Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Bolivie. Paradis perdus ou ruses de la modernisation ?

Le 12 octobre 2014, Evo Morales a été réélu avec plus de 60% des suffrages, loin devant Samuel Doria Medina qui en obtenait 25%. Ainsi, le président cocalero (producteur de feuille de coca) reste électoralement invincible : élu en 2005 avec 54% des votes. En 2008, il est confronté à un « référendum révocatoire » qui n’a fait que ratifier son poste avec 67% en sa faveur. Puis, il est réélu avec 64% en 2009, année où les députés de son parti, le MAS (Mouvement vers le socialisme), occupent les deux tiers du parlement.

En 2014, à La Paz, le MAS remporte les élections avec 68%, contre 15%. Pour la première fois, Evo Morales arrive premier dans la province de Santa Cruz. Cet ensemble de résultats fait du gouvernement Morales une exception dans l’histoire du pays, au moins depuis la Révolution Nationale de 1952. Cela fait huit ans de majorité absolue pour un seul parti, dans une Bolivie connue pour son instabilité politique : tout aussi connue, et crainte par les pouvoirs constitués, la « rue » bolivienne n’a jamais remis en cause la légitimité de Morales. A cela, ajoutons un ministre de l’Economie (Luis Arce Catacora) en poste durant 9 années, une longévité exceptionnelle pour un pays économiquement si instable.

Expliquer ce phénomène ne peut se faire sans dresser un petit historique du MAS, imbriqué à l’histoire récente de la Bolivie. Nous nous intéresserons plus particulièrement à certains imaginaires qui ont accompagné l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales. Enfin, nous analyserons les neuf dernières années de gouvernement, cette période appelée Révolution démocratique et culturelle, en nous attachant aux différentes étapes qui la caractérisent et à certains épisodes en particulier.

1. Un peu d’histoire

Les précédents projets nationaux-populaires, qui furent dirigés soit par des militaires, soit par des élites provenant de classes moyennes urbaines, se sont imposés depuis les villes vers les campagnes. A l’inverse, le cycle nationaliste ouvert par l’arrivée d´Evo Morales à la présidence est le produit d’une accumulation de forces sociales des organisations paysannes dans les campagnes, dont l’activité politique s’est propagée, par la suite, vers les villes. Les limites du système institutionnel ont ainsi immédiatement été repoussées grâce à la pénétration des institutions de l’Etat par le mouvement indigène-populaire, en particulier le Parlement, avec une démocratisation et une irruption massive de cette force dans le système politique, à partir de 2002.

Depuis le milieu des années 1980, les politiques d’éradication de la feuille de coca – menées par les gouvernements successifs sous la pression des Etats-Unis – ont engendré une géographie électorale particulière dans la région cocalera du Chapare (une des 16 provinces du département de Cochabamba) : la gauche y avait maintenu une hégémonie, en dépit de son recul à l’échelle nationale. Cette crise de la gauche s’explique surtout par l’affaiblissement du mouvement ouvrier. En effet, les mineurs subirent alors de plein fouet la chute des prix de l’étain. Or, les mineurs constituaient la colonne vertébrale de la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB), le principal syndicat du pays, lui-même étant le fer de lance de la gauche. Victimes de licenciements massifs, les mineurs disparaissent de la scène politique (des 1985). Ce sont alors les paysans qui reprennent le flambeau de la lutte sociale et qui, pour la première fois, se pensent comme l’avant-garde d’un mouvement populaire plus large.

C’est dans ce contexte qu’en 1995, un Congrès paysan adopte la thèse dite de l’Instrument Politique, qui prévoit de doter le mouvement indigène et paysan d’un bras politique pour participer aux élections. C’est grâce à cette dynamique qu’Evo Morales est élu député en 1997.

Dans la gauche bolivienne, le MAS introduit l’idée d’autoreprésentation, selon la formule « les paysans et les indigènes votent pour d’autres paysans et indigènes ». Il se singularise aussi par sa croissance, dans une première étape au sein de la campagne, à laquelle a succédé sa construction dans les grandes villes. On peut ainsi parler d’un véritable processus de « ruralisation » de la politique.

