Tiré de Médiapart.
Si ce n’est une rupture, cela s’en rapproche : lundi 31 janvier, la junte malienne a donné 72 heures à l’ambassadeur de France, Joël Meyer, pour « quitter le territoire national ». Une mesure radicale, extrêmement rare dans ce que Paris considère comme son « pré carré » en Afrique, qui, selon les autorités de Bamako, « fait suite aux propos hostiles et outrageux » tenus par Jean-Yves Le Drian.
Ces derniers jours, le ministre des affaires étrangères a multiplié les déclarations fort peu diplomatiques – pour ne pas dire acides, voire, comme le pensent de nombreux Maliens et Maliennes, paternalistes – à l’endroit du pouvoir militaro-civil issu de deux coups d’État successifs, en août 2020 et en mai 2021.
Sur RTL, le 28 janvier, Le Drian parle d’une junte « illégitime », dénonce « la confiscation inacceptable » du pouvoir par les militaires et fustige des « mesures irresponsables ». La veille, le Danemark avait été contraint d’annoncer le retrait de ses troupes (une centaine de militaires) tout juste déployées au Mali dans le cadre de la force européenne Takuba, placée sous commandement français et censée, à terme, suppléer la force Barkhane. Il s’agissait d’une exigence du pouvoir malien, qui n’avait jusqu’alors pas donné son consentement à ce déploiement.
Dans Le JDD, le 30 janvier, le ministre parle à nouveau d’« illégitimité » et évoque une « rupture du cadre militaire ». « La situation ne peut pas rester en l’état », conclut-il. Enfin, le 1er février, alors que Joël Meyer fait ses valises, Le Drian en remet une couche devant les député·es : « Qu’est-ce que c’est que cette junte qui veut rester au pouvoir encore cinq ans après y avoir passé deux ans après deux coups d’État successifs, et qui vient donner des leçons de Constitution ? […] Ce qui est sûr, c’est que nous n’allons pas interrompre notre combat contre le terrorisme. »
Cette dernière sortie a été perçue à Bamako comme un ultime affront. « Cette condescendance est inacceptable, vitupère un diplomate proche du régime militaro-civil ayant requis l’anonymat. La France montre là son vrai visage. Elle se croit encore chez elle au Mali, comme au temps de la colonisation. »
Les partisans de la junte notent que le ministre français est bien plus conciliant avec des régimes militaires ayant eux aussi rompu avec l’ordre constitutionnel ces dernières années – mais pas avec la France : au Tchad notamment, où Paris a très rapidement avalisé le coup d’État de Mahamat Idriss Déby en avril 2021, mais aussi en Égypte, où Le Drian semble n’avoir aucun problème avec la dictature du maréchal Abdel-Fattah al-Sissi.
Ce « deux poids, deux mesures » irrite au sein même du Quai d’Orsay, où certains diplomates jugent les déclarations de Le Drian contre-productives. « Nous sommes dans une escalade dangereuse, et le ministre, au lieu de calmer le jeu, jette sans cesse de l’huile sur le feu », déplore un cadre du ministère ayant lui aussi requis l’anonymat.
Interrogé par le site B2 le 31 janvier alors qu’il se trouvait à Bruxelles, Abdoulaye Diop, le ministre malien des affaires étrangères, a répondu à Le Drian (et à Florence Parly, qui a elle aussi multiplié les critiques à l’endroit de la junte) sans prendre de gants lui non plus : « On a effectivement ce sentiment d’un certain mépris. On ne nous écoute pas. Un ami peut toujours nous donner des conseils. Ils sont bienvenus. Mais pas de cette façon cavalière. Qui est M. Le Drian pour décider de la légitimité du régime ? Le Mali n’est pas une province de la France. Il faut que les gens sortent d’un certain paternalisme et d’une certaine condescendance. C’est aux Maliens de décider […] Nous voulons avoir un système de défense autonome, efficace, capable de répondre aux défis sécuritaires des Maliens. Et si la coopération ne s’inscrit pas dans ce cadre, alors, oui, je suis désolé, on va devoir dire : “Merci beaucoup. Mais votre aide n’est pas utile !” »
Voilà des mois que la tension monte entre les deux régimes. L’Élysée, irrité par l’incapacité d’Ibrahim Boubacar Keïta à sortir son pays du gouffre dans lequel il se trouve, avait (sans le dire officiellement) favorablement accueilli le coup d’État des militaires en août 2020. Mais le second coup d’État de mai 2021 a changé la donne.
Exit le duo francophile
Assimi Goïta, le leader des putschistes, s’est débarrassé des deux principaux interlocuteurs de Paris, deux civils, le président de la transition Bah N’Daw et le premier ministre Moctar Ouane. Pour justifier ce nouveau coup de force, l’entourage du colonel a avancé plusieurs arguments qui ont caressé l’opinion publique dans le sens du poil : le refus, de la part de ce duo, de lutter contre la corruption, et notamment de poursuivre les cadres de l’ancien régime ; leur opposition à l’approfondissement de la coopération avec la Russie, voulu par les putschistes, dont certains sont proches de Moscou ; et enfin leur trop grande proximité avec Paris.
