Pour Walter Cunningham, membre de l’équipage d’Apollo 7 en 1968, les expressions « changement climatique » et « réchauffement anthropogénique » sont « des noms de code pour (désigner le) contrôle gouvernemental sur notre consommation d’énergie et sur notre style de vie » : c’est ce qu’il a déclaré à la Conférence des Nations unies sur le climat qui se tient à Varsovie jusqu’au 22 novembre, et à laquelle il était invité par le groupe climato-sceptique CFACT (Committe for a constructive tomorrow).
La formule évoque une manipulation. Cunningham suggère que l’effet de serre lié aux émissions carbonées est une invention du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) pour imposer au monde des réglementations abusives et inutiles. Il serait tentant de penser que l’ancien astronaute est toujours sur orbite. Sauf que le soupçon de complot scientifique est un motif récurrent de la rhétorique climato-sceptique. Dès 1996, dans les pages du Wall Street Journal, le physicien Frederick Seitz accusait les scientifiques du Giec d’une « tromperie majeure sur le réchauffement climatique ».
Ces jours-ci, il a suffi que certains orateurs de la conférence de Varsovie évoquent, à propos du typhon Haiyan, un lien possible entre l’intensité des cyclones tropicaux et le réchauffement des océans – hypothèse plausible, mais non établie à ce jour – pour déclencher une tempête sur les blogs climato-sceptiques. « La réunion des Nations unies dégénère en affirmations pseudo-scientifiques pour faire avancer l’agenda politique », lit-on sur Climate Depot, site du CFACT.
Bien sûr, l’objectif premier du CFACT est de discréditer les experts et de relativiser l’importance du problème climatique (voir notre article ici). Mais le recours aux théories du complot n’est pas seulement une arme rhétorique utilisée par les lobbyistes du pétrole contre les climatologues. C’est aussi un élément de raisonnement qui facilite l’adhésion d’une partie de l’opinion aux thèses climato-sceptiques.
La grande majorité des contestataires du réchauffement ne sont pas des activistes faisant campagne pour l’industrie, mais de simples citoyens qui se refusent à croire aux affirmations du Giec. Des études récentes, aux États-Unis, en France ou en Grande-Bretagne, montrent qu’un quart à un tiers des personnes interrogées se disent climato-sceptiques. Et cela, alors que plus de 90 % des spécialistes du climat sont convaincus que la planète se réchauffe, en grande partie à cause de l’activité humaine.
Différentes raisons peuvent expliquer la persistance d’un fort courant d’opinion contraire au consensus scientifique. L’adhésion à une idéologie peut jouer un rôle important. Ainsi, aux États-Unis, on observe un fort clivage entre républicains ultralibéraux et adeptes des marchés, qui tendent à être climato-sceptiques, et l’électorat démocrate, qui admet le réchauffement anthropogénique.
Mais un autre paramètre important a été mis en évidence par plusieurs chercheurs : le mode de pensée conspirationniste, autrement dit, la tendance à interpréter des événements importants comme le produit d’un complot ourdi par un groupe d’individus puissants, ou une organisation secrète. Les personnes qui croient à des théories du complot sont plus enclines que la moyenne au climato-scepticisme, selon les travaux de Stephan Lewandowsky, professeur à l’université de Bristol, et de ses collègues Gilles Gignac et Klaus Oberauer, de l’université d’Australie-Occidentale.
Lewandowsky et ses collègues ont réalisé une étude, publiée en octobre dernier, sur un échantillon représentatif de la population américaine de 1 001 personnes (500 femmes et 501 hommes, d’un âge médian de 43 ans). Les chercheurs ont soumis à ces personnes un questionnaire en leur demandant de se prononcer sur des énoncés sur le changement climatique, mais aussi les risques des vaccins, le lien entre sida et VIH ou entre tabac et cancer du poumon. Ils ont aussi demandé aux sondés leur avis sur quelques théories du complot célèbres : l’atterrissage d’Apollo sur la Lune a été entièrement simulé dans un studio de cinéma ; le gouvernement américain a délibérément laissé se produire les attentats du 11-Septembre pour pouvoir ensuite justifier une politique antiterroriste et sécuritaire ; la mort de la princesse Diana n’était pas un accident…
L’analyse des réponses montre qu’un nombre non négligeables de personnes pensent effectivement qu’Apollo 11 ne s’est pas posée sur la Lune et que les attentats du 11-Septembre étaient prévus. De plus, il existe une corrélation très nette entre le climato-scepticisme et la tendance à adopter un raisonnement conspirationniste. Stephan Lewandowsky et ses collègues observent qu’une théorie du complot fournit une explication commode du consensus scientifique sur le réchauffement anthropogénique, si l’on ne croit pas que ce consensus résulte de preuves factuelles. Si 90 % des scientifiques sont d’accord, c’est soit qu’ils font partie de la conspiration, soit qu’ils n’osent pas s’opposer à l’orthodoxie de la « science officielle ».
Il y a donc une utilité directe, pour qui adhère aux thèses climato-sceptiques, à croire que le consensus scientifique résulte d’un complot. Mais l’étude de Lewandowsky révèle un effet plus subtil : la propension au raisonnement conspirationniste favorise une tendance générale à rejeter les théories scientifiques bien établies. En effet, le plus souvent, le raisonnement conspirationniste n’est pas ciblé sur un thème unique. Les « complotistes » ont tendance à croire à plusieurs complots. Par exemple, ceux qui pensent que la Nasa a simulé l’arrivée sur la Lune peuvent croire simultanément que le 11-Septembre avait été prévu par le gouvernement et que Diana a été tuée par les services britanniques. Et à l’inverse, ceux qui mettent en doute le réchauffement peuvent aussi estimer que le VIH n’est pas la cause du sida ou que fumer ne donne pas le cancer.