Le MAS s’articule autour d’organisations rurales et urbaines unies par la figure charismatique d’Evo Morales. La longévité du MAS, qui atteint aujourd’hui ses 20 ans d’existence, doit son efficacité aux équilibres de rapports de forces entre syndicats. Mais le « liant » principal, ce qui offre son unité au mouvement, reste la direction d’Evo Morales et la conquête de l’Etat par le MAS. Cette conquête a permis au parti d’origine paysanne de montrer qu’il réalisait la promesse liée aux aspirations d’un accès à l’Etat pour les classes populaires. Sans cette conquête, le MAS n’aurait pas grandi et – on peut se risquer à le dire – son union n’aurait probablement pas perduré.

Contrairement à ce qui se dit généralement, il n’existe pas de tendances idéologiques articulées (marxistes, indianistes, etc.) dans le MAS. Ce sont plutôt des clivages de type sociologique : d’un côté les paysans, de l’autre, des urbains ; d’un côté les anciens militants, de l’autre les candidats « invités », etc. Ces invités sont des personnalités des classes moyennes, en général déjà connues. Il peut s’agir, par exemple, d’anciens recteurs d’universités ou des journalistes, etc., invités par le MAS à être candidats sur ses listes. Si elles sont élues, ces personnes intègrent, de fait, le parti.
Depuis la Guerre de l’Eau de Cochabamba en 2000, le MAS s’est agrandi dans un contexte de grandes mobilisations sociales. Ces mobilisations ont provoqué la crise du système politique en vigueur depuis 1985, système qui était associé aux contre-réformes structurelles de type néolibéral.

Parallèlement, un ensemble d’intellectuels se retrouve dans le collectif académique Comuna qui compte notamment Alvaro García Linera (vice-président élu en 2005, sociologue et mathématicien) parmi ses membres. Il est toujours le vice-président. Ce groupe, Comuna, tâchait de saisir les changements en cours dans la société bolivienne. En particulier, il cherche à comprendre les conséquences du déclassement du prolétariat traditionnel et l’émergence de formes d’actions plurielles entreprises par ce que l’on appelle alors les « multitudes », qui défient les analyses classiques de la gauche, inspirées du marxisme. En bref, il s’agissait de refonder la gauche bolivienne, suite à la crise de ses courants historiques, communistes et trotskistes compris. C’est dans cette optique que le groupe publie dans l’urgence de nombreux petits livres synthétiques. Ces ouvrages ont pour fonction, à la fois d’interpréter le mouvement en cours et d’agir dessus, à un moment marqué par l’« émergence plébéienne », pour reprendre une expression qu’il a forgée.

2. Le premier président indigène

L’arrivée d’Evo Morales au pouvoir en janvier 2005 a été mise en scène comme celle du premier président indigène de Bolivie, voire d’Amérique latine. Illustrant cette volonté, le jour précédant son investiture officielle, celui qui est alors encore leader cocalero est symboliquement nommé président des indigènes d’Amérique à Tiwanaku. Proche de La Paz, ce site archéologique, où se trouvent les ruines d’un empire pré-incaïque, est considéré comme une sorte de berceau mythique de la nation bolivienne.

Les premières mesures de Morales correspondent à la mise en oeuvre de l’agenda social forgé par les mouvements sociaux depuis l’an 2000, avec la nationalisation du gaz et du pétrole et la convocation d’une Assemblée Constituante visant à « refonder » le pays. D’après les sondages, suite à la nationalisation, en mai 2006, la popularité d’Evo Morales atteint 80%.

Entre 2006 et 2009, la vie politique a été marquée par les affrontements avec l’« oligarchie » agro-industrielle de Santa Cruz dans la Bolivie orientale. L’opposition de droite s’est concentrée dans l’est et le sud, c’est-à-dire la partie non andine du pays. Cantonnée dans ces régions, la droite a essayé de résister aux changements nationalistes-populaires menés par le gouvernement. C’est durant cette période qu’ont lieu les mobilisations et les référendums pour l’autonomie régionale, principe qui a finalement été adopté dans la nouvelle Constitution de 2009.

Mais le régionalisme a subi une série d’échecs. Bien qu’il se soit maintenu comme force politique au niveau local, Evo Morales a poursuivi sa série de triomphes électoraux au niveau national, tandis qu’il est tour à tour ratifié et réélu, la nouvelle Constitution (2009) est approuvée à plus de 50% des voix.

