Le néolibéralisme est en crise ouverte. Son modèle vacille mais il n’est pas mort, loin de là. Aucun paradigme ne vient le concurrencer directement ; sa culture est largement établie dans une grande partie du monde. Simplement, il n’est plus en mesure de tenir ses promesses. La mondialisation des échanges et des capitaux n’a pas fait que des gagnants, et les perdants, désormais, réclament des comptes. Le modèle d’innovations vertueuses encouragées par la libre concurrence régulée n’a pas prouvé sa capacité à prendre au sérieux le changement climatique. L’affaire des trucages des émissions polluantes de Volkswagen a montré combien le verdissement du néolibéralisme avait surtout pour fonction de sauver ce dernier. En guise de justice sociale, on a davantage un creusement des inégalités et une précarisation de l’emploi par les phénomènes d’uberisation.
Dans ce contexte, il est vital pour ce courant de continuer à garantir l’idée qu’il n’existe pas d’autres gestions possibles du capitalisme et même, plus généralement, de la société. Mais, pour convaincre les populations de ce fait incroyable qu’il faut maintenir et approfondir un modèle en crise, le néolibéralisme doit revenir à son principe premier, qui lui avait permis de s’imposer il y a cinq décennies : la mise au pas de la société par le bas – dans les entreprises, les services de recherche d’emploi, le rapport des usagers aux services publics, des fournisseurs aux donneurs d’ordre, des employés aux DRH, des clients aux « travailleurs indépendants »… Partout, il faut que cette violence directe et indirecte, de la mise en concurrence permanente et de la marchandisation de tout, se diffuse.
Le procès des suicides survenus à France Télécom (19 suicides entre 2008 et 2009, selon la justice) a rappelé en mai et juin 2019 cette violence quotidienne. Il est la face visible des victimes répétées de la brutalité du management néolibéral. Et, pour que cette violence puisse s’exercer, il faut qu’elle puisse être permise, tolérée ou suggérée. C’est ici que les « réformes structurelles » prennent tout leur sens. Et c’est pourquoi l’État doit demeurer néolibéral, coûte que coûte.
Face aux doutes des sociétés, face à son échec patent, la question démocratique, question permanente du néolibéralisme, est plus que jamais posée. Pour survivre, le paradigme néolibéral a besoin que l’État ignore les citoyens et les oppositions. Il doit trouver le moyen que son existence et son développement ne soient pas freinés par la volonté des populations.
Il agit de plusieurs manières. Dans l’humiliation grecque de juillet 2015, la violence a été directe. Ailleurs, les régimes néolibéraux tels la Hongrie de Viktor Orbán ou l’Italie de Matteo Salvini préfèrent focaliser l’attention de l’opinion sur les minorités, la nation ou la « défense de l’Occident chrétien contre les migrants », tout en poursuivant la transformation néolibérale de leur pays. En Hongrie, le capital national a été farouchement défendu et les droits du travail bradés. En Italie, le « revenu universel » adopté en 2018 a été présenté par le vice-président du Conseil Luigi di Maio, du Mouvement 5 Étoiles, allié à la Ligue de Matteo Salvini, comme un « Hartz IV à l’italienne ». Pendant que l’on s’empoigne sur les frontières ou la défense de la nation, pendant que l’on se mure contre les migrants à grands coups de communication, on procède à la déconstruction des droits du travail. Les restrictions plus ou moins sévères des droits de l’opposition n’ont alors d’autre fonction que de maintenir le débat dans ces étroites limites. On l’oublie souvent, mais il existe des pensées néolibérales « nationales », de l’ordolibéralisme allemand [1] à l’école de Chicago, qui ne sortait guère des limites des États-Unis, en passant par les expériences de plusieurs pays émergents.
L’économiste états-unien d’origine turque Dani Rodrik [2] signalait une « double menace sur la démocratie libérale » : d’un côté, les « démocraties illibérales », de l’autre les « libéralismes autoritaires » qui placent les droits du capital avant tous les autres. Dans les deux cas, c’est bien le néolibéralisme à l’agonie qu’il s’agit de sauver d’une crise profonde par un retour à l’autorité, au pouvoir fort et à la violence d’État. Les événements récents en France semblent traduire cette même dynamique, avec un chemin tout tracé vers la seconde option.
Mais le cas français est particulier. La France s’était moins avancée dans le néolibéralisme que beaucoup d’autres États. Elle résistait, à sa façon. Cette résistance est devenue impensable alors que le paradigme était en crise profonde. Il fallait donc faire entrer la France, bon gré mal gré, dans ce système moribond. Les partisans du néolibéralisme se sont radicalisés et, depuis 2017, ils sont au pouvoir.
