Mais, il prête aux partis politiques la principale responsabilité de cette crise de la démocratie. S’il s’élève avec justesse contre le règne des politiciens et la professionnalisation de la vie politique qui exclut la quasi totalement des représentantEs des classes subalternes, on ne peut réduire comme il le fait la critique de la démocratie à la domination des partis politiques. Ce diagnostic l’amène à proposer en lieu et place de ces derniers, soit la présentation de candidatures indépendantes, soit le tirage au sort.
Nous avons défendu que ce ne sont pas de véritables pistes, car elles font abstraction des contradictions de classe qui traversent la société. L’orientation qu’il propose néglige le fait que l’instauration de la démocratie passe par la prise du pouvoir par la majorité populaire. Nous avons soutenu la nécessité de faire une série de propositions pour subvertir la démocratie représentative afin de la transformer en une véritable démocratie mandataire, proche de la démocratie directe.
Dans la deuxième partie de cet article, nous allons aborder les questions soulevées par les pistes qu’il propose en ce qui concerne la démocratie directe, l’économie citoyenne et l’assemblée constituante. Nous laissons pour le moment de côté la piste concernant le principe de proximité. Ces dernières propositions constituent des suggestions importantes qui ouvrent des perspectives fructueuses. Nous nous proposons d’y revenir.
Oublier les conditions d’une véritable démocratie directe !
Sous le vocable de démocratie directe, Roméo Bouchard, nous parle de toute autre chose. Il dénonce la concentration du pouvoir dans le système parlementaire britannique : le chef du parti majoritaire contrôle à la fois l’exécutif et l’Assemblée législative et parfois même le système judiciaire. Il nous parle de la nécessité de séparer l’exécutif du législatif et de donner la primauté à l’Assemblée nationale. En fait, il nous parle de la nécessité de rompre avec la monarchie élective que nous connaissons en faveur de l’instauration d’une véritable république sociale. C’est la seule façon soutient-il de redonner aux députéEs leur rôle de représentants du peuple et de législateurs. Ce sont des propositions importantes.
Il dénonce également les limites de la démocratie représentative et il pose la nécessité d’une démocratie qui serait une véritable démocratie mandataire. Ainsi, il écrit : “Dans tous les cas, la souveraineté du peuple et de ses représentants est mise à mal par l’absence totale de mécanismes contraignants d’intervention du peuple entre deux élections. Les citoyens sont condamnés à assister, impuissants à cette mascarade.” [1] Pour s’en assurer, il compte sur l’indépendance des députéEs libérés de la tutelle des partis, sur la mise en place d’une Chambre des régions, des citoyens et de gouvernements territoriaux, sur l’intégration des outils de communication au processus démocratique et sur l’initiative populaire et le référendum.
Croire que des députéEs tirés au sort seraient concrètement indépendants des rapports de force sociaux qui traversent la société, c’est nier les contradictions sociales et la façon dont ils affectent les hommes et les femmes de notre société. La démocratie représentative prend le citoyenNE comme un individu atomisé sous les pressions de l’idéologie dominante de notre société, un individu soumis comme salariéE au capital qui domine son existence.
Ce qui manque, dans le raisonnement de Roméo Bouchard, c’est l’idée que l’accession à une démocratie directe, passe par la remise en question du pouvoir de la classe dominante sur la société ce qui nécessite le renforcement de l’organisation des classes subalternes et de développement de leur capacité à remettre en question l’actuelle structure du pouvoir. Aujourd’hui, qui décide ce qui va être produit ? Qui décide des énergies dans lesquelles on va investir ? Comment est répartie la richesse ? C’est une minorité qui concentre le pouvoir économique et le pouvoir politique ? Démocratie politique, démocratie sociale et démocratie économique ont un caractère indissociable et exigent que soient dépassées l’exploitation et l’inégalité économique, l’inégal pouvoir de décisions dans tous les domaines.
Ce qui disparaît également de ses pistes, c’est que pour contrer le poids des personnes dominantes qui accaparent le pouvoir économique, politique et culturel que leur donne leur appartenance de classe, il faut compter sur l’action collective organisée des classes dominées. C’est à la condition que les mobilisations se multiplient, que l’autoorganisation des membres des classes subalternes se renforce dans toute une série de domaines, que des décisions collectives peuvent être prises dans les entreprises, dans les institutions publiques par les collectifs de travailleurs et de travailleuses que s’élargira l’aire d’une démocratie véritable. Faire d’individus choisis au hasard les vecteurs de l’accession à la démocratie... c’est oublier l’essentiel.