Par la suite, entre 2009 et 2014, la période est marquée par l’hégémonie du MAS qui occupe les deux tiers des sièges au Congrès. L’objectif est alors de mettre en œuvre la nouvelle Constitution. Dans le même temps, le MAS étend son emprise dans les régions autonomistes où il était minoritaire. La stratégie y a été celle de coopter les « maillons faibles » des droites locales ; une stratégie initiée dès 2006 mais qui s’est véritablement affirmée durant cette période.

Enfin, la seconde réélection de Morales en 2014 (la dernière élection à laquelle il peut légalement se présenter, à moins de réformer à nouveau la Constitution) marque une étape de post-polarisation de la vie politique, facilitée par une économie florissante. La droite dure s’est affaiblie au profit d’une opposition plus modérée, de centre droit, qui s’est détournée des intentions « restauratrices » de l’Ancien Régime néolibéral. Signe de la progression du MAS, Evo Morales a aussi obtenu plus de 50% des suffrages à Santa Cruz, l’ancien bastion de la droite réactionnaire

3. Paradis perdus ou ruses de la modernisation ?

Pour de nombreux observateurs, l’expérience d’Evo Morales est la plus radicale parmi les tentatives de changement social post-libéral en Amérique latine. Il n’est pas militaire comme Chávez, pas péroniste comme Cristina Kirchner en Argentine, il n’est pas un économiste aux accents technocratiques tel que Correa en Equateur, il ne s’agit pas plus d’une gauche social-démocrate comme Lula et Dilma Rousseff. S’il est vrai, comme le disait Alain Rouquié (auteur de nombreux ouvrages sur l’Amérique latine), qu’il existe un extrême Occident latino-américain, la Bolivie en serait le fin fond de l’extrême. En bien des sens, des espaces anthropologiquement denses, comme le bolivien, semblent posséder l’énergie capable de réenchanter partiellement le monde désenchanté du « capitalisme postmoderne et post-politique ». Dans cet ordre d’idées, le projet politique initié en 2006 suscite de nombreux et puissants imaginaires, qui ont des rapports assez variables avec le processus réellement existant en Bolivie.

Par exemple.

Il y a l’anti-impérialisme – un aspect central de la « révolution bolivienne ».

Deuxièmement : l’indianisme teinté de « pachamamisme » – la Pachamama : la Terre-Mère – avec l’idée que les indigènes constituent une réserve morale de l’humanité, notamment grâce à l’idée du « bien vivre », largement popularisé au sein d’une gauche internationale.

Et finalement, le socialisme et l’anticapitalisme – souvent mentionnés dans des discours et des conférences d’Evo Morales et Alvaro García Linera.

Néanmoins, l’histoire est souvent paradoxale. Par exemple, lors du recensement de 2012, la population qui s’auto-identifie comme indigène est descendue à 42%, contre 62% en 2001. Les explications de ce phénomène ne sont pas évidentes, mais il semblerait qu’être indigène n’est plus l’expression d’une résistance comme c’était le cas en 2001. De plus, une série de rituels officiels se sont stabilisés ; des rituels qui font aujourd’hui partie du pouvoir. D’autre part, et à nouveau de manière paradoxale, l’Etat plurinational est devenu une machine de construction et de consolidation de la nation – au singulier – bien plus puissante que les tentatives précédentes. Enfin, la combinaison d’inclusion sociale – augmentation du marché interne – avec les prix élevés des matières premières a donné lieu à une expansion capitaliste probablement sans précédent, en particulier à travers la « démocratisation de la consommation ». Face à ce phénomène, certaines dissidences intellectuelles se sont alimentées à partir de ces « paradis perdus » indianiste et anticapitaliste. Toutefois, ce malaise n’a pas connu de traduction électorale.

Evo Morales a obtenu des résultats économiques que lui auraient enviés tous ses prédécesseurs : des réserves en devises internationales équivalentes à 50% du PIB ; une inflation basse ; une croissance soutenue autour de 5% durant ses neuf années au pouvoir… Ces résultats ont été obtenus grâce à un mélange de nationalisme économique et de prudence budgétaire qui ont été salués aussi bien par le New York Times que par la Banque Mondiale. Il ne s’agit ni d’une simple poursuite du néolibéralisme (aujourd’hui l’Etat contrôle la plus grande partie de l’excédent), ni d’une transition vers un quelconque post-capitalisme.

