« C’est le moment de la politique » est un slogan qui a été entendu fréquemment au cours des dernières semaines. Sans aucun doute. Mais cela ne doit pas être interprété comme l’expression du moment du transfert de l’initiative politique de la rue vers la gestion institutionnelle. Au cours de ces semaines décisives, plus que jamais, la pression sociale pour progresser sera un élément crucial. La clé du succès de l’ensemble du processus initié en 2012 est que ce ne sont pas les forces politiques parlementaires, et encore moins le gouvernement Mas, qui contrôlèrent l’agenda et les rythmes.
Artur Mas [président de la Convergence démocratique de Catalogne depuis mars 2012, de Convergence et Union (CIU) de droite et président de la Généralité de Catalogne depuis le 27 décembre 2010] demanda, en novembre 2012, sans succès, l’obtention d’une « majorité exceptionnelle » pour gérer le processus souverainiste. En réalité, l’absence de ladite majorité a été un facteur qui a joué un rôle positif déterminant. Un gouvernement catalan faible a été la meilleure garantie que le processus ne soit pas brisé par un quelconque agenda de parti. L’équilibre complexe de négociations entre partis sous la pression d’un mouvement de masse soutenu a permis, finalement, d’arriver là où nous sommes aujourd’hui.
Le gouvernement Mas dispose, en réalité, de peu de marge de manœuvre. Son option préférée consiste à se diriger vers des élections « plébiscitaires » comme substitut de la consultation. Mais convoquer celles-ci sans aboutir à un accord avec ERC [la Gauche catalane républicaine, parti social-libéral en faveur de l’indépendance qui a fortement progressé lors des élections européennes de mai 2014] pour une candidature conjointe, quelle qu’en soit la forme, conduit à une défaite presque certaine. Mas se trouve mal à l’aise avec une logique de désobéissance institutionnelle dans laquelle il se trouve pris à contrecœur bien que, paradoxalement, il ait bien peu à perdre à garder son sang-froid jusqu’à la fin. Faire montre d’une volonté ferme d’organiser la consultation consiste, en réalité, en sa dernière chance de tenter de freiner le déclin irrésistible de Convergencia [le parti d’Artur Mas]. Un président moitié héros, moitié martyre serait une excellente carte de visite pour tenter d’infléchir vers le haut la tendance électorale qui jusqu’ici semble sombrer inexorablement.
Contrairement aux craintes initiales apparues après la manifestation du 11 septembre 2012 [1], le processus souverainiste n’a pas été capitalisé par CiU [Convergence et Union, coalition de droite actuellement au pouvoir en Catalogne]. Au contraire, la formation est entrée dans un processus de déclin prolongé sous le poids de son usure en raison des politiques d’austérité et des scandales de corruption ainsi que des doutes soulevés quant à son engagement dans le processus indépendantiste. L’époque où CiU équivalait à la Catalogne, où le parti incarnait la nation, s’est évanouie à jamais. « C’est seulement parce que personne ne sait, ma douce / Où s’en va l’amour quand il s’en va / Mais que lorsqu’il s’en va, il est parti, parti, parti… » chantait Bruce Springsteen avec When You’re Alone de son album Tunnel of Love. Il en va de même avec les votes : lorsqu’ils s’en vont, ils s’en vont. CiU éprouve, sans aucun doute, de la nostalgie pour un avenir qui ne serait pas évaporé dans un présent qui n’est pas déjà élucidé par un passé qui se transformera bientôt en une pétrification muséale ainsi qu’en un souvenir toujours plus lointain et fade. L’histoire apparemment interminable de l’hégémonie de CiU s’est achevée. D’une manière presque imprévue. Sans presque que nous nous en soyons rendu compte. Presque sans l’avoir espéré [2].
Le système partidaire catalan s’est trouvé pris en tenaille sous la pression double, non conjointe et quelque fois opposée, du mouvement indépendantiste et du 15M (ainsi que de toutes ses expressions postérieures). Le résultat est une crise galopante des trois partis qui sont associés aux coupes budgétaires, à la corruption et aux grandes décisions qui ont marquées la politique catalane et espagnole des quarante dernières années : CiU, PSC [le Parti socialiste catalan] et PP [Parti populaire au pouvoir : Mariano Rajoy]. Le premier étant favorable au processus de transition national. Les deux autres adversaires acharnés. Le corollaire de cela tient dans l’ascension des forces qui, avec raison ou de manière erronée, sont perçues comme nouvelles ou, pour le moins, étrangères aux politiques qui nous ont conduits là où nous sommes.
