Le Canada est un pays à haute immigration légale (20% de sa population) [3]. Il accepte chaque année l’équivalent de près de 1% de sa population (0.8%) [4]. Ces pourcentages sont toutefois sensiblement moindres pour le Québec (13% et 0.6%) [5]. La capacité de rétention du Québec est une très sensible pomme de discorde [6]. La combinaison d’une relative moindre immigration et d’un plus rapide vieillissement [7] par rapport aux autres provinces entraînent le lent déclin démographique du Québec [8]. Ce qui en rajoute à son moindre dynamisme économique [9]. La perte de rapport de forces qui s’ensuit pour une nation opprimée, mais dotée du demi-État provincial le plus important derrière celui de l’Ontario, pose plus que jamais l’option de l’indépendance nationale avant de s’enfoncer plus profondément dans la spirale du déclin national auquel le voue l’axe Ottawa-Toronto-Calgary.
Front national indépendantiste ou nationalisme ethnique, that is the question
Pour construire ce front national pour l’indépendance s’impose le ralliement des nationalités non « de souche » lequel se construit sur la base d’un projet de société en plus d’être seul en mesure de développer l’appui nécessaire hors Québec. À moins de s’engoncer dans le nationalisme ethnique du statu quo socio-politique qui, s’il ne conduit pas vers la défaite et à terme à la disparition, aboutira au mieux à un enfer bosniaque. En rajoutent les victoires politiques du racisme et de la xénophobie aux ÉU et en Europe sur fond de dévastation guerrière et néolibérale de leur Sud périphérique. En découle un flot de réfugiés qui ne pouvant plus survivre à la dynamique engendrée par l’impérialisme et ses sbires locaux cognent à la porte de l’Empire.
Jusqu’ici le Canada et le Québec, grâce à leur situation géographique et à une entente mesquine de « pays tiers » avec les ÉU, ont échappé à ce flot quitte même à se parer à bon compte d’une générosité bien modeste et contrôlée envers ceux et celles de Syrie. La persécution étasunienne de leurs onze millions de sans papier entraîne déjà le début d’un flux clandestin de réfugiés au Manitoba et au Québec [10]. La capacité d’accueil canadienne et québécoise pourrait être mise sérieusement à l’épreuve. L’enjeu d’un choix stratégique pour l’indépendance en deviendrait plus pressant avant que d’irrémédiables mauvais plis ne soient pris à jamais. La tuerie islamophobe de Québec [11] a démontré l’urgence de s’y mettre sans plus tarder.
Distinguer critique de l’islam comme religion de celle de l’islamisme comme politique
Le philosophe Charles Taylor, ex président de la la commission sur les accommodements raisonnables, tourne sa veste pendant que tant la Chambre des communes à Ottawa [12] que l’Assemblée nationale à Québec se déchirent [13], suite au meurtre de six croyants musulmans par un Québécois de souche devenu loup terroriste non organisé de l’extrême-droite, à propos de l’islamophobie. Même le terme fait débat ce qui oblige à la précision. L’islamophobie signifie, comme le mot l’explicite, une phobie de l’islam, donc de la religion musulmane, phobie qui peut dégénérer en haine et celle-ci en haine meurtrière. Ce n’est donc pas une phobie de l’islamisme, donc du fondamentalisme musulman, ce à quoi veut le réduire le commentateur « gauche efficace » Christian Rioux à la suite de Pascal Bruckner [14], et encore moins du djihadisme. Ainsi l’islamophobie deviendrait acceptable en n’étant pas une forme de racisme contre la population identifiée à tort ou à raison à la religion musulmane [15].
Les tenants de la lutte contre l’islamophobie ont par contre tout intérêt à ne pas être assimilés à des défenseurs de la religion. Cette indispensable critique du dogme religieux, de la morale et de la pratique en découlant doit être faite du point de vue des droits fondamentaux et sociaux, ceux des femmes en particulier. Cette critique, cependant, est à bien distinguer du droit de professer et de pratiquer une religion au sein de la société civile, droit pleinement reconnu par le principe de la laïcité. Par contre, cette neutralité de l’état vis-à-vis les religions, l’athéisme et l’agnosticisme a comme contrepartie la stricte séparation entre religion et état, ce qui signifie pas de crucifix à l’Assemblée nationale, pas de prières au début des réunions des conseils municipaux et surtout la suppression des écoles religieuses. Reste la question controversée du port de vêtements ou signes à sens religieux ou pouvant l’être par (certains) fonctionnaires, zone grise si l’en est entre laïcité et droit d’expression.