Il ne faut pas oublier que lorsque la gauche était au gouvernement de 1982 à 1985, elle a dû abandonner le pouvoir avant la fin de son mandat, au milieu d’une crise d’hyperinflation qui a provoqué une sorte de traumatisme social (similaire à celui qui a touché l’Argentine quelques années plus tard). Ce souvenir, ajouté à la subjectivité d’Evo qui s’exprime par une aversion pour les dettes et une certaine tendance à « garder l’argent sous l’oreiller », explique que la Bolivie possède aujourd’hui 15 milliards de dollars de réserves internationales, l’équivalent de 50% de son PIB. Et, insistons, le ministre de l’Economie, Luis Arce Catacora, a gardé son portefeuille durant 9 ans, un record pour la Bolivie, et sans aucun doute pour des autres pays de la région.

Cette santé économique a ouvert une phase de « post-polarisation » politique du pays, selon l’expression de l’analyste bolivien Fernando Molina. En même temps, la stabilité économique – qu’Evo Morales a mise en avant comme principale raison pour voter à nouveau pour le MAS – au niveau de l’Amérique latine place le « bloc bolivarien » devant une sorte de division interne ; avec la Bolivie et l’Equateur d’un côté et le Venezuela de l’autre. Cela se traduit par un affaiblissement généralisé de l’horizon du « socialisme du XXIe siècle » en faveur de perspectives plus néo-développementalistes. Le contenu de cet imaginaire a été très clairement exposé par Rafael Correa. Le président équatorien a fait un éloge enthousiaste du modèle d’innovation, de développement et de vision entrepreneuriale qui existerait en Israël, tout en critiquant les « gauches conservatrices » et les entrepreneurs frileux devant les risques (le discours de Correa est consultable sur YouTube, titré « Israël doit être un exemple pour nous » : https://www.youtube.com/watch?v=3Tn2HWGX8rM)

La nouvelle étape de la post-polarisation a été ratifiée en Bolivie dans les urnes : la seconde place a consacré une opposition de centre droit qui a cherché à convaincre les Boliviens qu’elle préserverait les « acquis » des politiques du MAS. Surtout, elle a soigneusement évité le discours restaurateur de l’ancien régime néolibéral qui a longtemps caractérisé la droite traditionnelle.

Autre effet spectaculaire de cette nouvelle politique apaisée : sur proposition de Morales, deux anciens présidents ont accepté de représenter le pays, de s’impliquer dans la diplomatie bolivienne. Carlos Mesa Gisbert (président d’octobre 2003 à juin 2005) et Eduardo Rodríguez Veltzé (président de juin 2005 à janvier 2006) représentent ainsi la Bolivie devant la Cour Internationale de Justice de La Haye au sujet du différend historique qui l’oppose au Chili, quant à la voie d’accès à la mer. Mesa est ainsi un porte-parole international de la délégation bolivienne, tandis que Rodríguez Veltzé a été nommé ambassadeur aux Pays-Bas et coordinateur de l’équipe juridique (en ce moment, la Cour écoute les plaidoyers pour statuer sur sa compétence à traiter le dossier comme le souhaite la Bolivie).

Il faut ajouter aux succès du « modèle Evo » la structure même du MAS, lieu d’une alliance entre différents secteurs sociaux, territoriaux, syndicaux et ethniques. Pour de nombreux secteurs sociaux, comme l’a démontré le politologue Hervé Do Alto (voir, entre autres, Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir, en collaboration avec Pablo Stefanoni, 2008, Ed. Raisons d’Agir), les listes électorales du MAS – élaborées avec un mélange de participation des militants de base et de décisions présidentielles venues du haut – sont une manière assez efficace de garantir l’accès à l’Etat et d’assurer l’« autoreprésentation » politique de classes populaires. Cela explique, entre autres raisons, que les projets venus du monde intellectuel qui ont proposé de renouer avec les promesses initiales de ruptures anticapitalistes et indianistes n’ont pas prospéré.

