Tiré de Entre les mots et les mots
La rédaction de Tempest est solidaire avec sa famille et les communautés frappées par sa mort. Nous sommes solidaires du mouvement en cours Black Lives Matter contre les flics tueurs racistes. [Dans une ville à plus de 60% d’habitants afro-américains, la question n’est pas de savoir si les policiers sont Afro-Américains, comme tant de médias l’ont affirmé de manière insidieuse, mais de saisir que les « bleus » – soit une police formatée et armée selon normes policières institutionnelles, quelle que soit sa « couleur de peau » – infligent aux « Noirs » une maltraitance brutale renvoyant à une histoire marquée par l’esclavage et le racisme – réd.].
Le meurtre de Nichols survient à la suite d’une année record de meurtres commis par la police. Selon The Guardian, en 2022, les forces de l’ordre ont tué au moins 1176 personnes, soit environ 100 personnes par mois. La plupart de ces meurtres – plus de 70% – ont eu lieu lors de contrôles de routine avec la police, sans que la police soit menacée. Dans plus de 30% des cas, la personne tuée fuyait pour sauver sa vie, comme ce fut le cas pour Nichols [ce que montre la vidéo]. Alors qu’ils ne représentent que 13% de la population des Etats-Unis, les Noirs constituent 24% des personnes tuées par la police. Les Noirs ont trois fois plus de risques d’être tués par la police que les Blancs.
Cependant, comme toute personne tuée par la police, Tyre Nichols était bien plus qu’un autre nom, plus qu’une autre statistique. Il était le père d’un fils de quatre ans et un employé de FedEx [logistique]. Sa mère, Row Vaughn Wells, était extrêmement proche de son fils. Il avait déménagé de Sacramento à Memphis pour être près d’elle. Ils partageaient une maison avec son beau-père, et il avait un tatouage sur le bras du nom de sa mère. Il aimait le skateboard et la photographie. NPR (National Public Radio) a publié une vidéo – un contrepoint magnifique et déchirant à la vidéo de la police diffusée le 27 janvier – de Nichols faisant du skateboard en plein soleil, sautant des escaliers, des trottoirs et des murs tout en faisant des virages serrés.
La nuit du 7 janvier, la police a arrêté Nichols et l’a violemment tiré hors de sa voiture. Les cinq policiers présents sur les lieux pesaient tous plus de 90kg, alors que Nichols, malgré sa taille élevée de 1,90m, pesait moins de 68kg. (Il vivait avec la maladie de Crohn.) Nichols s’est enfui à pied vers la maison de sa mère après que la police a déchargé sur lui un Taser. Les policiers l’ont rattrapé et l’ont jeté au sol alors qu’il protestait qu’il se conformait à leurs ordres de s’allonger. En appelant sa mère, il a reçu des coups de pied, des coups de poing et des coups de matraque jusqu’à ce qu’il saigne, soit immobile et en état de choc.
Les secours ont mis du temps à arriver. Le New York Times rapporte que les médecins sont restés passifs et se sont même éloignés alors que Nichols se tordait de douleur pendant six minutes et 40 secondes. Vingt-trois minutes se sont écoulées avant qu’une ambulance n’arrive sur les lieux. Nichols est mort à l’hôpital trois jours plus tard.
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Des manifestations ont éclaté dans tout le pays, à Memphis, Milwaukee, Oakland, Phoenix, Baltimore, Dallas, Los Angeles, York, Atlanta, Boston, San Francisco, Portland et ailleurs. Partout, les manifestant·e·s ont brandi des pancartes et scandé des chants appelant non seulement à la fin des meurtres commis par la police, mais aussi à la suppression du financement de la police et à son abolition.
Ironiquement, mais sans surprise, des policiers en tenue anti-émeute ont affronté vendredi soir des manifestants à Los Angeles. Ces derniers rendaient hommage non seulement à Tyre Nichols, mais aussi à Keenan Anderson, assassiné le 3 janvier après que la police de Los Angeles l’a plaqué au sol et lui a administré au moins six décharges électriques en l’espace de 42 secondes.
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Les cinq agents qui ont assassiné Tyre Nichols ont été licenciés et inculpés de meurtre au second degré, ainsi que de six autres délits. Un sixième agent a également été suspendu. Le personnel médical d’urgence qui a retardé la prise en charge de Nichols a été suspendu.
Les policiers qui ont battu Tyre Nichols étaient membres d’une équipe d’intervention redoutée et redoutable appelée Street Crimes Operation to Restore Peace in our Neighborhoods, ou SCORPION, qui a depuis été démantelée. Ces unités, inspirées de la structure STRESS (Stop the Robberies, Enjoy Safe Streets) des années 1970 à Détroit, sont déployées pour intensifier la répression contre les Noirs et les pauvres afin d’apaiser les inquiétudes des employeurs et de justifier les inégalités.
Tous les agents qui ont battu Tyre Nichols sont Noirs, ce qui pourrait expliquer la rapidité avec laquelle ils ont été renvoyés et inculpés et la dissolution soudaine de l’unité opérationnelle. On peut imaginer que, si les agents avaient été Blancs, ils n’auraient peut-être pas été sanctionnés aussi soudainement, voire pas du tout.
Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle quelques « mauvais flics » sont hors de contrôle. SCORPION a été créé à l’initiative du chef de la police, Cerlyn Davis, qui a donné l’ordre à l’unité de sévir même contre les délits mineurs et d’intensifier les opérations de maintien de l’ordre « tous azimuts » dans les quartiers pauvres.
Même lorsque les forces de police sont diversifiées sur le plan racial, elles remplissent toujours les fonctions de surveillance, de ciblage et de meurtre des Noirs. La désignation de boucs émissaires et le meurtre d’hommes noirs par la police renforcent un ensemble de priorités inhumaines et inacceptables en vertu desquelles le financement accordé à la police augmente alors que celui destiné aux services publics est réduit. Le racisme brutal de la police dans les villes des Etats-Unis renforce l’inégalité et l’austérité alors que nous entrons dans une probable récession économique .
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Le meurtre de George Floyd le 25 mai 2020 a entraîné des soulèvements de masse pour la justice raciale et contre les meurtres commis par la police. Pourtant, avec le soutien de maires démocrates pro-flics, les budgets de la police ont augmenté dans tout le pays, y compris à Los Angeles, où le financement du département de la police a augmenté de 250 millions de dollars depuis 2020. A New York, le maire Eric Adams [démocrate] fait campagne pour réduire les dépenses de la ville de 3% en 2023 et de 4,75% en 2024 et 2025. Le plan d’Adams réduirait la mise en place des programmes préscolaires gratuits à travers la ville afin d’économiser 284 millions de dollars au cours des années fiscales 2025 et 2026.
Au milieu des protestations locales à Memphis après le meurtre de George Floyd en 2020, le maire démocrate Jim Strickland a publié le 10 juin une déclaration dont voici un extrait : « Je suis opposé à la suppression du financement de notre service de police. Je crois que couper le financement du département de police de Memphis est imprudent. Et franchement, c’est déconnecté de la majorité des résidents de la ville. » En 2017, le budget de la police de Memphis représentait 38% du budget total de la ville ; un an après le meurtre de George Floyd, il était de 40%.
Cet ensemble inhumain de priorités est évident dans un autre cas de meurtre de la police. Le 18 janvier, la police a abattu un manifestant non violent à Atlanta, en Géorgie, l’écologiste homosexuel Manuel « Tortuguita » Esteban Paez Terán. Terán et d’autres militants s’opposaient à ce qui est nommé la « Cop City », c’est-à-dire le projet des autorités de construire à cet endroit un centre de formation de la police coûtant 90 millions de dollars et détruisant 85 acres de forêt.
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C’est dans ce contexte que s’inscrit le meurtre par la police de Tyre Nichols, mort le 10 janvier. A peine dix jours plus tard, le président Biden a fait les commentaires suivants, qui sont révélateurs de sa position :
« Lorsqu’il s’agit de sécurité publique – lorsqu’il s’agit de sécurité publique, nous savons que la réponse n’est pas de couper les finances de la police. C’est de recycler certains policiers. Il s’agit de s’assurer que nous savons exactement ce qui se passe sur le terrain. Mais il ne s’agit pas de dégraisser la police. Elle a besoin de plus de fonds, et elle a besoin également d’une aide complémentaire. »
Appelant à un financement accru de la police, Joe Biden a proposé un « plan de sauvetage américain » (American Rescue Plan) prévoyant le versement de 350 milliards de dollars aux gouvernements locaux et étatiques « afin de rendre les collectivités plus sûres ». Dans un geste écœurant, Biden a invité la famille de Nichols au discours sur l’état de l’Union (State of the Union Address).
Ce « plan » et les remarques de Biden sont des affronts à la justice et à la décence. Le meurtre de Tyre Nichols par la police – et celui de Keenan Anderson et des centaines d’autres Noirs tués par la police – exige une nouvelle mobilisation contre les meurtres racistes commis par la police. Bianca Austin, tante de Breonna Taylor, victime de la police [ambulancière afro-américaine âgée de 26 ans tuée par balles dans la nuit du 12 au 13 mars 2020 par la police de Louisville dans le Kentucky], a exprimé cette urgence : « Cela ne s’arrête jamais. Il y a eu un mouvement et un tollé dans le monde entier, et nous avons encore d’autres meurtres. »
Aucune des questions soulevées par la rébellion de 2020 contre les meurtres policiers n’a été résolue. Derecka Parnell [qui suit les Etats-Unis pour TheGuardian, auteure de Becoming Abolitionists : Police, Protests, and the Pursuit of Freedom, Ed. Astra House, octobre 2022], écrivant le 30 janvier pour le Guardian, note que le passage à tabac de Tyre Nichols a eu lieu même lorsque des réformes comme les caméras corporelles [que les policiers doivent porter] étaient en place.
Il est urgent d’organiser des manifestations continues pour exiger le retrait du financement de la police et, à terme, son abolition. En réponse à la vidéo de la police battant Nichols, un activiste de Portland a posté un message où l’on peut lire : « Chaque meurtre commis par la police devrait susciter en nous une colère irrépressible. Cela va déclencher un tout nouveau soulèvement. Cela le devrait. »
Editorial publié par Tempest Mag, le 30 janvier 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre
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