La prééminence du débat indépendantiste sur les résistances aux politiques d’austérité explique la consolidation d’ERC comme nouvelle alternative dominante, une force qui joue en dehors des règles sur le terrain national mais qui se trouve absolument à l’intérieur de celles-ci sur le terrain économique. Sans doute, le défi du point de vue de ceux qui veulent décider sur tout, de ceux qui veulent sortir du cul-de-sac actuel par un changement de modèle politique et social démocratique et égalitaire consiste à bâtir une nouvelle alternative souverainiste et opposée à l’austérité qui pourrait peser de manière décisive au sein de la politique catalane face au binôme Convergencia-ERC. Sans cela, tout le potentiel démocratique qui transpire du débat sur l’indépendance pourrait s’évaporer sans rémission, nous condamnant à déambuler dans un « résistancialisme » impuissant dans une période où le manque de victoires sociales laissera tôt ou tard des marques.
Le chemin à parcourir entre maintenant et le 9 novembre est imprévisible. Tenter d’émettre des pronostics ne sert pas à grand-chose. Une chose est toutefois claire : maintenir les préparatifs de la consultation est la seule chose qui demeure sans aucune équivoque fidèle à la clameur exprimée le 11 septembre dernier. La désobéissance institutionnelle face à la décision du Tribunal constitutionnel n’est que l’autre visage de l’obéissance au sentiment majoritaire au sein de la société catalane. Le « commander en obéissant » zapatiste [« le peuple gouverne, le gouvernement obéit »], obéissant à la volonté populaire, apparaît là comme une exigence incontournable.
Le problème d’élections « plébiscitaires » est clair : elles ont moins de légitimité qu’une consultation, elles mêlent le débat sur l’indépendance avec les différentes options de société et relèguent toutes les autres questions qui traversent la société catalane (coupes budgétaires, service public, emploi…) au second plan dont les seuls bénéficiaires sont ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir économique et politique. Des élections « plébiscitaires » serviraient à développer la capitalisation partidaire du processus souverainiste par Convergencia et ERC, dont n’est pas clair quel pourrait être la relation de compétence-collaboration si se précipitent des élections qu’ERC ne désire pas, flairant qu’elle n’a pas encore atteint le zénith de son ascension soutenue. Cela fait un moment que les stratèges de Convergencia caressent l’idée de refonder son espace politique en déclin en forgeant une certaine alliance avec ERC avec pour objectif la construction d’un nouveau grand parti nationaliste catalan. La fonction historique de Convergencia épuisée et terminée son hégémonie électorale, il ne reste que la fuite en avant. ERC comme parti n’a rien à gagner à s’allier avec Convergencia. Elle a encore un chemin à parcourir elle seule. Mais, en même temps, elle sait qu’elle ne peut ni gouverner ni piloter le processus d’indépendance en solitaire. La raison de parti peut se heurter avec la raison « d’Etat ». Les pressions pour une liste « unitaire » de partis et de la « société civile » peuvent être énormes et, peut-être, insurmontables.
Le 9 novembre 2014 ne se pose pas seulement la possibilité pour le peuple catalan de décider de son avenir et de sa relation avec l’Etat espagnol. Il y a bien plus en lice que la discussion sur l’indépendance de la Catalogne. Le modèle de démocratie au sein de l’Etat espagnol est aussi en jeu. Si une consultation se déroule le 9 novembre, l’Etat espagnol sera un pays plus démocratique et les fissures de l’armature du régime s’élargiront. Cela sera la première grande défaite de Rajoy, laissant place à la suivante. Une bonne nouvelle pour ceux qui s’opposent à l’évidement de l’intérieur des mécanismes démocratiques les plus élémentaires entraîné par les politiques d’austérité menées par le PP et le PSOE.
Le 9 novembre s’élucide également la pulsion souterraine en Catalogne entre ceux qui ont défendu une gestion institutionnelle par en haut et contrôlé le droit à décider et ceux qui le considèrent comme un premier pas pour une démocratisation générale du système politique et de la société. Comme point de départ vers un horizon constituant dans lequel souffle avec force toute l’énergie que, du 15M [les indignés] à l’exigence de la consultation, a électrisé une société qui, loin de se résigner, est disposée à continuer à se battre pour un avenir meilleur. (Traduction A L’Encontre ; article publié le 6 octobre 2014 sur Público.es ; J. Antentas, membre d’Izquirda Anticapitalisa – IA)
Notes
[1] Le 11 septembre constitue un moment clé du nationalisme catalan, des manifestations massives ont eu lieu ce jour-là – qui marque la date de la prise de Barcelone en 1714 par les Bourbons lors de la guerre de Succession d’Espagne, et partant la fin des « libertés catalanes ». (Rédaction A l’Encontre)
[2] Fondé en 1978, CiU s’est trouvé 23 ans à la tête de la Communauté autonome de Catalogne – la Generalitat – entre 1980 et 2003, son président et figure étant Jordi Pujol, poursuivi aujourd’hui pour corruption. Entre 2003 et 2010 la Catalogne a été gouvernée par une coalition entre le PS, ERC et la gauche unie. Depuis 2010, CiU est à nouveau à la tête de la Catalogne, avec 50 sièges sur 135 au parlement autonome. (Rédaction A l’Encontre)