Cette pensée résume à peu près le vécu existentiel d’Alain Philoctète pendant ses douze années passées à l’extérieur de son pays. En lui s’est développé doublement ce désir de penser, d’abord la réalité de sa nation, c’est-à-dire avant tout les conditions de son peuple, l’épouvante situation sociale dans laquelle chaque lueur d’espoir se confond à des lumières blafardes de luciole, sitôt disparues. En lui, cette pensée devient contraignante car elle incarne une réflexion sur les raisons de l’exil, sur les raisons de son existence « à l’extérieur », extérieur de sa terre, extérieur de soi, de ses racines, d’une mémoire renouvelée du terroir.
C’est ce vécu de l’exil qu’Alain s’est fait sien, qu’il a, pour ainsi dire, assumé dans sa chair pour pouvoir le vivre pleinement, dans la souffrance, certes, mais surtout dans sa vérité.
L’exil devient, malgré nous, le lieu de réflexion, de ressentiments, de blessures ouvertes, toujours à cicatriser dans le désir vague et évanescent d’un retour au pays natal. C’est cet exil-là qui l’a nourri, l’a muri, a exacerbé chez lui, de manière ontologique, le sens profond d’un chez soi perdu, d’une tristesse insurmontable.
Mais pour Alain, l’exil n’était pas que cela. Cet inexorable sentiment qui le poussait toujours à regarder du côté de sa terre, à suivre de manière compulsive, quotidiennement, les nouvelles, à réfléchir de façon intense sur les raisons des malheurs de son pays, était aussi une occasion de rencontrer l’Autre, de se solidariser avec d’autres luttes d’émancipation. Ainsi se développaient des liens de solidarité avec d’autres organisations, en particulier avec les camarades du Nouveau Cahier du Socialisme (NCS), dont le principe de justice sociale guidait l’action. Il avait compris que l’essence même d’une lutte d’émancipation trouve son expression dans les multiples formes du combat internationaliste pour la libération des peuples et de l’humanité.
Et au sein de ses réflexions, qu’il partageait avec nous souvent tard dans la nuit, se trouve une préoccupation constante : comment arriver à une émancipation complète du peuple haïtien, où trouver le principe à partir duquel la lutte devrait se développer ? À première vue, si l’on considère les problèmes structurels et historiques qui font obstacles à tout changement réel dans la situation actuelle du pays, la réponse à ces questions n’est pas évidente.
Et si l’on évite toute perspective volontariste, simpliste, voyant seul dans les individus des vecteurs de changement, c’est-à-dire en prenant en considération les mécanismes concrets : politiques, économiques, idéologiques, culturels rendant possible la reproduction du système social archaïque de l’oppression qui gouverne nos vies et notre existence, alors seulement pourrions-nous découvrir le principe rationnel dissimulé au sein de notre histoire et qui explique notre présent.
Dans cette voie, Marx devient incontournable, non pas parce qu’il a émis des vérités qui seraient immortelles ou transhistoriques, mais parce que se trouve au sein même de ses analyses (particulièrement dans son analyse de la marchandise) une approche théorique permettant le dévoilement de ce qui constitue le pouvoir réel du système capitaliste : l’aliénation.
Pour Alain, c’est cette approche théorique qui constitue la véritable contribution de Marx dans les luttes d’émancipation, et c’est pourquoi pour lui, particulièrement pendant les dernières années de sa vie, le courant de la Critique de la valeur prenait une importance capitale parce que cette critique se veut un dépassement du marxisme dogmatique, et également une ouverture vers la compréhension d’autres réalités, et en particulier notre réalité, héritage du colonialisme et dominée aujourd’hui par ce que le sociologue péruvien Anibal Quijano appelle la « colonialité », c’est-à-dire « l’exploitation de la force de travail, la domination ethno-raciale, le patriarcat et le contrôle des formes de subjectivité (ou imposition d’une orientation culturelle eurocentriste. »
La critique de l’eurocentrisme en tant que ce dernier se manifeste dans toutes les sphères, non seulement du pouvoir, mais également du savoir, de l’esthétique, dans les formes de l’existence sociale, est en réalité une critique de l’aliénation qui prend la forme d’une dépossession de soi, de son histoire, de sa culture, de ses traditions. Le racisme est, en ce sens, l’expression la plus complète de la colonialité parce qu’il ne justifie pas seulement la domination mais est également porteur d’un projet génocidaire, d’éradication de tout de qui est hors de la « race » blanche.
Pour les peuples du Sud qui ont connu l’esclavagisme, le colonialisme et qui sont maintenant sous l’emprise du néocolonialisme, la critique de l’eurocentrisme, la perspective de développer une société hors de toute colonialité, de créer et de penser des relations sociales émancipées sont aujourd’hui les éléments constitutifs de toute lutte de libération. C’est pourquoi, la pensée d’auteurs et militants comme Aimé Césaire, Frantz Fanon, Albert Memmi, WEB Dubois, Steve Biko, Amilcar Cabral, Malcom X, Orlando Patterson, etc., reste actuelle, nous interpelle incessamment. Cette pensée se renouvelle et s’approfondit au moment présent dans les œuvres de nombreux penseurs, dont le jeune et brillant philosophe Norman Ajari.
Alain était de ceux et celles qui attribuaient à la culture populaire haïtienne une force de résistance, de renouveau, d’où l’importance pour lui des lakous en tant qu’organisations qui reproduisent des savoirs, des pratiques historiques, harmonisant la nature avec la vie sociale. Pour lui c’était aussi un espace d’apprentissage de la décolonialité.
Il était parvenu à ce point de sa réflexion quand il s’est éteint, terrassé par la maladie qu’il combattait depuis plusieurs années.
Nous saluons sa mémoire qui reste avant tout un modèle invitant à penser autrement la réalité de notre pays d’origine.
Alain Saint-Victor, le 2 juin 2020.
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