori, sans porter atteinte a priori aux droits fondamentaux qui font la force, et non pas la faiblesse, des démocraties : le droit de dire, le droit de savoir.
C’est avec cette tradition républicaine qu’entend rompre, pour la première fois depuis la guerre d’Algérie, un gouvernement élu à gauche, essentiellement socialiste, à l’initiative de son ministre de l’intérieur, Manuel Valls. Dans la longue marche des libertés, où la gauche militante fut souvent aux premiers rangs, il fut acquis depuis un bon siècle que la loi ne pouvait interdire a priori un spectacle, quel qu’il soit. S’il créait des désordres, s’il portait atteinte à des personnes, s’il insultait et diffamait, l’arme démocratique ne pouvait être celle de l’interdiction administrative, où l’État s’érigeait en gardien des bonnes mœurs et des idées conformes. Seule la justice, jugeant publiquement et contradictoirement des faits après qu’ils eurent été commis, au grand jour et non pas dans le soupçon d’un procès en sorcellerie, peut les sanctionner.
Or c’est cet héritage démocratique que la circulaire adressée le 6 janvier aux préfets par le ministre de l’intérieur entend remettre en cause [1]. Les « spectacles de M. Dieudonné M’Bala M’Bala » en sont le prétexte. Oui, le prétexte. Car la réalité délictuelle des spectacles de Dieudonné, militant antiraciste devenu propagandiste antisémite, n’a rien de nouveau. Nous nous en étions émus, ici même, fin 2008, après qu’il eut fait monter sur la scène du Zénith le négationniste Robert Faurisson pour lui décerner le « prix de l’insolence » dans une mise en scène clairement antisémite, assumant sans fard la diffusion d’une idéologie criminelle. Cinq ans après, Manuel Valls fait semblant de découvrir la perdition dieudonnesque et son abjection, au point de la transformer en sujet numéro un d’ordre public, loin devant les misères économiques, sociales, urbaines, qui minent et divisent le pays.
À deux reprises, la circulaire Valls utilise l’adjectif « exceptionnel » pour qualifier ce qu’elle entend légitimer : une intervention de l’autorité administrative, de l’État, de ses préfets et de sa police, pour interdire les supposés spectacles de Dieudonné, devenus de fait meetings antisémites. Ce n’est pas un hasard, car il s’agit bien d’introduire un État d’exception au nom du combat, évidemment légitime, contre le racisme et l’antisémitisme. Mais c’est ici que s’ouvre le piège tendu à tous les démocrates et à tous les républicains, ce chemin où la liberté s’égare dans l’interdiction préalable de ceux qu’elle estime être ses ennemis, les ennemis de la liberté. S’égare et se perd durablement car, demain, après-demain, d’autres viendront qui énonceront leurs propres critères des libertés bienséantes et, du coup, se sentiront libres d’interdire sans frais ce qui les dérange ou leur déplaît.
Seul le droit, et donc le juge, avec ses jurisprudences, ses instances, ses recours, ses débats contradictoires, ses héritages procéduraux, les lois, la Constitution française et les traités européens, peut protéger nos libertés. Laisser l’État en devenir le maître, de façon « exceptionnelle », c’est ouvrir la porte à l’arbitraire. « Quand une démocratie est attaquée dans ses fondements, elle se montre forte quand elle applique ses principes. Elle est faible si, face aux extrémismes, elle les abdique » : dans un communiqué lumineux, dont ce sont les deux premières phrases, la Ligue des droits de l’homme a, dès le 6 janvier, critiqué la voie empruntée par le ministre de l’intérieur, ces « interdictions préalables au fondement juridique précaire et au résultat politique incertain, voire contreproductif » [2].