Critiquer la religion... en son temps et dans le cadre de la lutte contre la discrimination
Par exemple, on aura noté que la mosquée victime de l’assassinat collectif ségréguait les hommes des femmes et enfants, ce qui paradoxalement a sauvé ces dernières de la mort, à l’inverse du massacre sexiste de Polytechnique en 1989. Cette ségrégation pré Révolution tranquille est à critiquer indépendamment qu’elle soit ou non corroborée par le dogme. Il en est de même pour le voile, tradition orientale pré-islamique qui a tout à voir avec l’infériorisation des femmes quel que soit le motif et l’espace de liberté des femmes qui le portent. Évidemment, en pays de culture chrétienne-catholique, le parallèle avec le rejet des femmes de la prêtrise donc de la direction du catholicisme, et ses corollaires à propos du mariage indissoluble et du rejet de l’avortement, est absolument à faire sauf à passer pour des gens voulant s’en prendre aux minorités pour protéger la religion qui reste dominante.
Bien sûr, il y a un temps pour chaque chose. L’après-choc de la tuerie de Québec n’est pas celui de la priorité à donner au combat pour la laïcité et à la critique de la religion. Il y a aussi une époque pour chaque chose. Le XXIiè siècle, depuis l’attaque terroriste djihadiste du World Trade Center, est celle de la prééminence de l’islamophobie, c’est-à-dire du racisme contre les populations présumées musulmanes, qui a supplanté l’antisémitisme, le tout sur fond d’un racisme envers les populations noires, enraciné dans l’ère coloniale, qui ne se dément pas. Dans le cas du Québec, ces tares sont amplifiées par une insécurité nationale bien entretenue par le Quebec bashing. Il faut plutôt critiquer dans un premier temps la discrimination à l’égard des croyants musulmans eut égard aux lieux de culte et aux cimetières. Ensuite et surtout s’attaquer à la discrimination systémique en matière d’emploi et de logement - car si jamais le racisme n’est pas systémique comme certains le prétendent, la discrimination, elle, l’est... et comprenne qui pourra - d’où découle la nécessité d’accorder aux instances appropriées les moyens de la mettre en échec tant en termes de sensibilisation de la population que de répression d’actes répréhensibles.
Ce nationalisme rendant aveugle et servant l’hypocrisie des Libéraux
À cette dialectique complexe, les Libéraux répondent par la résurrection du projet de loi 98 amendé [16] qui « modifiera l’admission aux professions et la gouvernance des ordres professionnels. Elle transformera également le poste de commissaire aux plaintes pour en faire un commissaire à l’admission aux professions. Les ordres professionnels devront également mieux représenter la diversité de la société québécoise. ». En contre-partie, il reporte le projet de loi 62 [17] limité, en ce qui a trait au port vestimentaire, à l’obligation du visage découvert « par souci de communication, de sécurité et d’identification, et non pour des motifs ayant trait à la religion » [18]. Le PQ, avec la CAQ [19] et Québec solidaire [20], rétorque par le renforcement du projet de loi 62 au niveau de la commission Bouchard-Taylor, c’est-à-dire « d’interdire aux personnes au service de l’état exerçant une autorité coercitive (juges, policiers et procureurs, notamment) de porter des signes religieux » [21]. Le PQ y ajoute toute une batterie de propositions de mesures anti-discrimination [22] pendant que Québec solidaire propose une Commission sur le racisme systémique [23] et la CAQ rien du tout.
N’importe quel citoyen lambda sensible un tant soit peu à l’islamophobie ambiante, dont la femme voilée peu ou prou est l’angoissant point d’orgue, sensibilité démultipliée jusqu’au Cri d’Edvard Munch par le meurtre collectif de la mosquée de Ste-Foy, se rend compte qu’il faut remiser pour un bon bout de temps sinon à jamais toute législation visant directement ou indirectement la religion musulmane, en fait la femme voilée. Au point de mettre au rancart toute réglementation concernant la laïcité [24] ou les accommodements raisonnables à teneur religieuse [25] devenus des mots codes parant l’islamophobie de respectabilité.
