Mon intervention portera sur les a priori qui ont cours au sujet de la prostitution et de l’abolitionnisme en général.
La première raison de ces a priori est certainement – beaucoup d’entre nous en sommes conscientes et il faut en parler – que nos médias sont fascinés par une glamourisation de la prostitution. Ils idéalisent celle-ci comme une forme de sexualité. Nous avons aussi une culture proxénète, où nous baignons, et une industrie du sexe massive et mondialisée, notamment en raison des campagnes menées à l’échelle internationale par les organisations faisant la promotion du « travail du sexe ». Nous avons aussi des utilisateurs de la prostitution, des hommes qui considèrent avoir un droit légitime et attitré d’accès sexuel aux femmes.
Et nous avons, malheureusement, beaucoup de groupes, y compris beaucoup d’organisations non gouvernementales dites progressistes, qui souscrivent à l’idée selon laquelle la légalisation de la prostitution protège les femmes, celle-ci est simplement un emploi et devrait être traitée comme telle, comme un service.
Puis, s’ensuivent les clichés habituels, du style « la prostitution est inévitable » – on m’a dit cela encore ce matin lors d’une entrevue –, c’est « le plus vieux métier du monde », la légalisation de la prostitution régulerait l’industrie du sexe ; ou, dans les médias plus progressistes, la prétention que la prostitution est le « travail du sexe », la traite n’est que la migration pour effectuer ce travail, la prostitution est un service comme n’importe quel emploi de service, la traite est forcée, mais la prostitution est un choix.
J’aimerais déconstruire certaines de ces prétentions aujourd’hui, mais d’abord vous en dire un peu sur ma propre expérience. En tant que militante, j’ai rencontré des centaines de femmes aux prises avec des systèmes prostitutionnels. Des femmes dont la vie a été ravagée par la prostitution. Des femmes qui ont cru fuir leur pays vers de véritables emplois, pour finalement aboutir dans l’industrie du sexe. J’ai rencontré des fugueuses dans mon propre pays, les États-Unis, qui ont dû quitter leur foyer pour fuir l’inceste et sont tombées sous la tutelle de proxénètes qui hantent les gares de trains ou les terminus de cars partout au pays.
J’ai visité des bordels, au Bangladesh et ailleurs, où j’ai vu des fillettes d’aussi peu que 9 ans mises au service d’acheteurs masculins, et j’ai parlé à plusieurs hommes, des prostitueurs habitués, qui considèrent comme leur droit légitime l’achat de femmes et de fillettes, soi-disant pour satisfaire leurs « besoins sexuels ». Et même si, lors de toutes les conférences et de tous les cours que j’ai donnés, j’ai bien vu que les gens réagissent à la cruauté des proxénètes et des trafiquants et qu’ils sympathisent avec les victimes, parfois, j’ai souvent constaté que beaucoup de gens bien intentionnés perdent le fil du lien entre la traite des femmes et la prostitution, le sens de ce que signifie la légalisation de la prostitution dans un pays donné.
Ils perdent ce fil parce qu’on les convainc de certains a priori. On leur dit, par exemple, que la légalisation va contrôler l’industrie du sexe, contrôler le crime organisé, réduire l’incidence de la traite des femmes, et qu’elle va protéger les femmes en situation de prostitution en régulant le système et en le débarrassant de tous ses excès. Je sais toutefois que même si beaucoup de gens se sont vu inculquer de tels truismes, ces personnes demeurent inquiètes quant à la véracité de ces a priori, en apparence réalistes, auxquels ils et elles se sentent souvent incapables de répondre. Déconstruire certains de ces truismes est un de mes objectifs ici aujourd’hui.
Quand j’ai commencé à travailler sur le sujet dans les années 1980, dans le cadre d’une campagne visant à abolir la traite et la prostitution, il n’y avait presque aucune ONG ni aucun gouvernement qui abordaient la question de la demande. Il était interdit d’évoquer la responsabilité des hommes, des acheteurs de la prostitution. Il a fallu 20 ans pour qu’un nombre suffisant d’États commencent à prendre en compte, au plan juridique, de façon très modeste, toute cette question des acheteurs. Il y eut d’abord la Suède, puis la Corée du Sud, puis la Norvège et l’Islande. Par contre, depuis la mise en place de lois pénalisant la demande, on a vu se multiplier les arguments et les campagnes visant à renverser ces lois. Par exemple, en Norvège, le Parti conservateur a inscrit à sa plate-forme électorale la promesse d’abroger la loi sur les acheteurs, et ils ont malheureusement été élus. Nous verrons ce qu’il en sera.