Récemment, en évoquant la phase actuelle, le vice-président García Linera a défendu le rôle de l’Etat, ainsi qu’une certaine vision pragmatique : « Tant que n’apparaissent pas des initiatives communautaires venant de la société, nous devons travailler avec ce qui existe, et ce qui existe ce sont des entrepreneurs qui doivent se renforcer, grandir et générer plus de richesses. Enlevez-vous cette idée de la tête, selon laquelle il arrivera un moment où le gouvernement se radicalisera et étatisera l’ensemble de l’économie. Cela n’arrivera pas. Ce fut un échec et ce n’est pas du socialisme. L’étatisation des moyens de production a mené à un type de socialisme bâtard et raté. Nous ne referons pas cette erreur. Nous ne répétons pas l’expérience de la gauche bolivienne des années quatre-vingt, nous ne répétons pas l’URSS. »

Puis il a défini les tensions internes du projet à partir d’une lecture mêlant Antonio Gramsci et Ernesto Laclau : « Si un projet en reste à son noyau original, il s’agit de domination et d’imposition. S’ouvrir de telle manière que les autres secteurs peuvent s’approprier ton projet et s’imposer à toi est un risque propre à tout processus de construction d’une hégémonie. C’est pourquoi c’est une bataille. En incorporant ton adversaire à ton projet universel, celui-ci ne se retranche plus dans son fief et il ne pourra plus générer de contre-pouvoir. Le risque est que ton adversaire soit suffisamment habile et intelligent pour qu’au sein même de ton projet, il parvienne à rendre hégémonique son propre projet au sein du bloc historique d’alliance. »

Enfin, je voudrais terminer sur une réflexion sur Evo Morales qui devra décider s’il doit se présenter à nouveau en 2019. Un film documentaire sur la première étape du MAS au pouvoir s’appelait Hartos Evo hay aqui, en français : Il y a plein d’Evo. Il serait difficile de soutenir cette idée aujourd’hui : comme l’a montré l’historien bolivien Pablo Quisbert, cette idée selon laquelle Evo est un paysan parmi d’autres qui est arrivé au Palais présidentiel a évolué vers une idée d’exceptionnalité, de personne destinée à être un leader… Si bien qu’aujourd’hui, il n’y a qu’un seul Evo ici… Et il sera difficile de le remplacer comme candidat.

Dans le monde bigarré du MAS, Morales est actuellement le seul élément qui peut le maintenir uni, il est la clé de voûte de l’édifice du parti. Mais la viabilité de ce processus de changement repose également aussi sur l’économie, dans un contexte bien plus incertain que lors des années précédentes.

Il est évident que la Bolivie a avancé sur le chemin de la décolonisation, mais pas dans le sens qu’ont imaginé certains penseurs post- ou dé-colonialistes qui pensent l’indigène comme une pure altérité. Il s’agit bien plus d’un métissage « chexe », selon le mot de la sociologue Silvia Rivera ; un métissage bigarré.

L’architecture andine de El Alto se présente comme un bon exemple visuel de cela. Cette décolonisation a deux chemins : la mobilité sociale à travers l’accès à l’Etat et la voie du marché. A titre d’exemple on peut citer le cas des fils de commerçants aymaras qui accèdent à la prestigieuse université privée qu’est l’université Catholique de La Paz. L’autre chemin est illustré par des commerçants aymaras qui s’intègrent aux réseaux globaux, parvenant ainsi à faire des affaires jusqu’en Chine.

La décolonisation est le siège d’une tension constitutive, entre l’intégration et la différence, et dans le mélange entre ces pôles se trouve le chexe. La construction du satellite Tupac Katari ou l’impressionnant téléphérique qui relie El Alto à La Paz sont les grands travaux qui synthétisent l’imaginaire de « grand bond en avant » qui se présente dans la vision du pays d’Evo Morales. Sans aucun doute, cet imaginaire charrie bien des illusions développementalistes… dans le sens où la Bolivie n’est pas la Corée du Sud : elle ne possède ni l’Etat, ni les élites ni le système éducatif pour avancer sur ce chemin-là, au-delà de l’appréciation que nous pouvons avoir sur le fait que ce chemin soit désirable ou non.

Il ne fait aucun doute que la Bolivie a changé. L’auto-estime indigène et l’auto-estime nationale sont aujourd’hui palpables, ce qui était loin d’être évident quinze ans auparavant. Mais, dans ce laboratoire, personne – pas même les laborantins qui mélangent les liquides et réalisent les expériences – ne peut savoir quel sera le résultat final. Nous n’avons plus le vent de l’histoire dans les voiles… (22 mai 2015. Intervention de Pablo Stafanoni, dans le cadre du Forum international qui s’est déroulé à l’UNIL de Lausanne. Cette intervention a été faite au sein de l’atelier portant sur diverses expériences dites progressistes en Amérique latine (du Sud), telles que le Brésil, l’Uruguay, le Chili de la Concertation)

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