Les Français ne se sont pas convertis pour autant à un paradigme qui, partout, et dans le pays même, montre des signes d’épuisement. Parvenu au pouvoir grâce à une alliance de circonstance, avec une partie des opposants au néolibéralisme pour empêcher l’extrême droite d’accéder au pouvoir, Emmanuel Macron a estimé que son élection signifiait adhésion à ses idées. Mais, pour transformer cette illusion légale en réalité et réaliser son rêve de « transformation néolibérale », il lui faut davantage que gagner des élections : il lui faut mener un combat culturel et faire accepter aux Français une marchandisation et une individualisation croissantes de la vie sociale, ainsi que l’abandon progressif des systèmes de solidarité et de protection mis en place depuis 1945. Dans ce projet de démolition de l’État social français, il faut passer en force et sans relâche contre le corps social français. Et, comme le jeu démocratique ne peut plus régler ce genre de conflit, c’est ailleurs qu’il se règle.
C’est cette réalité que traduit le mouvement des Gilets jaunes. Ce mouvement a surpris tous les observateurs qui ne pensaient guère que, du fond de la société française, pouvaient surgir ces nouvelles formes de résistance. Nul ne pensait qu’une simple taxe sur les carburants pouvait entraîner une telle réaction, six mois de mobilisations et des scènes de violence affichées chaque samedi devant le pays. Nul ne sait si de nouveaux mouvements aussi inattendus et atypiques sont encore possibles. Mais son caractère désordonné, épars, souvent confus, apolitique et spontané révèle un rejet de la politique néolibérale qui est de l’ordre du réflexe. Ces réflexes peuvent resurgir, n’importe quand, n’importe où.
Mais la réponse du pouvoir sera toujours la même : celle d’un durcissement du ton et de l’usage maximal des pouvoirs que lui confère la Ve République. Pour s’imposer, le néolibéralisme français devra devenir de plus en plus autoritaire.
Il est difficile de savoir comment le pays pourra sortir d’une telle impasse. Macron tente de gagner du temps, persuadé qu’une fois les réformes établies, le combat culturel sera gagné et qu’il pourra aller encore plus loin. Pour cela, il utilise des nouvelles stratégies, comme le recours massif aux baisses d’impôts pour les classes moyennes supérieures ou à la volonté de « verdir » son action en axant sa communication sur des actes symboliques contre la crise écologique, comme la création du « conseil de défense écologique ». En outre, il ne faut pas écarter l’idée que la victoire culturelle du néolibéralisme tardif est en cours. Le mouvement des Gilets jaunes montre également les effets de cinq ans de discours néolibéral empêchant d’envisager la lutte entre termes de rapports sociaux entre le capital et le travail : ce serait à l’État de régler leurs problèmes, et ce dernier les réglera à sa façon, c’est-à-dire par davantage de néolibéralisme.
En outre, le néolibéralisme français dispose d’une garantie solide : l’extrême droite à laquelle s’est ralliée une grande partie des ouvriers et des classes populaires et que la majorité de la population ne veut à aucun prix voir arriver au pouvoir. Ce duel entre néolibéraux et extrême droite, largement mis en scène par les premiers sous l’apparence d’une opposition entre « progressistes » et « nationalistes », est bien peu représentatif de l’opinion. Le 26 mai 2019, LREM et le RN ne sont pas parvenus à mobiliser autour de leurs listes européennes la moitié des suffrages exprimés (46 %), soit le quart des inscrits. Mais tant qu’une troisième force ne sera pas capable de venir troubler le jeu et de s’immiscer dans ce duel, les néolibéraux sont certains de rester durablement au pouvoir en se présentant comme les derniers défenseurs de la liberté. Une liberté certes a minima, une liberté de pacotille encadrée par la police antiémeute, mais qui serait, pour beaucoup, « mieux » que pas de liberté du tout. Aussi les partisans d’Emmanuel Macron peuvent-ils s’imaginer gagner leur pari pour peu que, en utilisant toute la latitude de leur autorité, ils réduisent le débat et imposent leur « vérité ».
C’est un pari risqué. D’abord parce qu’il n’est pas certain que le combat culturel soit gagné. Emmanuel Macron s’attaque à un socle solide, historiquement établi et rationnellement étayé, au sein de la population. Les résistances pourraient se renforcer plus que s’affaiblir en réaction aux conséquences inévitables des réformes : inégalités criantes, manque de moyens des services publics, notamment dans le domaine de la santé où la situation est déjà critique, dégradation de l’éducation, pressions quotidiennes des relations de travail, développement de la pauvreté des plus âgés. Les protestations pourraient se faire plus fortes, entraînant un durcissement accru du régime et une fuite en avant. Car il ne faut pas oublier que le projet néolibéral ne s’arrêtera pas avec les réformes de l’assurance chômage et de la retraite. Le propre même des réformes, c’est qu’elles sont toujours inachevées et que la mise en place de l’une en appelle toujours une autre. C’est encore plus vrai de la France, où le travail de détricotage est immense et l’écart de compétitivité avec l’Allemagne béant. Face à cette destruction programmée du modèle français, le corps social pourrait réagir avec vigueur hors du champ démocratique. Le mouvement des Gilets jaunes a montré combien l’explosion sociale peut prendre des formes inattendues. Or, on l’a dit, la seule réponse de ce pouvoir sera la violence et l’autorité. Le risque d’une spirale, qu’auraient annoncée ces six mois de mouvement de Gilets jaunes, devient une possibilité. Ce scénario serait celui d’une guerre sociale à outrance.