Mais j’aimerais m’attacher aujourd’hui très précisément aux arguments concernant la pénalisation de la demande, à la nature de ces arguments et à ce que l’on peut y opposer. Je suis philosophe de formation, et j’aime beaucoup analyser les dossiers controversés à partir des arguments avancés.
Un des principaux arguments allégués (dans l’optique réglementariste) est qu’au lieu de pénaliser les acheteurs, les gouvernements devraient accueillir les utilisateurs de la prostitution comme des partenaires dans la lutte contre la traite et la prostitution. Ce genre d’approche parle de « prostitueurs responsables », ou d’« acheteurs éthiques ». Un exemple s’en est manifesté lors de la Coupe du monde de 2006, qui a eu lieu en Allemagne. Comme beaucoup d’entre vous le savent, l’Allemagne a décriminalisé en 2002 plusieurs aspects de la prostitution : les bordels, le proxénétisme, etc. Donc au moment de la Coupe du monde de 2006, des organisations féministes et de droits de la personne ont mené une campagne en ce sens, en promulguant la notion de « prostitueurs responsables » (responsible johns).
Ces associations faisaient ainsi la promotion d’une version « éthique » du tourisme sexuel. Elles ont distribué des tracts rédigés en quatre langues près des stades où les hommes affluaient aux parties de foot, en conseillant aux prostitueurs potentiels de s’abstenir d’acheter des femmes, dans les bordels créés sur place cette année-là à l’intention des fans de la Coupe mondiale, mais seulement si ces femmes leur disaient qu’elles avaient des dettes élevées envers le propriétaire du bordel, ou qu’elles étaient exploitées, ou qu’elles avaient été amenées de force à la prostitution.
Les questions que l’on peut bien sûr se poser sont d’abord : pourquoi une femme dirait-elle à un homme qu’elle est forcée de se prostituer, et surtout, pourquoi le prostitueur le lui demanderait-il ? Cet argument a néanmoins été un leitmotiv du lobby pro-prostitution : « Nous pouvons apprendre aux prostitueurs un comportement responsable, a-t-on prétendu, nous pouvons former les acheteurs, les utilisateurs de la prostitution, les michetons – appelez-les comme vous voudrez –, nous pouvons faire en sorte qu’ils aient un comportement éthique. »
On peut ensuite se demander si ces campagnes ont eu des effets concrets sur le comportement des prostitueurs ? Il n’existe aucune étude sur l’effet des campagnes de 2006, aucune indication d’effets positifs. Par contre, en 2010, le Conseil municipal d’Amsterdam a mené un petit sondage par Internet pour recueillir les avis des habitués des sites prostitutionnels d’achat de sexe comme le « World Sex Guide », un site énorme. Une des questions était « Lorsque vous tombez sur des femmes prostituées dont vous pensez qu’elles sont contraintes, intervenez-vous ? » Eh bien, les réponses ont clairement été « Non », chez tous les répondants.
Aux États-Unis, une autre étude similaire a été menée, dans mon État du Massachusetts, auprès de deux mille hommes, et elle a donné le même résultat : lorsque des hommes savent que les femmes en prostitution sont forcées, exploitées par des proxénètes ou victimes de la traite, cela n’affecte aucunement les comportements des hommes. Ils continueraient d’acheter, d’utiliser les mêmes femmes, même s’ils pouvaient être, de quelque façon, informés de leur situation, même s’ils constataient des marques de violences physiques sur le corps des femmes : bleus, etc.
Donc, même si nous disposons de peu d’études de ce genre, je ne suis pas convaincue que ces études sont essentielles. Par contre, je les trouve utiles pour déterminer les résultats de ces campagnes dites d’« acheteurs éthiques ».
