La taxe du carbone, un enjeu de classe [2]
Le premier ministre Trudeau a imposé une taxe de 10$ en 2018 qui doit s’élever de 10$ par année pour atteindre 50$ par année en 2022. Il est même envisagé une nouvelle hausse après cette année-là. Sa proposition prévoit que les sommes récoltées pour cette taxe seraient redistribuées à la population. Le Parti libéral du Canada et l’ensemble des partis fédéraux qui reprennent l’essentiel de cette proposition font du signal prix l’un des éléments importants dans la lutte pour la réduction des GES. Il faut voir que cette politique s’inscrit dans un tournant pris par certains secteurs de la classe dominante et comprendre les fondements et les dangers que représente cette proposition pour le mouvement de lutte contre le basculement climatique.
Aux fondements de la taxe carbone, sa logique et son impasse
La taxe carbone s’appuie sur l’hypothèse qu’imposer un prix au carbone envoie un signal qui permet d’une part aux entreprises de prendre des décisions visant à renouveler leur processus de production pour diminuer les émissions de GES et aux particuliers pour qu’ils optent pour des dépenses plus sobres en carbone .
En fait, ce qui est constaté jusqu’à maintenant, c’est que cette hypothèse du signal-prix sur la transformation des procédés de production ou des habitudes de consommation n’est pas nulle, mais est très peu efficient. Plus, on voit que les couches de la population qui sont responsables de plus d’émission de GES, les grandes entreprises et les plus riches, réagissent peu à une pareille taxe, car leurs revenus leur permettent de payer cette taxe sans transformer leurs habitudes de consommation ou leurs procédés de production. Cela est d’autant plus vrai, que ce sont les entreprises les plus polluantes qui se voient accordées le plus souvent des passe-droits. D’autre part, le niveau fixé est tellement bas jusqu’ici, que les pressions à abandonner le carbone ne sont pas effectives. Alors pourquoi, s’entêter à imposer une taxe carbone avec une redistribution des sommes recueillies ?
En bref, comme l’écrit Daniel Tanuro : « cette proposition de taxe du carbone n’est au fond rien d’autre qu’une variante populiste de la doctrine néolibérale selon laquelle la destruction de l’environnement peut être combattue : i sans remettre en question l’accumulation capitaliste ; ii sans fixer des objectifs contraignants en termes de réduction des pollutions ; iii sans pratiques collectives innovantes génératrices de valeurs culturelles nouvelles ; iv. simplement en donnant aux facteurs de destruction un prix de marché qui amènera les entreprises à réorienter leurs investissements et les consommateurs et consommatrices individuels à changer leurs habitudes. [La taxe-dividende sur le CO2 : menaces sur la droite, piège pour la gauche (I) - https://www.pressegauche.org/La-taxe-dividende-sur-le-CO2-menaces-sur-la-droite-piege-pour-la-gauche-I]
L’oligarchie dominante veut garder l’initiative sur la question des problèmes liés aux changements climatiques
La classe dominante est divisée face au réchauffement planétaire. Il existe encore des climatosceptiques comme Trump qui prétendent qui s’agit là de l’hystérie d’une partie des élites qui exagèrent la situation et qui jouent le jeu des ennemis de la libre entreprise. Au Canada, Maxime Bernier ou Andrew Scheer, partagent ce point de vue. Ces politiciens voient l’avenir du Canada sur la scène internationale comme celui d’une puissance pétrolière qui doit continuer à développer cette industrie, en n’hésitant pas à exploiter le pétrole sale tiré des sables bitumineux. Ils rejettent la taxe carbone et promettent son abolition s’ils prennent le pouvoir.
Mais des secteurs éclairés de la classe dominante (y compris des entreprises pétrolières et gazières) ont compris qu’avec le réchauffement climatique et les catastrophes qui se multiplient, il serait de plus en plus impossible de soutenir des positions climatosceptiques. Le danger principal serait de laisser aux États sous les pressions citoyennes, la possibilité d’imposer des réglementations de plus en plus contraignantes, qui pourraient aller jusqu’à provoquer une totale dévalorisation de leur capital. Ce secteur vise les objectifs suivants : a. donner l’initiative aux entreprises et favoriser l’autoréglementation à ces dernières en matière de contrôle des émissions de GES ; b. réduire puis éliminer les mesures contraignantes qui pourraient être prises par les États et construire leur hégémonie sur la lutte aux changements climatiques ; c. arracher l’initiative au secteur public et au contrôle citoyen dans la mise en œuvre de mesures visant à contrer les changements climatiques. Il ne s’agit pas de complot, mais de défense bien comprise de leurs intérêts de classe.