À cet égard, les Libéraux ont raison, malgré l’arrogance provocante du Premier ministre, de remiser le projet de loi 62. Selon la Commission des droits de la personne, un organisme gouvernemental, Concernant l’article 9 du projet de loi, qui concerne le fait de donner ou recevoir des services à visage découvert, la Commission a rappelé le malaise qu’elle a déjà exprimé quant à un projet de loi qui vise de façon indirecte un groupe particulier de personnes qui pour des motifs religieux ont le visage couvert, à savoir les femmes musulmanes portant le niqab. [...] La Commission s’inquiète. [26]
L’indépendante ONG Ligue des droits et libertés en tire la conclusion conséquente qu’il faut retirer la loi 62 et non simplement la retarder comme veulent le faire les (néo-)Libéraux, toujours prêts à surfer sur les divisions identitaires tout en laissant hypocritement l’initiative aux autres, et encore moins la « bonifier » comme le veut le trio CAQ-PQ-Solidaires :
La Ligue des droits et libertés (LDL) interviendra en commission parlementaire aujourd’hui pour demander le retrait du projet de loi 62. Elle considère que le projet de loi crée du profilage religieux de nature discriminatoire et va ainsi à l’encontre de la neutralité religieuse de l’état, qui vise au contraire à éviter toute forme de discrimination fondée sur des critères religieux entre les individus. [27]
Une commission sur le racisme nécessaire mais aussi dilatoire après le choc de Québec. L’heure est au combat contre la stigmatisation anti-musulmane laquelle prétexte la défense laïque quand ce n’est pas celle de l’égalité des genres. Cette stigmatisation est à pourfendre par des mesures concrètes contre la discrimination. On doit certes, dans un premier temps, soutenir la demande pour une Commission sur le racisme systémique demandée par la Coalition pour l’égalité et contre le racisme systémique composée d’une soixantaine d’organismes dont la centrale syndicale CSN, la Fédération des femmes du Québec (FFQ), Amnistie internationale, la Ligue des droits et libertés, Alternatives et Idle no more et appuyée par Québec solidaire... et le Parti libéral du Québec [28] :
« La commission Bouchard-Taylor est partie de craintes en partie infondées de la majorité et amplifiées par les médias. Nous, on propose de parler de la réalité des personnes racisées. De mémoire, ça n’est jamais arrivé au Québec qu’on mette en priorité la réalité des personnes racisées, a-t-elle affirmé, en conférence de presse. La commission Bouchard-Taylor, ç’a été de parler de nous [les personnes racisées]. Là, on veut parler AVEC nous. » Pour elle, c’est la démarche « absolument inverse ». [29]
De s’étonner les porte-parole de cette coalition :
« Le conseil général du PLQ a voté [une résolution en mai dernier] pour appuyer [une telle commission]. En ce moment, le gouvernement n’est même pas à l’écoute de ses propres membres », a dit Mme Nicolas, soulignant la contradiction du gouvernement Couillard. Durant la course à la chefferie du Parti québécois, Alexandre Cloutier et Paul St-Pierre Plamondon avaient également soutenu ce projet de commission, mais le PQ ne suit pas actuellement. À travers son député Amir Khadir, Québec solidaire a pour sa part déposé mercredi une motion pour que soit créée une commission sur le racisme systémique, mais celle-ci n’a pas été adoptée par les députés de l’Assemblée nationale, faute de consensus.
Une commission est toutefois une arme à deux tranchants. Si elle permet un débat public qui fait avancer les idées, à moins de déraper, elle peut servir à reporter des mesures à court terme que le drame de Québec impose mais qui heurte un nationalisme à fleur de peau. Si les Libéraux ont pris l’initiative de ces mesures avec le projet de loi 98, mais sur un seul aspect et sans remettre en question la mainmise des corporations professionnelles sur la reconnaissance des diplômes, Québec solidaire comme la CAQ sont aux abonnés absents.
Québec solidaire laisse le PQ cacher sa turpitude identitaire
De son côté, le PQ fait flèche de tous bois : ...le Parti Québécois suggère d’inclure, dans la Loi sur les normes du travail [projet de loi 98], une disposition qui interdirait aux employeurs d’exiger une expérience canadienne de travail préalable à l’obtention d’un emploi au Québec, comme le fait l’Ontario depuis 2013. De plus, il réclamera une application plus stricte des règlements et des amendes concernant les employeurs qui discriminent à l’embauche, ou les propriétaires pris en flagrant délit de discrimination au logement. [30] pour mieux s’opposer à la proposition d’une Commission sur le racisme systémique, avec laquelle tergiverse les Libéraux, quitte à diviser leurs propres rangs [31]. On a peine à croire que le cynisme des Libéraux irait jusqu’à faire traîner l’affaire pour en faire un enjeu électoral où ils se donneraient le beau rôle de vertueux (et hypocrites) parangons de vertu multiculturel en opposition à une populiste CAQ dont l’islamophobie suinterait de toutes parts laissant dans les câbles un PQ déchiré mais non moins envoûté par l’identitarisme, faute de stratégie indépendantiste et de vision sociale se distinguant du néolibéralisme.