Autre exemple : le gouvernement néerlandais a mis en place une ligne téléphonique, dans le cadre d’un programme de prévention du crime, où les prostitueurs peuvent appeler pour faire état de violences qu’ils auraient constatées. Or, cette ligne téléphonique n’a jamais été utilisée à cette fin. Mêmes expériences et résultats au Danemark. Quoi qu’il en soit, c’est un de leurs arguments.
Un autre argument invoqué, surtout dans le milieu universitaire, décrit la prostitution comme un enjeu trop complexe pour que l’analyse de la demande ne cible que la consommation d’actes sexuels tarifés. Pourquoi est-ce que je parle d’un angle que préfèrent les universitaires ? Parce que cet argument fait essentiellement de la demande une abstraction. Il propose une sorte de métamorphose qui transforme des hommes en chair et en os en simples « forces du marché ». Et bien sûr qu’il existe d’autres facteurs qui attisent la prostitution et la traite, bien sûr qu’il n’y a pas que la demande masculine qui est en jeu. La prostitution est aussi le fait des politiques économiques nationales et internationales, de la globalisation et donc des crises politiques et financières affectant certains pays. Elle reflète même des catastrophes naturelles, comme dans la région centrale des Philippines, où la traite prolifère en ce moment – ou encore des situations d’occupation armée, dont les États-Unis sont les premiers responsables. Les stéréotypes et pratiques racistes et, bien sûr, l’inégalité structurelle entre les femmes et les hommes sont également des forces pertinentes. Mais le fait est que, privé de la demande masculine, le système prostitueur ferait faillite.
On voit donc la majorité de la documentation universitaire sur la prostitution s’efforcer constamment – et particulièrement dans la plupart des départements de women’s studies, que je connais bien – d’éviter de définir la demande en termes d’hommes réels exerçant un accès au corps de femmes tout aussi réelles. Cette obstruction est vraiment incessante.
Considérons à présent un autre prétexte utilisé, celui qui allègue que le fait de pénaliser la demande pousse les femmes dans la clandestinité. C’est un argument qui fait son effet, en particulier dans certains cercles, puisque bien des gens ont tendance à penser que « c’est vrai après tout… si l’on pénalise la demande, les prostitueurs ne vont plus oser aller racoler les femmes sur le trottoir », et ainsi de suite. C’est un argument qui a beaucoup servi en Suède. Mais l’on doit se demander, concrètement, ce qu’est la clandestinité. Eh bien, cela signifie habituellement que la prostitution est repoussée derrière des portes closes, ou sur Internet. Pourtant, ni l’un ni l’autre de ces choix n’est particulièrement « clandestin » ou « underground » au sens d’un manque d’accessibilité. Les acheteurs – et les policiers – n’éprouvent aucune difficulté à localiser ces sites, surtout sur Internet, où leur publicité est omniprésente. On pourrait même aller jusqu’à dire que les messages publicitaires affichés sur Internet rendent la prostitution plus visible que jamais.
Dans un rapport rédigé en 2010 par une commission nationale suédoise chargée d’évaluer les effets de la Loi, il est même souligné que la visibilité de la prostitution sur Internet facilitait le travail des services de police pour engager des poursuites contre les organisateurs de l’industrie du sexe et pour localiser les acheteurs de sexe – et leurs victimes.
Il n’existe pas non plus le moindre élément de preuve suggérant que les lois pénalisant les acheteurs – comme la loi suédoise, ou modèle nordique – ont conduit à pareille migration de l’activité prostitutionnelle. Le système prostitueur ne cesse d’évoluer et, selon les associations de terrain – celles qui appuient les victimes – aucun déplacement vers la prostitution intérieure n’a accompagné l’entrée en vigueur de la loi et la très forte diminution constatée dans la prostitution de rue.