Une économie citoyenne et capitaliste : un oxymore
Roméo Bouchard ouvre pourtant ce chapitre par des rappels percutants. Il dénonce la dictature mondiale des riches. Il donne une citation de Jean-Louis Servan-Schreiber qui trace à grands traits les caractéristiques de la société actuelle : “les riches (le fameux 1%) ont gagné”, “ sont les seuls à disposer présentement du pouvoir mondial”, “échappent facilement à la fiscalité des États nationaux ”, “contrôlent l’essentiel de l’argent de la planète ”, “ contrôlent les médias ” et “préfèrent infiltrer le pouvoir politique pour en obtenir ce qui leur est nécessaire plutôt que le détenir”. [2]
Mais notre auteur semble oublier ce qu’il vient d’affirmer et s’appuyant sur la citation d’un ex-candidat du PQ aux dernières élections, il écrit : “Non seulement l’économie de marché a démontré d’énormes capacités de régénération, mais elle est probablement le système qui reflète le mieux le fonctionnement humain et son aspiration à la liberté”. [3] “Il n’est peut-être pas possible de remplacer l’économie de marché, mais on peut l’encadrer et l’orienter différemment.” [4]. Et pour bien, nous faire comprendre, il ajoute : “Il est tout a fait possible de maintenir une économie de marché sans laisser le libre marché faire la loi.” [5]
Et, il nous présente une série de mesures : réforme fiscale, contrôle de l’évasion fiscale et des paradis fiscaux, remplacement des banques privées, encadrement du libre-échange, remplacement des énergies fossiles par des énergies propres, création d’une charte des ressources naturelles...
Il rajoute : “Il est clair que les dirigeants politiques, dans le système actuel sont incapables de reprendre le contrôle de la machine.” En fait, ils ont le contrôle de la machine. Elle travaille pour la classe dominante. Il ne montre pas l’importance des intérêts en jeu. Il ne nous explique pas quelles sont les conditions de la transition énergétique. Il ne dit mot sur pourquoi et comment les grandes entreprises pétrolières et pétrochimiques vont se mobiliser et se mobilisent déjà pour contrer le virage vers les énergies vertes. Il ne dit rien sur les rapports de force sociaux qui devront être mis en place pour obliger les pétrolières à laisser tomber leurs investissements avec lesquels ils font leur argent. Et ainsi de suite... Comment pouurra-t-on faire reculer les minières qui pillent le Québec pour leur plus grand profit ? Comment peut-on penser changer l’économie et développer une démocratie économique et citoyenne sans remettre nullement en question les rapports de propriété des moyens de production et des ressources naturelles ? Voilà quelques questions que ne soulève pas Roméo Bouchard ce qui lui permet d’affirmer sans aucun examen attentif qu’un capitalisme vert et citoyen est à la portée d’une réglementation gouvernementale.
Le fonctionnement actuel du capitalisme est le reflet des intérêts de la classe dominante. Sans perspective de rupture d’avec le capitalisme, nous sommes condamnés à vivre la reproduction d’un système qui porte la misère, la guerre et la destruction de notre environnement. Portant, Roméo Bouchard semble reprendre à son compte que ce système refléterait au mieux “le fonctionnement humain et son aspiration à la liberté ”. Les écrits écosocialistes ont démontré la logique antienvironnementale du capitalisme était intrinsèque au capitalisme lui-même. Cette logique capitaliste d’une croissance infinie porte un potentiel destructeur pour la planète. Ce potentiel destructeur se concrétise par des exemples précis dans l’actualité de tous les jours. On ne peut continuer à fermer les yeux sur cette réalité.