La science ne répond pas à toutes les questions
En résumé, Lewandowsky et ses collègues mettent en évidence une opposition entre le mode de raisonnement complotiste et la démarche scientifique « normale ». Ce n’est pas par manque de connaissances scientifiques que les climato-sceptiques rejettent le consensus des chercheurs. C’est parce qu’ils ont une attitude intellectuelle particulière caractérisée par le soupçon, la propension à mettre en doute tout énoncé exprimant une conception scientifique orthodoxe, sur le mode « s’ils sont tous d’accord, c’est forcément louche ». Selon cette conception, le consensus scientifique résulte d’une censure de la science officielle, et non d’un accord sur des faits.
Cette attitude de soupçon systématique ne peut s’accorder avec la démarche scientifique courante. Bien sûr, le fonctionnement des instances scientifiques peut être faussé par des intérêts, de la corruption, ou par l’inertie des chercheurs, comme l’a illustré notamment l’affaire du Mediator. Mais le raisonnement conspirationniste aboutit à nier que la science soit autre chose que l’interaction des réseaux et des intérêts. Apollo 11 ne s’est pas posée sur la Lune uniquement parce que la Nasa et les compagnies pétrolières y avaient intérêt ! Il a bien fallu que quelques calculs soient justes et que les moteurs poussent assez fort. Certes, pour les conspirationnistes, Apollo 11 ne s’est pas posée sur la Lune, de sorte que le problème ne se pose pas…
« La logique (de la conspiration) est de mettre en doute tout ce que l’establishment dit ou fait – que ce soit le gouvernement ou les scientifiques – même pour les raisons les plus hypothétiques et les plus spéculatives, et de demander des réponses immédiates, complètes et définitives à toutes les questions, écrit Ted Goertzel, professeur de sociologie à l’université Rutgers (New Jersey) dans un article paru en 2010. Un échec à donner des réponses convaincantes est aussitôt utilisé comme une preuve de la tromperie et du complot. »
Cette description correspond exactement aux attaques des climato-sceptiques contre le consensus scientifique. Par exemple, la « pause » du réchauffement – le fait que le climat global se réchauffe moins vite depuis une quinzaine d’années – n’est pas expliquée de manière définitive aujourd’hui. Pour les climato-sceptiques, cela signifie que la théorie du changement climatique tout entière est fausse et s’écroule comme un château de cartes.
Or, aucune théorie scientifique ne surgit toute achevée du cerveau des chercheurs. La confrontation aux faits conduit généralement à modifier la théorie, sans pour autant la jeter à la poubelle. L’exigence des climato-sceptiques, qui réclament une théorie scientifique d’emblée parfaite et sans faille, n’est pas réaliste. La science climatique se rapporte à l’univers physique, non à des entités abstraites idéales comme les mathématiques ou la philosophie. Elle comporte des imperfections, répond à certaines questions mais en laisse d’autres en suspens. Ainsi, aujourd’hui, on ne sait pas vraiment si le réchauffement va rendre plus fréquents les cyclones tropicaux comme Haiyan, même si cette hypothèse est plausible.
Bref, la science ne répond pas à toutes les questions. La séduction exercée par le mode de pensée conspirationniste tient entre autres à ce qu’il fournit une explication close et définitive, sans laisser de zone d’ombre. De plus, un raisonnement conspirationniste est quasiment impossible à réfuter, parce que tout argument contraire est interprété comme émanant de la conspiration. Ce qui peut conduire à d’étranges cascades d’arguments : ainsi, lorsque l’affirmation qu’aucun avion n’avait touché le Pentagone est devenue intenable, les partisans d’une conspiration du 11-Septembre ont imaginé un complot plus large, dans lequel la théorie selon laquelle il n’y avait pas d’avion était un bobard lancé par le gouvernement ; l’idée étant que ce bobard serait facilement réfuté, ce qui conduirait à discréditer l’idée d’une manipulation liée au 11-Septembre…
Bien sûr, pour que la Nasa ait vraiment simulé l’alunissage d’Apollo 11, il faudrait supposer une conspiration associant des milliers d’ingénieurs et de techniciens américains, sans parler des astronomes soviétiques, de tous les spécialistes ayant accès aux observations par satellite, etc. Mais la particularité de la pensée conspirationniste est de résister fortement aux contraintes du réel. Certaines théories conspirationnistes ont des conséquences redoutables. L’idée que le lien entre le VIH et le sida résulte d’un complot scientifique a poussé, notamment en Afrique du Sud, de nombreuses personnes à ne pas se protéger contre le virus. Croire que le réchauffement anthropogénique est une fiction inventée par les scientifiques dissuade l’adhésion à une politique de protection de l’environnement. Mais il est peut-être encore plus difficile de lutter contre les idées conspirationnistes que d’obtenir un accord international pour limiter les émissions carbonées. D’après Ted Goertzel, un certain nombre de personnes restent convaincues d’une thèse avancée en 1870 par un certain John Hampden, selon laquelle la Terre serait plate. La théorie du « complot de la Terre ronde » trouve encore des partisans…