Cette baisse énorme de la prostitution de rue, le lobby pro-prostitution tente systématiquement de l’« expliquer » par un basculement vers la prostitution pratiquée à l’intérieur. Mais il y a là une contradiction frappante. Je trouve étrange que nos opposants recourent à cet argument-là, lorsqu’ils s’en prennent au modèle suédois, en affirmant que toute pénalisation de la demande repousse les femmes prostituées vers des sites intérieurs plus clandestins et plus dangereux. En passant, la majorité des groupes qui jouent cette carte sont des adversaires de longue date de la loi. Mais lorsque ces mêmes groupes font la promotion de la légalisation ou de la décriminalisation, ils soutiennent que la prostitution pratiquée à l’intérieur est une solution plus sécuritaire pour les femmes. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il faut être cohérent : soit le secret rend la prostitution plus dangereuse pour les femmes prostituées, soit il assure leur sécurité. Et pourtant, ces gens tiennent ce double discours, sans autre forme de procès. Bien sûr, leur objectif est, dans le premier cas, de discréditer toute loi qui pénaliserait les acheteurs. Je crois que c’est là encore un argument qui a beaucoup servi : pénaliser l’acheteur forcerait les femmes prostituées à prendre des risques plus importants.
L’argument est habituellement formulé comme suit : on entend souvent dire qu’avant la loi, les femmes prostituées avaient le temps d’évaluer leurs acheteurs ; avant de devoir monter à bord d’une automobile, elles disposaient d’un délai plus long pour vérifier la présence de danger avant de « conclure la transaction ». Mais j’aime beaucoup ce qu’en dit Trisha Baptie, survivante de la prostitution et journaliste canadienne. Elle témoigne, et je la cite : « Je pouvais avoir cinq minutes, deux minutes, dix minutes… cela n’avait aucune sorte d’importance, c’était une question de chance : aucune d’entre nous n’avait les moyens de deviner si cela allait se passer comme d’habitude ou pire. » Et je pense que ce que les gens ne savent pas, c’est que le risque que vivent les femmes dans les bordels légaux des Pays-Bas, de l’Allemagne, de l’Australie et des autres pays où la prostitution est légalisée, leur risque d’être violentées et blessées est beaucoup plus élevé que celui que connaissent les femmes prostituées dans les pays où existent des lois contre leur achat. C’est une des raisons pour lesquelles, dans les pays où la prostitution a maintenant pignon sur rue, les lobbies pro-prostitution publient des manuels d’autodéfense qui indiquent aux femmes – y compris celles des bordels légaux – comment survivre à la violence des acheteurs. Ces manuels expliquent comment utiliser du matériel spécialisé ; comment ne jamais utiliser d’oreiller, pour éviter d’être asphyxiée par un acheteur ; et pourquoi garder un poignard sous le lit, par mesure de sécurité. Lisez ces guides : ils sont affichés sur Internet et correspondent à ce qu’une amie appelle « de la gestion de crise en cas de prise d’otage » ; c’est le sens de ces manuels.
Tout cela pour dire que de tels risques sont inhérents à la prostitution. Et les prostitueurs sont partie intégrante de ces risques. Ces manuels le démontrent implicitement. Ils témoignent des risques constitutifs du système prostitutionnel, que ce soit dans les pays qui tolèrent ce système ou dans ceux qui affirment que la légalisation rend la prostitution moins dangereuse. Cette assertion est fausse. Un tiers des bordels à vitrines d’Amsterdam, aux Pays-Bas, ont dû être fermés parce que le crime organisé en avait pris le contrôle – et je parle des bordels légaux, même pas de tous les établissements clandestins. En Australie, la légalisation de la prostitution a d’ailleurs conduit à une très forte hausse de la prostitution illégale, si bien qu’aujourd’hui, dans l’État de Victoria, il y a trois fois plus de bordels illégaux que d’établissements accrédités.
Voilà donc qui dispose de l’argument voulant que la légalisation de la prostitution protège les femmes.