La Ligue des droits de l’homme parle d’expérience. Née des combats fondateurs de l’affaire Dreyfus, contre l’antisémitisme français, la Ligue des droits de l’homme fut aussi marquée, à ses débuts, par le refus des « lois scélérates » par lesquelles la jeune Troisième République avait cru se défendre des attentats anarchistes en portant atteinte à la liberté d’expression des intellectuels de l’anarchie, de leurs idées et de leur propagande. L’un des jeunes juristes, auditeur au Conseil d’État, qui lui fournit alors l’argumentaire en droit pour refuser ce piège où la démocratie prétendait se défendre en se reniant n’était autre que Léon Blum, par la suite figure du socialisme français des origines et président du conseil du Front populaire.
La politique de la peur des néo-conservateurs
Avec Manuel Valls, mais aussi François Hollande qui l’a soutenu depuis un pays pourtant peu connu pour son attachement aux droits de l’homme, l’Arabie saoudite, ou Aurélie Filippetti qui, à cette occasion, transforme son poste en ministère de l’ordre culturel, avec Valls donc, nous sommes bien loin de cette tradition démocratique de la gauche française.
En revanche, nous sommes bien plus proches de la nouveauté politique incarnée, outre-Atlantique, par les divers courants néo-conservateurs qui, à droite comme à gauche, se saisissent des désordres apparents des nations et du monde pour restaurer des dominations ébranlées et fragilisées. Intellectuellement, l’argument invoqué pour interdire sans procès Dieudonné est le même qui, aux États-Unis, a légitimé le Patriot Act qui mit en cause les libertés fondamentales américaines au prétexte des attentats du 11 Septembre. Et, en pratique, le résultat sera aussi désastreux, produisant de nouveaux désordres plutôt que d’instaurer de durables apaisements.
C’est bien pourquoi les défenseurs des libertés s’alarment tout comme nous, sans pour autant faire l’once d’une concession à la posture victimaire prise par l’agresseur antisémite Dieudonné. Dans un entretien fort pédagogique au Monde, l’universitaire Danièle Lochak explique pourquoi « l’on doit se méfier de toute interdiction préventive prononcée par une autorité administrative », précisant : « C’est le prix à payer dans une démocratie qui entend veiller à la défense des libertés » [3]. Et, sur son célèbre blog « Journal d’un avocat », Maître Eolas s’en prend avec autant de rigueur juridique que d’humour dévastateur aussi bien à Dieudonné qu’à Manuel Valls, expliquant « pourquoi il ne faut pas faire taire Dieudonné mais ne pas l’écouter non plus » [4].
Enfin, à sa manière sobre au point de paraître abrupte, un ancien ministre de l’intérieur socialiste peu suspect de laxisme, Pierre Joxe, a laissé entendre, dès le 2 janvier, tout le mal qu’il pensait du chemin régressif emprunté par son successeur : « Peut-être que j’avais de meilleurs conseillers juridiques que lui… » [5].
Imposant son duel avec Dieudonné comme le feuilleton médiatique du moment, Manuel Valls fait tout bêtement, et sinistrement, du Nicolas Sarkozy. Il exacerbe, hystérise, divise, dramatise, pour mieux s’imposer en protagoniste solitaire d’une République réduite à l’ordre établi, immobilisée dans une politique de la peur, obsédée par la désignation d’ennemis à combattre, tournant le dos à toute espérance transformatrice, authentiquement démocratique et sociale. Avec cette politique avilie, réduite aux émotions sans pensées, aux réflexes sans débats, aux urgences sans discussions, nous voulions en finir en 2012, et hélas nous y sommes toujours.
Sous Nicolas Sarkozy, dès 2009, nous nous étions retrouvés dans cette chanson de Rodolphe Burger qui proposait d’être, de nouveau, rassemblés « ensemble »… « mais sans toi », ajoutait le refrain pour désigner celui-là même qui dressait la France contre elle-même.
Et c’est en repensant à cette chanson-manifeste que nous nous dressons, aujourd’hui, contre Dieudonné, mais sans Valls.
Edwy Plenel