Un exemple. Si le mouvement de lutte contre le réchauffement climatique imposait une loi pour interdire l’exploitation pétrolière et son transport, cela signifierait des pertes nettes considérables pour ces entreprises et pour le capital financier qui y est investi. Les grandes entreprises au Canada n’ont pas cessé de s’attaquer aux régulations contraignantes. Pour faire face à la montée des mesures contraignantes, il était nécessaire de leur opposer la stratégie du marché (soit un prix du carbone ou un système d’échanges des droits d’émission) comme l’axe central par lequel devait passer cette lutte aux changements climatiques.
Mais imposer la taxe carbone comme colonne vertébrale de la lutte aux changements climatiques a donc une dimension stratégique essentielle. Avec la taxe carbone, la transition énergétique est ainsi placée sous le contrôle des multinationales. Ce serait donc les entreprises privées et non le secteur public qui serait appelé à avoir la direction sur les initiatives à prendre pour faire face au réchauffement climatique.
Pourquoi la proposition Trudeau propose-t-elle des remises des sommes perçues ? La taxe carbone est une taxe indirecte profondément régressive. L’intérêt de remises croissantes est qu’elle permet de porter la taxe à un niveau plus élevé et d’entraver le développement du mécontentement au sein de la population en donnant une compensation monétaire aux personnes qui ne se sentent pas principales responsables de la pollution. Mais ces remises permettent de faire payer la majorité populaire qui ne sera jamais complètement compensée alors que les inégalités et une fiscalité de plus en plus régressive permettent le transfert des richesses vers les sommets de la société.
Au Québec, la bourse du carbone, Système de plafonnement des droits d’émissions (SPEDE) - sa logique, son inefficacité
« Plusieurs gouvernements nationaux et sous-nationaux ont mis sur pied un marché du carbone.(…) Les entreprises doivent se procurer des « permis de polluer », que l’on appelle des droits d’émissions ou des unités d’émission sur un marché réglementé par l’État. On parle de marché du carbone parce que les droits d’émissions constituent une marchandise. Autrement dit, on peut acheter ou vendre le droit d’émettre du carbone dans l’atmosphère à peu près comme on le ferait pour des obligations ou des actions sur les marchés financiers. » [3] Une entreprise qui fait plus d’émissions de GES que les droits reçus doit abaisser ses émissions en deçà des quotas fixés. Au contraire, si une entreprise reçoit un surplus de droits, à cause d’une diminution précédente de ses émissions, elle peut vendre ses droits à une autre entreprise qui n’en aurait pas suffisamment. C’est ainsi que s’instaure un marché des droits de polluer et une bourse de carbone pour régulariser ce marché.
Au Québec, une bourse du carbone (dénommé Système de plafonnement des droits d’émissions) (SPEDE) a été mise sur pied en janvier 2012. Les objections liées aux SPEDE sont nombreuses. Avec le SPEDE, les moyens de réduire les émissions de GES sont définis par les entreprises privées par le jeu de l’offre et de la demande plutôt que d’être le résultat de décisions collectives. Les déclarations sur les émissions relèvent des entreprises sans qu’il soit possible de mesurer avec exactitude les émissions de GES. De plus la fixation du prix d’une tonne de carbone par le marché est relative à la situation de l’économie. En cas de crise économique « l’économie tourne au ralenti et bien des entreprises diminuent leur production et n’atteignent pas les quotas de pollution. Ce qui crée une hausse de l’offre et donc une baisse du prix d’une tonne de carbone. » [4] Le signal-prix ne peut alors nullement compte de l’urgence climatique. Les décisions financières d’échanges des droits de polluer ne pourront pas provoquer les changements de structures requis dans les laps de temps souhaités et assurer le financement de la transition. En somme, plutôt que de favoriser les solutions collectives, le marché du carbone privilégie les solutions de marché et accorde l’initiative aux entreprises polluantes et au capital financier. [5] Le SPEDE a un caractère régressif, car il constitue une hausse indirecte de la taxe sur les carburants pour les consommateurs et les consommatrices.
Pourtant les résultats du SPEDE en termes de réduction des émissions de GES parlent d’eux-mêmes. En fait, le marché du carbone ne permet pas d’atteindre les cibles fixées même si elles sont en deçà de ce que préconise le GIEC. Le Québec n’a réussi qu’à le réduire les émissions de GES de 9,1% de 90 à 2016. Les émissions de gaz à effet de serre ont continué d’augmenter. Elles ont même particulièrement bondi en 2016 et 2017 dans les 100 usines les plus polluantes du Québec, et ce malgré les subventions fournies à ces entreprises par le Fonds vert. [6] Le gouvernement Legault a son arrivée au pouvoir a reconnu que les cibles de réduction de 20% par rapport à 90 pour 2020 étaient impossible à atteindre.