Parlons maintenant des « zones de tolérance ». Au début, les Pays-Bas ont mis en place des « zones de tolérance » – nous parlons plutôt de « zones sacrificielles » – dans les principales villes comme Amsterdam, Rotterdam et Eindhoven. Celles-ci ont toutes dû être fermées, presque aussitôt après leur ouverture, en l’espace de quelques années. Il s’agissait pourtant de zones surveillées, où les clients arrivaient en voiture et se garaient dans des « box » en forme de garages, des « zones de sexe » où des femmes s’occupaient des hommes dans les voitures et des policiers circulaient continuellement. Et pourtant même ces zones sont tombées sous la coupe du crime organisé. C’est la raison pour laquelle elles ont été fermées, mais également parce que les hommes y violaient couramment les femmes, et cela sous les yeux mêmes de la police. C’est dire que le risque de violence, de préjudices envers les femmes dans plusieurs de ces secteurs – et particulièrement dans les bordels légalisés – est extrêmement élevé.
Enfin, un autre argument rhétorique affirme que les femmes qui sont dans la prostitution ne veulent pas d’une pénalisation des acheteurs. Mais cet argument dépend bien sûr d’à quel groupe de femmes prostituées la question est posée : à mes yeux, l’alternative est entre les femmes se définissant comme « travailleuses du sexe » et celles qui se définissent comme « survivantes » de la prostitution. Et je pense que l’on devrait parler beaucoup plus de cela, du fait que deux voix conflictuelles parlent au nom des femmes qui sont dans la prostitution, toutes deux affirmant posséder la légitimité de l’expérience.
Une de ces voix, celle des survivantes, nous dit que la prostitution est bel et bien une violation des droits humains des femmes et une forme de violence contre elles. Elle maintient que la défense des droits des femmes prostituées exige la pénalisation de leurs agresseurs, y compris les acheteurs, ainsi que l’apport d’un soutien concret aux victimes – et cela ne signifie pas de simples solutions de sécurisexe, mais l’offre aux femmes d’un accès à d’autres modes de vie.
La seconde voix, beaucoup plus bruyante, est celle desdites « travailleuses du sexe » et de leurs alliés : elle « glamourise » la prostitution, lui donne une apparence « sexy » et par conséquent, est beaucoup plus présente dans les grands médias. Leurs lobbies semblent bénéficier de financements importants : leurs groupes aux États-Unis reçoivent beaucoup plus d’argent que les associations abolitionnistes.
Pour donner un exemple, il y a eu durant plusieurs années aux États-Unis une organisation appelée « C.O.Y.O.T.E. », dont vous avez sans doute entendu parler. C.O.Y.O.T.E. était le plus influent des groupes prétendant parler au nom des femmes dans la prostitution. Pourtant, les femmes de C.O.Y.O.T.E ne faisaient que des relations publiques : elles n’offraient pas le moindre service aux femmes prostituées, pas même du thé ou du café ou un minibus dans les rues, rien du tout. Leur unique rôle était de donner de la prostitution une image « sexy », et elles ont toujours eu la faveur des médias. Et pendant des années et des années, elles ont été « la voix des femmes prostituées ». C.O.Y.O.T.E. a fait ouvertement campagne contre les lois sur le proxénétisme, il a milité en faveur de l’industrie pornographique, allant même jusqu’à témoigner lors de procès pour appuyer des pornographes. Pourtant, ses militantes s’autoproclamaient défenderesses d’une normalisation de la prostitution.
En menant une recherche au sujet de C.O.Y.O.T.E., nous avons découvert que, contrairement à ce qu’elle affirmait, cette organisation n’avait pas été fondée par des femmes étant ou ayant déjà été prostituées. Cette malversation a finalement été dénoncée publiquement, et l’organisation a dû la reconnaître.
Conséquemment, je pense vraiment que ce que nous devons commencer à faire – « nous » étant nos alliéEs, des organisations comme la nôtre qui travaillons à ces enjeux et toutes et chacun d’entre nous en général –, c’est d’arriver à mieux faire entendre la parole des survivantes, de lui donner une portée immense, car ce sont bel et bien elles qui parlent d’expérience. Ce sont elles qui savent ce dont elles parlent. Mais comme elles n’essaient pas de présenter la prostitution comme « sexy », elles ne sont pas des figures attrayantes pour les grands médias.