L’autre danger serait que l’assurance-vie du macronisme se retourne contre lui. À mesure que se déploie la violence de la politique néolibérale, l’alliance avec l’extrême centre peut devenir de plus en plus problématique, tandis qu’une partie des opposants à Emmanuel Macron, notamment de droite conservatrice, pourraient prendre au mot la mise en scène de l’opposition Macron-Le Pen et rejoindre la seconde. C’est le risque du chantage permanent au fascisme des néolibéraux. Le basculement dans un régime nationaliste de droite, hautement dangereux dans le cadre de la Ve république ne peut être entièerement écarté. À une radicalisation répondrait une autre dans les urnes. L’issue serait inévitablement dramatique et conduirait là aussi à une montée des tensions et de la violence d’état. Fort heurement, ce scénario rste en ceu milieu d’année 2019 peu probable, tat le rejet de l’extrême-droite et historiquement ancré dans le pays, y compris et surtout parmi ceux qui rejettent le néolibéralisme. Les bases électorales du LREM et du RN ne se modifient guère et ce dernier n’a pas massivement profité du rejet d’Emmanuel Macron.
Il existe cependant une autre option pour l’extrême droite, celle d’une évolution à la brésilienne, où une partie des forces sociales néolibérales feraient alliance avec les forces xénophobes. Ainsi, même en cas de défaite de l’extrême centre, la mainmise du capital sur l’État resterait assurée. On pourrait alors essayer de rééditer la formule tentée par Nicolas Sarkozy en 2007, mais, compte tenu de la dissolution de la droite traditionnelle, l’extrême droite mènerait cette fois cette alliance avec un discours social largement noyé dans un discours xénophobe assorti d’une politique néolibérale radicale. En 2018, c’est cette option qui a porté Jair Bolsonaro au pouvoir. Et c’est une option qui pourrait séduire une partie des classes dirigeantes françaises, comme le montre l’invitation, finalement annulée, de Marion Maréchal-Le Pen, incarnation de cette configuration politique, à l’université d’été du Medef en août 2019. À l’image de Jair Bolsonaro qui avait été l’invité du World Economic Forum de Davos au mois de janvier. Là encore, l’option paraît électoralement fragile, mais elle ne peut entièrement être écartée pour l’avenir.
Quelle que soit l’option, le durcissement du régime de la Ve république sera à l’ordre du jour avec un risque d’aggravation en régime discriminatoire et ouvertement autoritaire en cas de victoire du RN. In fine, le néolibéralisme, dont on aura compris qu’il est la forme sous-jacente de cette violence, serait, dans les deux cas, triomphant. Les piliers de la politique économique et sociale resteraient les mêmes : la garantie donnée au capital face au travail. Alors, comme le notent Pierre Dardot et Christian Laval, le néolibéralisme se sera « nourri des réactions négatives qu’il provoque sur le plan politique », il se sera « renforcé par l’hostilité même qu’il suscite » [3].
