La saisie de la frégate Libertad et la sentence de la Cour d’Appel de New York en faveur des fonds vautours ont mis le gouvernement national dans une situation difficile, bien que le pays affiche un ratio dette/PIB et une capacité de paiement solides. En fait, le gouvernement paie aujourd’hui pour n’avoir pas audité sa dette hier.
En février 2012, le juge fédéral de New York, Thomas Griesa, décidait d’accorder le même traitement aux détenteurs de bons qui n’ont pas accepté les échanges de 2005 et 2010 qu’à ceux qui s’y sont prêtés |1|. Le 3 octobre dernier, le navire Libertad est retenu par les autorités ghanéennes dans un port du Ghana à la demande du fonds spéculatif NML Capital Limited, dirigé par le multimillionnaire Paul Singer. Le 24 octobre, la Cour d’Appel de New York confirmait la décision du juge Griesa dans un jugement favorable aux fonds vautours. Le prix des bons d’État s’est effondré, le « risque pays » - un indicateur qui en réalité n’indique rien - est monté en flèche et le prix des assurances contre un éventuel défaut de paiement a atteint son niveau le plus élevé depuis 2009.
De quel défaut parle-t-on ?
Personne n’envisage un nouveau défaut de l’Argentine, cependant la présidente s’est sentie obligée de confirmer qu’elle continuera à payer religieusement la dette, comme elle l’a fait jusqu’ici. S’acquitter du service de la dette représente toujours une lourde charge : selon le budget 2013, les remboursements s’élèveront à 8 milliards de dollars et le gouvernement contractera 15 milliards de nouvelles dettes. La relation dette/PIB est cependant parmi les plus basses au monde (41,5%) et le ratio dette/exportations est de 10%. Le montant considéré exigible, aux mains de détenteurs de bons privés, ne représente que 13% du PIB et sera de l’ordre de 8% fin 2012. La dette publique nationale est composée pour moitié de dette interne (à l’égard de banques et autres institutions nationales : ANSES, BCRA, Banco Nación), plus gérable que la dette externe, dans l’immédiat tout au moins. Rappelons qu’aucun pays ne « fait défaut » sur sa monnaie.
Frictions avec l’impérialisme
Comment comprendre ce qu’il se passe ? Sans être un gouvernement anti-impérialiste, le gouvernement Kirchner cumule les tensions avec les organismes internationaux. L’Argentine est peut être l’unique pays à avoir renationalisé son système de sécurité sociale. Elle met en cause le FMI et les agences de notations, les traités bilatéraux d’investissement (TBI), sans pour autant les dénoncer. Elle se distingue par ses discours au sein du G20 et de la FAO, suscite des controverses à l’OMC et au Centre international de règlement des différends liés à l’investissement (CIRDI), essuie des procédures intentées par les fonds vautours devant la justice américaine et limite le rapatriement des bénéfices. En Amérique latine, l’Argentine participe à l’impulsion de l’Unasur et a fortement dénoncé les coups d’État au Honduras et au Paraguay. Ces faits pèsent plus lourd pour l’Argentine que les faveurs qu’elle concède aux multinationales, que d’envoyer sa présidente sonner la cloche à l’ouverture de la bourse de New York, que les paiements comptants et anticipés au FMI, ou l’adoption téléguidée [par Washington] de la Loi Anti-terroriste |2|.
Depuis que l’État national a récupéré des mains de Repsol les actions de YPF et que le représentant argentin aux Nations Unies fut parmi les rares à ne pas déserter l’enceinte onusienne lors de l’allocution du président iranien, les démêlés se sont accrus. Et plus encore maintenant que l’Argentine a rouvert les négociations avec l’Iran |3|.
Sans tomber dans des visions conspiratrices, si chères au péronisme, il n’est pas insensé de penser que l’attaque des fonds vautours, les accusations contre le gouvernement taxé d’être « chaviste » (difficile à soutenir) et les actions légales contre l’Argentine qui se sont succédé en un éclair le mois précédent la mobilisation du 8 novembre (« 8N »), sont combinées et visent en réalité [à faire échouer] celle du « 7D » |4|.
Le prix à payer pour n’avoir pas audité la dette
Le fait de n’avoir pas audité la dette et d’avoir opté - des propres mots de la présidente - pour la « restructuration de la dette externe la plus importante de l’histoire », est également lourd de conséquences.
Le défaut argentin est incontestablement parmi les plus importants de l’histoire, de même que la remise de dettes, les bas taux d’intérêts et l’extension des délais de paiements obtenus. Mais pour rendre attractive cette « brillante » restructuration, acceptée par 93% des créanciers, des clauses véritablement préjudiciables ont été incluses, que nous avons alors durement critiquées en tant que membres des Économistes de Gauche. L’ajustement des intérêts au CER (un coefficient calculé avec le taux d’inflation) pour les bons émis en pesos, et l’indexation sur la croissance du PIB des coupons des bons émis en devises se sont avérés extrêmement onéreux. En outre, les bons issus de l’échange ne sont plus de la compétence des tribunaux argentins en cas de litige mais de tribunaux d’autres pays, ce dont je n’avais alors pour ma part pas pris la mesure et dont on réalise aujourd’hui qu’il s’agit d’un transfert manifeste de notre souveraineté juridique.