C’est ce que nous avons essayé de faire il y a de cela quelques années. Nous avons organisé une conférence où sont intervenues des survivantes de la prostitution pour sensibiliser le Parlement européen. Certaines d’entre vous ont peut-être lu le document relatant cette initiative, sur le site Web de notre organisation, la Coalition internationale pour l’abolition de la traite des femmes (CATW), intitulé « Le manifeste des survivantes de la prostitution » ; il est rédigé à partir du même modèle qu’un document semblable créé aux Philippines par 75 femmes dans la prostitution. Ce manifeste proclamait essentiellement que la prostitution n’était pas un travail du sexe et que la traite ne relevait pas d’une libre circulation aux fins du travail du sexe. Ce texte invitait les gouvernements à arrêter de légaliser ou de décriminaliser l’industrie du sexe, c’est-à-dire d’accorder aux proxénètes et aux prostitueurs la permission légale de vendre et d’acheter des femmes. Et depuis, les blogues et les sites Web de survivantes se sont multipliés. Je sais qu’au Canada, un groupe de survivantes de la prostitution ont été auditionnées pendant l’affaire Bedford, ainsi que d’autres groupes de femmes, et c’est vraiment merveilleux.
Je crois vraiment que c’est à cela que nous devons nous activer, précisément à cause de l’envahissement des personnes qui s’identifient aujourd’hui comme « travailleuses du sexe ». Je sais que beaucoup de femmes utilisent cette expression et ce n’est pas à ces mots que je m’en prends. Je m’en prends en revanche aux femmes qui se font les porte-parole de l’industrie du sexe. C’est de plus en plus monnaie courante, et je crois que nous devons commencer à parler très sérieusement de ce phénomène. Et une des façons dont nous pouvons y arriver est de rendre plus audible la parole des survivantes dans des forums comme celui de ce soir.
Un dernier argument auquel j’aimerais répondre est celui selon lequel la pénalisation des prostitueurs porte préjudice à leurs enfants et à leur épouse, particulièrement lorsqu’est rendue publique leur arrestation et leur mise en accusation. En d’autres mots : ne pénalisez pas les acheteurs, pour ne pas porter préjudice à leur famille. Mais l’on pourrait poser la question : en quoi le secret gardé au sujet des acheteurs protège-t-il réellement leurs épouses et leurs enfants ? Enfin, c’est une évidence que les femmes ont bien le droit de savoir ce que font leurs époux ou conjoints, et de connaître les risques de leur contamination par une MST.
J’en viens donc à la conclusion que les arguments contre la pénalisation de la demande ne tiennent pas la route. Et c’est un paradoxe assez frappant de voir les groupes dits « pro-sexe » réagir constamment aux mesures de restriction des hommes en suggérant que toute mesure qui pénalise des hommes équivaut à pénaliser, d’une manière ou d’une autre, les femmes.
Enfin, je voudrais m’arrêter quelques minutes sur le modèle sud-coréen ; on a toujours tendance à prendre des pays occidentaux comme exemples – mais celui-ci présente des aspects intéressants. La plupart d’entre vous avez sans doute déjà entendu parler du modèle nordique, mais probablement moins du modèle sud-coréen. En deux mots, la République sud-coréenne a adopté en 2004 une loi intitulée la « Loi de tolérance zéro » – c’était son nom – dont l’un des objectifs était de pénaliser la demande prostitutionnelle. Une des mesures clés de cette loi a été l’attribution d’un budget important pour l’assistance aux femmes qui étaient dans la prostitution. Quand j’ai rencontré l’équipe de ces services de soutien, elle m’a informé qu’une de ses plus grandes satisfactions était de constater l’efficacité du programme d’assistance, puisque le nombre de femmes dans la prostitution avait diminué de 56 % quelques années après l’adoption de la loi. C’est ce qu’a démontré une étude gouvernementale, menée par le ministère sud-coréen de l’Égalité entre femmes et hommes. En plus de cette réduction de 56 % des femmes en prostitution, le nombre de « zones de sexe » avait aussi baissé de quelque 40 %.
