Tiré du blogue de l’auteur.
C’est l’histoire d’une citation victime de son succès : « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme ». Il est du dernier chic de l’asséner comme la vérité ultime de l’époque : le capitalisme – qu’on se garde bien de définir au passage[1] – est un système si mauvais et destructeur, mais aussi tellement profondément ancré dans le fonctionnement de nos sociétés et dans nos imaginaires, qu’on n’en sortira pas autrement que les pieds devant.
Voilà un terrible paradoxe. Jameson, auteur en 1961 d’une thèse sur Sartre et devenu un analyste incontournable des manifestations culturelles du capitalisme tardif, a consacré sa carrière intellectuelle à rappeler l’absolue nécessité d’« historiciser » : comprendre une œuvre passe par l’exploration du contexte, avec lequel elle interagit. Et le voici justement réduit à une phrase choc, sans histoire ni contexte, pour penseurs et penseuses critiques de pacotille.
Paralysie intellectuelle
Le paradoxe n’est qu’apparent et donne raison à Jameson lui-même : l’ignorance du contexte et de l’histoire est devenue le trait principal de notre appréhension collective du monde.
Faire l’impasse sur le (con)texte de la trop célèbre citation n’en est pas moins regrettable. D’autant que l’article dont elle provient, un compte rendu de lecture publié en 2003 dans la New Left Review, fournit des clés pour saisir la pensée de Jameson. Ce dernier part de deux livres issus de séminaires organisés à Harvard par l’architecte star et théoricien de l’urbanisme Rem Koolhaas. On y trouve une réflexion collective sur l’évolution récente du phénomène urbain, entre marchandisation des villes et frénésie de la construction et reconstruction permanente. Jameson, après un rapide survol du contenu des deux volumes, tente de le passer au tamis de sa grille théorique. Intervient alors la fameuse citation (complète) :
« Quelqu’un a dit un jour qu’il était plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme. On peut maintenant corriger cela et assister à la tentative d’imaginer la fin du monde comme moyen d’imaginer le capitalisme[2]. »
Au risque de l’autoplagiat, Jameson reprend une idée déjà formulée en 1994, dans The Seeds of Time : « Il semble plus facile pour nous aujourd’hui d’imaginer la dégradation permanente de la Terre et de la nature que l’effondrement du capitalisme tardif[3]. » Au début du 21e siècle, son constat demeure : nous sommes devenus incapables de penser l’avenir autrement que comme la répétition d’un présent insoutenable. Et 20 ans plus tard, le succès éditorial de la collapsologie fait figure de symptôme parmi d’autres de la persistance de cette difficulté contemporaine à penser l’histoire humaine autrement que comme une fin.
Incertitude spatiale
Contre une telle paralysie intellectuelle et politique, l’article de 2003 avance une solution en forme de synthèse de l’œuvre de Jameson : il faut redonner un sens à l’histoire, une histoire dont l’humanité serait actrice, fruit d’une projet collectif. L’injonction rappelle la proximité de son auteur avec une tradition marxienne hétérodoxe inaugurée par le premier Lukács et poursuivie par l’École de Francfort et les situationnistes.
On peut trouver le remède un peu vague. Mais le diagnostic compte autant que le remède. Mieux : reconnaître le problème constitue déjà un geste intellectuel et politique, un pas de côté amorçant un changement. Acquis à cette idée, Jameson s’est appliqué durant plusieurs décennies à identifier les traits de la postmodernité, époque coïncidant avec le développement du capitalisme post-fordiste.
Géographes et urbanistes retiendront, dans son ouvrage majeur Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, la description du Westin Bonaventure. L’hôtel de 33 étages, construit à Los Angeles dans les années 1970, garantit à qui le visite une expérience déroutante. Ses entrées latérales ne mènent pas toutes au même étage, ascenseurs de verre et escalators offrent le spectacle d’un mouvement perpétuel, on ne trouve pas la réception sans aide et, depuis l’extérieur, l’immense structure en verre renvoie un reflet déformé des bâtiments alentour.
Bref, impossible de saisir la logique de l’ensemble. L’hôtel conçu par l’architecte John Portman résume le monde contemporain, dans lequel nous peinons à nous situer au sein d’un gigantesque réseau de communication qui semble infini et sans hiérarchie. Plus possible de se former une image mentale du monde comme totalité, d’en produire ce que Jameson nomme une « cartographie cognitive ». En constant changement et privé de grand récit explicatif, le monde contemporain est insaisissable et génère une incertitude permanente.
Le cinéma paranoïaque des années 1970, analysé dans La Totalité comme complot, témoignait déjà de la manière dont l’imaginaire du complot vient combler le manque de repères sociopolitiques de l’époque. Plus récemment, les films de zombies ont dépeint le déficit de sens dont souffrent les sociétés occidentales contemporaines et les remèdes qu’elles tentent d’y apporter.
Littérature, cinéma, urbanisme, la pensée foisonnante de Jameson déroute parfois, stimule toujours. Proche par bien des aspects de la notion de « modernité liquide » de Zygmunt Bauman, sa critique de la postmodernité est incontournable pour espérer sortir de l’ornière intellectuelle, culturelle et politique de ce début de siècle.
Notes
[1] Essayons, pour la peine. Le capitalisme est un système économique et politique dans lequel l’humanité se soumet aux exigences de la marchandise. Non seulement les individus consacrent l’essentiel de leur temps à produire (via le travail salarié) et à consommer des marchandises. Mais la logique marchande – échange monétisé, efficacité, quantité, performance – colonise leur vie, des vacances à l’activité physique en passant par la nourriture et les relations amoureuses.
[2] Traduction approximative de : « Someone once said that it is easier to imagine the end of the world than to imagine the end of capitalism. We can now revise that and witness the attempt to imagine capitalism by way of imagining th end of the world. »
[3] « It seems to be easier for us today to imagine the thoroughgoing deterioration of the earth and of nature than the breakdown of late capitalism. »
À lire
Fredric Jameson, « Future City », New Left Review n°21, 2003.
Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme, ENSDBA, 2007 (trad. Florence Nevoltry, édition originale : 1991).
Fredric Jameson, La Totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain, Les Prairies ordinaires (trad. Nicolas Vieillescazes, édition originale : 1992).
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