Selon les chiffres officiels, la dette publique atteignait 182,7 milliards de dollars au 30 juin 2012. Ce montant inclut la dette à l’égard du Club de Paris qui s’élève à 6,5 milliards, mais n’inclut pas les intérêts échus, les 11 milliards dus aux détenteurs de bons qui ont refusé l’échange (principalement des fonds vautours) ni les paiements correspondants aux coupons basés sur l’évolution du PIB à faire en cette fin d’année. Ces sommes ajoutées, la dette dépasse dés lors largement les 150 milliards auxquels elle se montait suite à la restructuration.
L’audit
La situation aurait été tout autre si l’Argentine avait mis à profit le défaut de paiement, qui dura 38 mois, pour procéder à un audit de la dette, afin de définir la part dont elle doit effectivement s’acquitter et la part illégitime. On nous oppose régulièrement qu’après tant d’échanges et de restructurations, on perd tout trace de la dette originelle. Cela reste à démontrer, et si tel est le cas, on pourrait tout au moins juger et condamner, comme en Islande, les fonctionnaires qui ont agi à l’encontre des intérêts nationaux pendant des décennies. Le gouvernement gagnerait ainsi en autorité morale pour faire face aux vautours de l’intérieur et de l’extérieur.
La dette à l’égard du Club de Paris est pour sa part vierge de toute restructuration. Il n’y a dès lors aucune excuse pour ne pas l’auditer, d’autant qu’en l’occurrence, il semblerait qu’une part des sommes prêtées ne soit jamais entrée dans le pays.
Recouvrer la souveraineté
Nous faisons aujourd’hui les frais de la décision de ne pas auditer de la dette. L’Argentine devrait auditer au plus vite la dette (en commençant par répudier la part qui implique une perte de sa souveraineté), dénoncer les traités bilatéraux d’investissement déjà arrivés à échéance et annuler ceux restants, se retirer du CIRDI (comme l’ont fait la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela ; le Brésil n’y a pour sa part jamais adhéré) et cesser de dépenser une part énorme de nos maigres ressources en procès aux États-Unis. Elle affecterait par là des intérêts très puissants, mais poserait un acte de souveraineté.
Notes
|1| Pour plus d’informations sur ces deux échanges, lire notamment Eduardo Lucita « La dette argentine est de retour », 28 juillet 2008, http://www.cadtm.org/La-dette-argentine-est-de-retour et Claudio Katz et al. « Considérations sur l’échange de dette et ses implications. Les banquiers se réjouissent. Le pays s’endette. Est-il devenu progressiste de payer sa dettte ? », 27 juin 2010, http://www.cadtm.org/Les-banquiers-se-rejouissent-Le (NdT).
|2| La Loi Anti-terroriste est une réforme du Code Pénal adoptée en juin 2007 par le Congrès argentin et modifiée en décembre 2011, sous la pression du Groupe d’action financière (GAFI, organisme intergouvernemental qui a pour objectif de concevoir et de promouvoir des politiques de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme) et des États-Unis. Des organisations de défense des droits humains et des juristes argentins mettent en garde contre les conséquences de la nouvelle loi, craignant qu’elle puisse être détournée pour criminaliser la protestation sociale (NdT).
|3| La ,justice argentine soupçonne Téhéran d’être impliqué dans l’attentat contre la Mutuelle juive argentine Amia, à Buenos Aires en 1994. L’Argentine et l’Iran ont entamé des négociations en octobre 2012 afin de définir un mécanisme judiciaire qui ne soit pas en contradiction avec les procédures légales des deux pays (NdT).
|4| Le 8 novembre a été jour de cacerolazos dans tout le pays à l’appel de divers réseaux sociaux pour manifester contre le gouvernement. L’appel pose notamment comme mots d’ordre une démocratie sans corruption, sans clientélisme et s’oppose à la réforme de la Constitution qui ouvrirait la voie à une éventuelle réélection de Cristina Fernández. Voir http://argentinosindignados.com/. La mobilisation du 7 décembre se tenait en défense de la démocratisation des médias et de la Loi de Services de communication audiovisuelle (Ley de Servicios de Comunicación Audiovisual) adoptée en 2009 et à laquelle s’opposent les grands groupes de médias. Le 7 décembre devait marquer la pleine entrée en vigueur de celle-ci, reportée suite à une décision de la Chambre civile et commerciale fédérale. Lire http://fr.rsf.org/argentine-pluralisme-des-medias-une-06-12-2012,43767.html (NdT)
Traduction : Cécile Lamarque