Pire, le 24 septembre dernier, Thomas Gerbet de Radio-Canada,nous apprenait que la CAQ avait rencontré les plus grands pollueurs du Québec, et que le gouvernement Legault leur promettait d’assouplir les règles pour le marché du carbone. Le gouvernement a répondu favorablement aux demandes de ces industries de ne pas réduire rapidement les allocations gratuites des droits d’émissions de gaz à effet de serre pour la période 2021-2023. Comme l’écrit le Conseil patronat de l’environnement du Québec (CPEQ) : « Il est essentiel que les droits d’émission distribués gratuitement demeurent assez élevés pour permettre aux entreprises québécoises de demeurer compétitives dans un marché international où les mécanismes de tarification de carbone peuvent être moins contraignants, voire inexistants ».
En somme, comme l’écrivent Louis Gaudreault et Éric Pineault : « Le recours à des mécanismes du marché pour lutter contre les changements climatiques ne peut donc que concourir à l’assujettissement de l’activité humaine à la finance qui résulte du processus de financiarisation. Il suppose en effet que toute solution éventuelle aux problèmes environnementaux soit d’abord approuvée par les marchés financiers et préalablement soumise à leurs critères de certification et de rentabilité. Il devient dans ce contexte difficile d’envisager qu’une société puisse prendre en main son devenir sans que ses actions soient auparavant rendues conformes aux modèles financiers qui transforment les produits de l’activité humaine en titres négociables. Pourtant, face aux nombreux problèmes que posent les marchés du carbone et à leur incapacité à offrir une issue durable à la crise écologique, la véritable solution à ce problème ne peut être que politique et résider dans une réappropriation par la société de sa capacité d’action face à la finance. » [7]
Ne pas plier devant les pressions du capitalisme vert – comprendre les fondements des prises de positions des gouvernements néolibéraux et des grandes entreprises
La destruction de l’environnement et les basculements climatiques ne peuvent être combattus sans remettre en question les fondements de l’accumulation capitaliste, sans fixer des objectifs contraignants, sans donner la priorité aux pratiques collectives innovantes génératrices de valeurs culturelles nouvelles liées aux mobilisations populaires.
« La crise écologique a pour cause principale la dynamique capitaliste d’accumulation. Celle-ci est inséparable d’une économie basée sur la concurrence pour la production de survaleur. Les dangers terribles que cette crise fait peser sur l’humanité ne peut être conjurés que par des mesures anticapitalistes radicales permettant, en résumé de produire moins, autrement, autre chose et de partager plus pour vivre mieux… de la vraie richesse que sont les relations humaines. » [8]
Québec solidaire doit défendre la position qu’il a toujours défendue jusqu’ici et rejeter (encore une fois) la perspective de réformer et promouvoir le marché du carbone comme instrument de lutte aux changements climatiques.
Les solutions possibles passent par le dépassement d’une logique néolibérale
La transition implique de modifier radicalement le système énergétique par la sortie des énergies fossiles et le développement d’énergies renouvelables, de passer à un système de transport collectif gratuit permettant de mettre derrière nous la domination du complexe autopétrole, de passer d’une agriculture industrielle polluante à une agriculture de proximité visant la souveraineté alimentaire, de transformer notre système d’alimentation, d’éviter toutes les formes de pollution, d’en finir avec le pillage sans fin des ressources naturelles et de savoir protéger la biodiversité. Il faudra surtout que le mouvement populaire arrache l’initiative de la lutte aux changements climatiques des mains du capital financier.
Pour opérer une telle transition, il faut mettre l’accent sur la décision citoyenne, collective et démocratique qui pourrait imposer la centralité de mesures contraignantes : un calendrier pour mettre fin à l’extraction du pétrole, du gaz et du charbon, la fin des subventions aux énergies fossiles et l’imposition d’une réduction puis la fin de la production de voitures fonctionnant aux énergies fossiles, le développement public, collectif et démocratique des énergies renouvelables, des campagnes massives de travaux publics pour faire des habitations économes en énergie pour les résident-e-s, les industries et les immeubles commerciaux, le développement du transport en commun et l’électrification des transports collectifs, la réduction du transport de marchandises par camion et l’investissement ans les infrastructures ferroviaires et portuaires afin de favoriser une utilisation accrue du transport par train et par bateau …
Le financement de ces initiatives passe par la mise en place d’une fiscalité plus redistributive : fiscalité plus lourde pour les banques, les grandes entreprises et les grandes fortunes ; taxer les transactions financières et lutter contre l’évasion fiscale et le recours aux paradis fiscaux. Des propositions concrètes à cet égard ont déjà été élaborées, il s’agit de les reprendre et de montrer leur importance dans le contexte du financement de la lutte aux changements climatiques.
Un plan de transition économique et énergétique ne sera pas le simple produit d’une action gouvernementale d’un gouvernement progressiste. Il nécessitera pour pouvoir être mis en œuvre l’appui d’un large mouvement social mobilisé et organisé dont les prémisses sont déjà en train de se mettre en place.
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