Alors, qu’est-ce qui a conduit à ces résultats ? Ce fut le programme d’assistance, essentiellement financé par le gouvernement et qui a fourni aux femmes des services de counseling, de formation à l’emploi, de soins médicaux, ainsi qu’une indemnité mensuelle et une assistance juridique. Pour avoir accès à cette assistance, les femmes devaient d’une façon ou l’autre témoigner – par l’intermédiaire des organismes d’aide, qui s’en portaient garants – qu’elles avaient subi des violences, ou qu’elles souffraient de dépendance à la drogue, ou qu’elles étaient mineures. Des milliers de femmes ont eu recours à ce programme et ont par la suite quitté la prostitution. Cependant, ce succès est aussi dû au fait que le gouvernement a mis en application la sanction juridique de l’achat d’actes sexuels. Les prostitueurs pouvaient ainsi encourir en Corée jusqu’à un an de prison et une amende pouvant atteindre 3 millions de wan, soit environ 2800 dollars (ou 2000 euros). En 2006, le ministère de l’Égalité entre femmes et hommes a également interrogé des hommes disant qu’ils avaient été prostitueurs mais qui avaient de toute évidence cessé d’en être à cause de l’entrée en vigueur de cette loi.
Mais chose plus importante encore, les groupes de Coréennes m’ont aussi appris – et je les cite ici : « Les survivantes de la prostitution disent que c’est comme un miracle qu’elles peuvent échapper à la prostitution grâce au système de protection mis en place par la loi. Alors qu’elles avaient toujours cru vivre en parias, elles constatent aujourd’hui qu’elles sont protégées par la loi, et les sanctions menaçant aujourd’hui les intermédiaires qui semblaient vivre au-dessus de la loi leur apportent un véritable sentiment de pouvoir. » C’est dire que les associations féministes entendaient des témoignages de cet empowerment des femmes, qui savaient que les hommes qui abusaient d’elles pouvaient enfin encourir des sanctions.
Je terminerai en vous disant – certaines d’entre vous le savent déjà – qu’après de longs travaux d’analyse du dossier, les parlements français et irlandais ont déposé des projets de loi de pénalisation des prostitueurs. La semaine prochaine aura lieu à l’Assemblée nationale française le vote d’une loi abolitionniste qui interdit l’achat d’actes sexuels, révoque la pénalisation du racolage – la loi Sarkozy pénalisant le « racolage passif » –, met en place des stratégies de sortie dotées d’un budget spécifique avec la création de filières locales, crée un accès à des indemnités destinées aux victimes de la prostitution et de la traite, et donne effet à des campagnes nationales de sensibilisation et à des politiques de prévention. Cette proposition de loi a été déposée par la gauche – les groupes socialistes et communistes – ce qui fait qu’on ne peut prétendre qu’elle est le fait de religieux moralistes. La plupart des grands groupes politiques de l’Assemblée nationale l’appuient. Nous espérons ainsi que la loi sera votée et que cela étendra à plusieurs pays d’Europe la loi contre l’achat de sexe pour ne pas qu’elle reste limitée aux pays scandinaves.
Je ne dis pas pour autant que les lois pénalisant les acheteurs sont parfaites. Je ne prétends pas non plus que le droit soit la seule solution. Mais en même temps, le droit est beaucoup plus que le droit. C’est une indication de l’attitude de tout un pays au regard des préjudices que subissent les femmes. La loi indique sans conteste que dans tel ou tel pays, les femmes ne seront pas à acheter ou à vendre. Elle a une immense fonction normative, et je crois qu’elle démontre que la prostitution n’est pas inévitable et qu’elle institue la responsabilité juridique des acheteurs. Ces lois sont certes modestes, elles font de l’achat prostitutionnel un délit et non un crime. Dans la plupart des pays, elles ne créent même pas de délit. Mais elles indiquent bel et bien que, dans ce pays, l’achat des femmes et des enfants ne sera pas toléré.
Merci de votre attention.
Janice Raymond, 30/11/2013.
Publié le 26 juillet 2014 par beyourownwomon
Transcription et traduction : beyourownwomon et Martin Dufresne
http://beyourownwomon.wordpress.com/2014/07/26/la-prostitution-ni-un-metier-ni-un-choix/
Podcast original en anglais : http://feministcurrent.com/8263/podcast-prostitution-not-a-job-not-a-choice-a-talk-by-janice-raymond/
1 Martin Dufresne