Deux autres épisodes, qui se sont déroulés à peu près au même moment, ont contribué à tendre les relations bilatérales. Le 7 juin 2020, la junte nomme Choguel Kokalla Maïga à la primature. Cet homme, formé en Russie, fait preuve, selon un de ses proches, « d’une méfiance atavique » à l’égard de la France. Il entend en outre donner au peuple ce qu’il veut – seule condition, pour lui, de sauver sa place alors que son poids électoral est insignifiant.
Or les Maliennes et les Maliens, usés par la guerre, sont de plus en plus nombreux à critiquer l’influence – qu’ils jugent néfaste – de la France, voire son emprise sur les dirigeants maliens. Trois jours plus tard, le 10 juin, Emmanuel Macron annonce à Paris la « fin de l’opération Barkhane en tant qu’opération extérieure ». Problème : selon les autorités maliennes, il ne les avait pas prévenues. « Le président Goïta et le gouvernement l’ont appris à la télévision. Je ne pense pas que ce soit la meilleure façon pour travailler ensemble. Au Mali, on a vraiment eu le sentiment que c’était une punition pour notre pays, parce qu’il y a eu les événements de mai », déplore aujourd’hui Abdoulaye Diop.
- Ils n’ont pas compris que c’était fini le temps où les Français décidaient pour nous.
- - Un diplomate malien
Depuis, c’est l’escalade. En septembre 2021, alors que la rumeur de l’arrivée des mercenaires russes gonfle, Maïga accuse la France d’avoir lâché le Mali « en plein vol » et rappelle son soutien, en 2013, aux indépendantistes touareg. S’ensuivent des échanges musclés entre Paris et Bamako. Le Drian et Parly parlent, au sujet des mercenaires russes, de « ligne rouge » à ne pas franchir. « Ils pensaient que cela nous freinerait. Ils n’ont pas compris que c’était fini le temps où les Français décidaient pour nous », indique le diplomate malien cité plus haut.
Puis en décembre, discrètement, la junte exige de revoir l’accord-cadre de défense avec la France. Il en va de la souveraineté du pays, expliquent les colonels. Si l’on ne le dit pas ainsi, cette demande est vécue comme un casus belli à Paris. L’ensemble des opérations des forces Barkhane et Takuba dépend de plusieurs textes signés à l’époque d’IBK. « Du fait de la structure juridique de ces accords [...] la renégociation de termes et dispositions techniques est aujourd’hui impossible sans une nouvelle discussion sur la base légale des interventions et l’invitation de la partie malienne [...]. Cette discussion, même sur des points très techniques, conduirait in fine le gouvernement de transition à confirmer ou à retirer clairement sa demande d’assistance », constate le chercheur Julien Antouly, qui s’est penché sur le cadre juridique de l’intervention française au Mali.
Proche de la rupture
Puis en janvier, tout s’accélère. Alors que les premiers Russes arrivent au Mali, Bamako multiplie les entraves aux forces internationales : restrictions de survols d’avions militaires, dont ceux de la Minusma, nouvelles exigences quant au déploiement des armées européennes…
Certes, sur le terrain, la coopération entre les armées malienne et française se poursuit et, officiellement, tout va bien. En réalité, les entraves se sont multipliées. « On ne peut plus survoler certaines zones. Et certains de nos interlocuteurs nous disent qu’ils ne peuvent plus faire ceci ou cela avec nous », indique un haut responsable français.
De fait, la rupture est proche. De nombreux experts et diplomates estiment que la prochaine étape de cette escalade pourrait être la dernière : l’annonce du retrait des forces Takuba et Barkhane du Mali et d’une coopération civile limitée avec Bamako, à l’image de ce qui s’est passé en Centrafrique après l’arrivée des mercenaires de Wagner.
À Paris comme dans les capitales européennes, on se donne une quinzaine de jours pour prendre une décision. En off, un haut responsable français admet que le retrait des troupes françaises est sur la table, et qu’il s’agit même de l’option la plus plausible. « Il y a deux registres de discussion, précise cette source. La première est politique : elle concerne la durée de la transition. Là, c’est la Cédéao [Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest – ndlr] qui est en première ligne. »
En janvier, la junte, qui était censée organiser des élections en février prochain, a proposé de rester au pouvoir pendant cinq ans encore. En réaction, les chefs d’État de la Cédéao ont imposé un blocus économique très mal perçu par les populations maliennes (et plus généralement ouest-africaines).
La seconde discussion porte sur l’enjeu militaire. Elle concerne la présence présumée des mercenaires de Wagner sur le terrain. Plusieurs sources – toutes françaises – affirment qu’on en compte aujourd’hui 600 en territoire malien, et qu’ils pourraient être un millier dans un avenir proche. Des sources locales, au Mali, font état d’une présence de Russes aux côtés des soldats maliens, dans les régions de Mopti et de Tombouctou notamment, mais personne n’est en mesure de dire si ce sont des instructeurs, comme l’affirme Bamako, ou des mercenaires, comme le pense Paris.
Les militaires français, eux, ont une idée assez précise de la chose : nombre d’entre eux, y compris au sein de l’état-major, estiment qu’il est temps de partir. Outre les actes pris à Bamako, qu’ils considèrent comme des « humiliations », l’hypothèse de se retrouver sur le terrain en présence de mercenaires russes est jugée inacceptable.
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