Une perspective de la constituante qui marche sur sa tête
“Seule l’instauration d’une vraie démocratie, où le peuple exerce le pouvoir en permanence peut changer les choses. Ce changement de régime ne peut se faire que par le biais de la Constitution, et seul le peuple souverain est habileté à réécrire les constitutions qui encadrent l’exercice du pouvoir. “ [6] “Une assemblée constituante ne s’improvise pas et doit constituer l’aboutissement d’une volonté collective de changer de régime politique.” [7]
En fait, la perspective de constituante est placée sur sa tête. Ce n’est pas la perspective de constituante qui est porteuse de changement, c’est la mobilisation pour la transformation sociale et la remise en question du pouvoir dominant qui ouvrent cet horizon. La force déterminante de la constitution n’est rien d’autre que celle des rapports de forces réels entre classes et nations existant dans une société donnée. Les lois expriment des rapports de force. Il faut donc changer la réalité de ces rapports de force pour changer les lois (et particulièrement la constitution), et non l’inverse, afin que les normes nouvelles reflètent cette réalité transformée.
Les différents processus constituants mobilisés, la démarche choisie, les acteurs impliqués vont eux aussi dépendre des rapports de force réels... dans une société. Quand un processus de réforme constitutionnelle ne mobilise que des premiers ministres laissant le peuple sur la touche, il faut comprendre qu’on ne s’attaque pas à la logique fondatrice de cette constitution. On la dépoussière, on l’aménage ou l’adapte à certains changements sociaux. Mais lorsqu’on parle de constituante élue au suffrage universel, lorsqu’il s’agit de concrétiser la souveraineté populaire, on a affaire à une démarche fondatrice, et on peut s’attendre à un prévisible bouleversement des assises de la société engagée dans un tel processus. C’est pourquoi les constituantes sont des réalités politiques qui sont le plus souvent le résultat de crises sociales importantes.
Pour Roméo Bouchard : “l’indépendance de l’assemblée constituante à l’égard des partis politiques et des groupes d’intérêt et l’élément déterminant.” [8]. En fait, rien n’est moins vrai. Un fort mouvement écologique militant et actif, profondément enraciné, sera déterminant sur les délibérations d’une assemblée constituante. Un mouvement des femmes mobilisé ferait de la discussion sur l’égalité de genre un point central des délibérations de l’Assemblée constituante. Un mouvement syndical capable de faire reculer la classe dominante sur ses politiques austéritaires défendrait l’insertion de droits sociaux capable de faire reculer les droits de propriété sur les moyens de production et de faire avancer la démocratie économique. Un mouvement indépendantiste extraparlementaire qui aurait su s’enraciner profondément dans divers secteurs de la majorité populaire, y compris parmi les populations immigrées et racisées sur une base de défense de l’égalité sociale ferait de l’indépendance un objectif incontournable pour la majorité, et donc, pour les travaux de la constituante. Et, des partis politiques de gauche reprenant et défendant un projet de société faisant la synthèse des différentes luttes sociales, nationales et environnementales et pour l’extension des droits démocratiques pourraient proposer une constitution remettant radicalement en question les fondements de la société actuelle.
La constituante est un moment démocratique d’un projet de libération nationale et d’un projet de société égalitaire, féministe et écologique. Mais entre l’esquisse d’une perspective stratégique et son enracinement qui transforme cette idée en force matérielle, il y a une accumulation d’expériences dans des luttes économiques, sociales et environnementales et une réorganisation des capacités de résistance des différents secteurs du peuple québécois face à l’offensive néolibérale. Il y a surtout l’affirmation de l’autonomie des classes subalternes face aux élites politiques qui défendent les intérêts économiques de l’oligarchie et le bon ententisme avec la bourgeoisie canadienne.
C’est pourquoi la perspective de la constituante comme expression de la souveraineté populaire ne pourra se concrétiser que par une transformation du rapport de force entre les classes sociales fondamentales de la nation québécoise et face à la bourgeoisie canadienne et son État, et par la réorganisation de la lutte indépendantiste autour d’un projet de transformation sociale radicale.
Soit une fraction très minoritaire de la bourgeoisie québécoise, sa fraction nationaliste, continuera à être capable de travestir les aspirations nationales du peuple et les conduira à l’impasse et à des replis identitaires régressifs, soit les classes salariées dominées majoritaires dans la société québécoise seront capables d’assurer leur autonomie politique et de se poser comme une direction conséquente capable de mener le combat indépendantiste jusqu’au bout. Ceci nécessite la formation d’un bloc de classes unifiant les composantes de la société québécoise autour des classes subalternes seules capables d’assumer et de défendre réellement la rupture avec l’État canadien. Le bilan des dernières décennies est fort éloquent à cet égard.