Mais la messe n’est pas dite. Reste une dernière hypothèse, la seule capable d’éviter la violence d’État et celle, quotidienne, du capitalisme néolibéral. Elle réside dans la construction d’une alternative crédible et puissante au néolibéralisme. Elle paraît lointaine, car il manque ces idées disponibles qui permettraient, si l’on suit Kuhn, de changer de paradigme. Cela semble particulièrement vrai en France, où la gauche est atomisée et peine à trouver des solutions convaincantes. Mais les lignes bougent et rien n’est perdu. À la différence de l’Italie, par exemple, il existe encore une gauche en France qui peut revendiquer une opposition au néolibéralisme. Par ailleurs, la vie intellectuelle avance et la science économique commence à réfléchir sérieusement à l’après-néolibéralisme. Aux États-Unis, les succès de Bernie Sanders se sont appuyés sur des pensées alternatives, comme la Théorie monétaire moderne (MMT), déjà évoquée et portée par les économistes Stéphanie Kelton et Pavlina Tcherneva. D’autres économistes, moins radicaux, tel le « prix Nobel » Joseph Stiglitz, réfléchissent à la construction d’un « capitalisme progressiste » fondé sur l’équilibre entre le travail et le capital [4] et sur la fin du chantage continu que le capital, par la croissance et l’emploi, impose à l’État. Dani Rodrik, Saresh Naidu et Gabriel Zucman se sont aussi engagés dans cette voie [5] en appelant à en finir avec le « fétichisme du marché ». Si cette réflexion s’enrichit d’une relecture contemporaine de Marx, Keynes, Polanyi et de tant d’autres, si elle finit par se nourrir des autres formes de pensée alternative, comme le revenu universel (s’il n’est pas le prétexte pour détruire l’État social), la garantie de l’emploi ou les nouvelles formes de coopération et de socialisation de l’économie, plutôt que de chercher à s’en démarquer, alors un « consensus concurrent » au néolibéralisme pourra se constituer. Une alternative qui permettrait d’apaiser et de rééquilibrer radicalement les relations entre travail et capital. Les néolibéraux ne pourraient plus se prévaloir de la vérité et cela pourrait tout changer pour faire basculer les hésitants, les abstentionnistes et la bourgeoisie intellectuelle modérée. C’est de ce travail intellectuel que naîtra un nouveau paradigme capable de remplacer le néolibéralisme moribond.
Évidemment, rien ne pourra seulement surgir d’un travail intellectuel ou d’une avant-garde brillante, mais isolée. Au contraire, le travail intellectuel ne se construira que parce que les luttes en apparence perdues ou ponctuelles feront naître le besoin et même l’exigence d’une alternative. De ce point de vue, quelques initiatives du mouvement des Gilets jaunes, comme celle de Commercy, ouvrent une voie. Puis il faudra que ceux qui subissent chaque jour la violence directe et indirecte du néolibéralisme et de son État se saisissent de cette alternative et la transforment en une pratique concrète, par les luttes sociales, politiques et environnementales. Tout cela demandera d’en finir avec la culture de l’individualisme étroit qu’a construit le néolibéralisme en le faisant passer pour du « bon sens » et de la « nature humaine ». Il faudra fonder un nouveau bon sens fait de solidarités et prouver qu’il existe. Pour défier réellement le néolibéralisme, il faudra qu’une nouvelle base sociale suffisamment large se reconnaisse dans son alternative, et qu’elle permette l’organisation du camp du travail face aux excès du capital.
Dans ce mouvement, deux forces formidables sont actuellement en jeu pour permettre de construire cette alternative. La première est l’urgence écologique qui réclame une action forte et rapide et exige désormais de chaque citoyen qu’il réponde à cette question simple : la concurrence néolibérale, même « dirigée » par les incitations fiscales, permet-elle d’éviter la dégradation de la situation ? Si la réponse est négative, et elle l’est assurément, alors il sera indispensable de construire une alternative si l’on veut éviter que le scénario du suicide écologique vienne s’ajouter à la guerre sociale. La seconde force est le rejet de cet autoritarisme qui vient se nicher au cœur de la démocratie pour sauver les intérêts d’une classe particulière. Il invite ce qu’on appelle la « gauche », mais pas seulement, à réinvestir le concept de liberté. Quand le néolibéralisme maltraite autant la liberté, sa défense ne peut revenir qu’à ceux qui combattent ce mode de fonctionnement. Ceci demande sans doute à s’interroger sur ce concept et à en définir les limites et les possibilités dans une société soucieuse du bien commun, de l’égalité et de l’écologie. Mais distinguer la liberté du bon plaisir de celui qui peut payer, construire une liberté qui s’inscrive dans la coopération plutôt que dans la compétition, s’attacher à défendre les libertés fondamentales, celles de la presse, de manifestation, de travailler et de vivre : voilà des tâches urgentes et nobles. Elles ne sont pas impossibles à ceux qui combattent du côté du travail : cela a été même le camp dans lequel ils se sont trouvés pendant des siècles.
En décembre, Olivier Blanchard, un des fondateurs du consensus néolibéral et un de ceux qui tentent aujourd’hui de le réformer, s’interrogeait sur Twitter sur l’impossible face-à-face entre la demande populaire d’égalité et l’incapacité des gouvernants d’y répondre. « Qu’adviendra-t-il après le capitalisme ? » Cette angoisse est parlante : elle décrit cette identité entre néolibéralisme, capitalisme et, d’une certaine façon, civilisation qui est établie depuis des décennies. Le moment est venu de dépasser cette crainte et de répondre à cette question par la construction d’un autre système économique, plus humain et plus écologique. Pour éviter la guerre sociale à outrance et la catastrophe écologique annoncée, il faut en finir avec la crainte de l’inconnu. Il n’y a rien d’autre à perdre que le désastre, mais il y a un monde à gagner.
Paris-Wuppertal, avril-juin 2019
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