Quant aux Solidaires, leur message de réforme sociale et démocratique serait botté hors de l’arène à moins, peut-être, d’avoir la force d’attraction d’un radicalisme à la Sanders c’est-à-dire d’être un réformisme à saveur anticapitaliste. C’est mal parti en ce qui concerne la lutte contre l’identitarisme avec un silence coupable à propos d’immédiates mesures anti discrimination pour se satisfaire de réclamer une commission certes nécessaire mais aussi dilatoire étant donné le contexte d’urgence posé par le massacre terroriste de Québec [32]. Ce faisant, la direction laisse l’initiative au PQ qui occupe seul le terrain des indispensables réformes immédiates cachant ainsi habilement sa turpitude identitaire qui le conduit à nier la réalité d’un racisme systémique au nom de l’unité nationale.
Vacuité de lutte sociale rassembleuse sur fond d’absence de projet de société
Le meilleur antidote à la discrimination découlant du racisme et de la xénophobie demeure certes la lutte commune, toutes et tous ensemble. Cependant, il y a longtemps que la scène sociale québécoise n’a été aussi vide et sans perspective de s’activer au point qu’il faille se contenter de rappel du Printemps érable d’il y a cinq ans. La défaite du Front commun de 2015 pèse de tout son poids sur les esprits militants sans qu’on ait le courage de secouer par les cornes la plaie béante de la capitularde bureaucratie syndicale qu’a cautionné la direction Solidaire par son silence et ses aternoiements [33]. La vacuité du combat social se conjugue à celle du projet social. Là non plus, Québec solidaire ne met pas l’épaule à la roue. Le congrès Solidaire de la fin mai, centré sur l’éternel débat des alliances, remet à l’automne celui de la plate-forme électorale alors que celle du PQ est connue depuis janvier.
Reste à comprendre le mystère de choisir une politique d’alliances sans se référer au cadre d’une plate-forme. Car le choix d’un projet de société conséquent avec la radicalité écologique du congrès de la révision du programme de mai 2016 aurait accouché d’une plate-forme incompatible avec le néolibéralisme identitaire du PQ tranchant de facto ce récurrent débat [34]. Si l’on se fie au débat conjoint d’une cinquantaine de personnes des trois importantes circonscriptions Hochelaga- Maisonneuve / Ste-Marie-St-Jacques / Rosemont suite au panel Internet du 8 avril présentant les trois options soumises au prochain congrès [35], l’option du rejet de toute entente avec le PQ l’emporterait haut la main quoique on sentait moult hésitations au moindre contre-argument tellement est forte la pression du trio consensus nationaliste - monopoles médiatiques - système électoral uninominal à un tour.
Malgré l’avertissement anti-raciste, le rejet Solidaire du PQ identitaire vacille
Ces militants, car ce sont surtout des hommes qui sont intervenus dans le débat, de ces trois comtés du « croissant fertile » montréalais ne sont pas un échantillon représentatif. La présentation de la représentante des « régions » du panel le laissait bien voir quoique celle de la représentante du regroupement anti-raciste du parti soulignait à double trait la non-acceptabilité de l’identitarisme du PQ. Mais le fait que l’option pro-entente ait été présentée conjointement par le porte-parole sortant et par le député Amir Khadir, non « de souche » tous les deux, neutralise quelque peu le message d’avertissement du regroupement anti-raciste tout en donnant à l’option pro-entente un poids médiatique que n’a pas l’option rejet présenté par un quasi inconnu des médias mais quand même membre à la fois de la Coordination nationale du parti et de la direction de Presse-toi-à-gauche, principale aile gauche du parti. Sauf que Presse-toi-à-gauche semble divisé car son analyste des grands débats au sein du parti propose plutôt une « troisième voie », en fait une version plus dure de l’option pro-entente [36].
L’affaire est donc loin d’être dans le sac d’autant plus que le message au parti de la nouvelle vedette du parti et candidat dans Gouin [37] est nettement favorable à l’option pro-entente [38] contrairement à ce que laisse croire son allusion aux « traîtres »... avec qui on peut toujours s’entendre par pragmatisme électoraliste. On ose croire que, comme lors des deux fois précédentes où le même débat fut tranché, le prochain congrès, fidèle à l’anti-libéralisme de la Déclaration de principes et à l’esprit du programme, rejettera encore une fois toute entente avec le PQ malgré l’absence d’un projet de société alternatif concret qui laissera momentanément un vide jusqu’à l’automne prochain.
À l’occasion de ce débat qui sera tranché lors du congrès de la mi-mai, il n’est pas exagéré d’affirmer que Québec solidaire joue le tout pour le tout : to be antilibéral or to be anti-Libéraux. Le premier choix ouvre le chemin de l’anticapitalisme, le second crée à terme le quatrième parti néolibéral de l’Assemblée nationale même s’il demeurait sa conscience sociale.
Marc Bonhomme, 10 avril 2017,
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca
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