Tiré du blogue de l’auteur.
Pour notre part, hé bien, nous ne sommes pas surpris. L’an dernier à la même époque, l’impérialisme nord-américain se lançait, à l’initiative hasardeuse de Donald Trump, dans une surenchère verbale et militaire à l’encontre de l’État nord-coréen qui semblait n’avoir comme seul axe de préservation et de continuité qu’une puissance nucléaire certes hors de toute comparaison avec celle des « grandes puissances », mais désormais susceptible d’envoyer des missiles assez loin, jusqu’à la Californie disent les rumeurs non vérifiables, jusqu’à l’île de Guam disent les spécialistes autorisés, jusqu’au Japon assurément, pensent à juste titre les Japonais. Mais depuis, deux développements ont stoppé cette escalade, quand bien même toute « mauvaise surprise » n’est-elle jamais à exclure sur ce sujet.
Aux États-Unis, un évènement peu commenté que nous avions souligné : le chef du commandement stratégique de l’armée avait fait savoir de manière implicite mais certaine que les généraux n’obéiraient pas forcément à Trump si celui-ci voulait dégainer la bombe. Les cercles dirigeants US n’étaient pas prêts à suivre Trump dans une aventure coréenne qui, de plus, aurait de facto visé la Chine.
En Corée du Sud, c’est un véritable mouvement populaire, dénonçant la corruption et en partie lié aux syndicats indépendants, qui a chassé la présidente directement liée aux chaebols (trusts) Park Geun-hye (mars 2017). Son successeur, l’avocat réformiste Moon Jae-in, affirme vouloir la paix officielle entre les deux Corées, ce qui est, dans la société, perçu comme devant être une étape vers l’unité nationale de la Corée à laquelle la masse de la population n’a jamais renoncée. Fin 2017, Kim Jong Un a, non sans habileté, « tendu la main » à la Corée du Sud qui s’est empressée d’en faire autant et un sommet des deux chefs d’État a précédé le sommet Trump-Kim, fait qui, sans qu’il faille certes nourrir quelque illusion que ce soit, a été ressenti comme une fierté nationale en Corée.
L’engagement de dénucléarisation annoncé à l’issue de la rencontre Trump/Kim est plus proche des positions nord-coréennes qu’américaines, car la seule annonce concrète immédiate est l’arrêt des manœuvres belliqueuses de l’US Navy et de l’armée sud-coréenne, qui avaient lieu régulièrement, alors que si les promesses de Kim semblent aller loin, elles concernent toute la Corée et ne sont assorties d’aucun calendrier. Le paradoxe pour Trump est donc de sortir apparemment renforcé d’un revirement diplomatique dans lequel il s’est totalement contredit, tout en contredisant aussi au passage son discours « ferme » envers l’Iran.
Quelles que soient les palinodies et les « trumperies », il n’avait pas le choix : l’impérialisme nord-américain ne pouvait que freiner la fuite en avant qu’avait lancée son président, laquelle, répétons-le, conduisait à la guerre non seulement en Corée, mais dans la région et avec, directement ou indirectement, la Chine. Cependant, le fait d’avoir toujours l’initiative ou l’apparence de l’initiative, au cours des séquences diplomatiques récentes : dénonciation de l’accord sur le nucléaire iranien, guerre commerciale, sabordage du G8, reprise de la main tendue à Poutine, et donc sommet de Singapour, ce fait semble conforter Trump.
Ceci souligne, aux États-Unis, que même impopulaire, discrédité et poursuivi par le procureur Mueller, Trump peut parfaitement « rebondir » si sa politique convient à Wall Street, ce qui est en l’occurrence le cas. Une alternative ne viendra pas du parti démocrate même si quantité de candidats démocrates au discours plus ou moins « gauche », dont quelques socialistes revendiqués, vont bénéficier de la situation. Et le fait que Trump soit, au moins pour un temps, finalement un représentant pas si décalé que cela de ce qu’est aujourd’hui la première puissance mondiale en crise, ne signifie pas non plus que sa base ultra-réactionnaire va s’assagir.
Kim Jong Un étant dans l’immédiat, proportionnellement à sa situation, celui qui vient d’engranger le plus de bénéfices diplomatiques, est-il pour autant renforcé sur la durée ?
Rien n’est moins sûr car il faut ici énoncer une vérité importante : tout dictateur sanguinaire et corrompu d’un « paradis socialiste », suscitant les espoirs des nostalgiques des camps géostratégiques et autres prétendus « anti-impérialistes », est en mesure, pourvu que ses comptes en banque à l’étranger en profitent, de tout vendre dans son domaine réservé, et de l’ « ouvrir à la mondialisation » et aux capitaux en promettant des bas salaires et une main-d’œuvre docile.
Du point de vue socio-économique et idéologique, il n’y a aucun obstacle à une conversion, ultra-rapide s’il le faut, de la Corée du Nord en dernier paradis capitaliste, aux salaires plus bas que le Bangladesh. La première condition, un appareil d’État assurant l’exploitation, est en effet assurée.
Mais, du point de vue de la population, du prolétariat, de la jeunesse coréenne, une « ouverture à la chinoise » de la Corée du Nord signifie que les passerelles se multiplient et que le peuple engage le combat, avec ses pieds et ses petits moyens de transports, pour une Corée unie et indépendante. Ce qui ouvre la voie au soulèvement, ou aux nombreux soulèvements partiels (impossible de préciser à cette étape), de la population de Corée du Nord pour liquider la caste de parasites qui l’opprime et liquider la condition de l’exploitation capitaliste, l’État nord-coréen, cela en même temps que le mouvement contre les chaebols capitalistes ne pourra que se poursuivre et s’approfondir au Sud.
Or, le régime nord-coréen n’a guère d’autre issue qu’une telle « ouverture » et ce probablement en mode accéléré. A l’origine, dans les années de sa formation, il avait plus de légitimité nationale que le Sud (le Sud était occupé par les États-Unis et le Nord par l’URSS mais le Nord avait connu une réelle réforme agraire et l’élimination des collaborateurs des Japonais, ce qui n’était pas le cas au Sud, et c’était alors autant la dictature d’un côté que de l’autre). Kim Il Sung avait cru pouvoir réunifier le pays en 1950 par les seules méthodes militaires : premier échec historique (d’autant qu’il n’était que le jouet de Staline qui l’avait laissé faire pour ligoter la Chine). Par la suite, progressivement, le Nord a perdu toute légitimité nationale alors qu’à partir des années 1980 des conquêtes démocratiques et ouvrières étaient chèrement arrachées au Sud. Le Nord est un État prison, une RDA en pire. La grande famine des années 1990 a fini de lui enlever toute possibilité réelle de passer pour le représentant de toute la nation coréenne. Le substitut, à la fois assurance réelle et puissance symbolique, de la légitimité perdue, c’était la bombe. Kim Jong Un est celui qui est allé le plus loin sur la « ligne de la Bombe ». Mais il savait ne pas pouvoir aller trop loin. Il a habilement transformé l’essai par ses deux rencontres avec Moon Jae-in et Trump. Mais ayant grillé la cartouche « bombe », à moins de replonger soudain dans la « ligne de la Bombe », ce que des secteurs de sa caste souhaitent peut-être mais qui serait très risqué, il ne peut que se lancer en avant dans l’ « ouverture à la chinoise » capitaliste.
Laquelle peut déraper en unité nationale par en bas, effondrement du régime et crise révolutionnaire au centre de l’Asie industrielle – car nous devons bien comprendre cela en Europe : la Corée coupée en deux n’a rien de marginal, elle est au cœur des leçons politiques planétaires, et au centre de la première zone continentale productive de plus-value du monde.
Ainsi, derrière la morgue d’un dictateur et d’un affairiste mafieux se donnant l’air de tenir les destinées du monde et d’agiter la foudre nucléaire en fonction de leur bon vouloir et de leurs caprices, se tient une toute autre puissance, la vieille taupe qui fait l’histoire et qui, ici, s’appelle nation coréenne, déjà opprimée doublement par les parasites du Nord et les chaebols du Sud, trait d’union si elle s’unit par en bas, entre les prolétariats chinois et japonais. L’avenir possible, l’avenir réel, est là.
12-02-2018, VP.
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