Édition du 17 décembre 2024

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Après la débâcle des démocrates

Les démocrates avaient tourné le dos aux défenseurs d’un système unique de sécurité sociale — le noyau de leur base populaire. Pour ces militants, la perte de la possibilité de lutter pour leur objectif a été beaucoup plus démobilisatrice que s’ils avaient perdu un combat engagé. Pourquoi se mobiliseraient-ils en faveur d’un parti qui les a repoussé ?

A quel point la politique états-unienne a-t-elle « viré à droite » et pour combien de temps ? Si les démocrates ont perdu la majorité à la Chambre des représentants, s’ils n’ont réussi à garder que d’une voix la majorité au Sénat, s’ils ont perdu les sièges de gouverneurs dans de nombreux États (Nouveau-Mexique, Wyoming, Kansas, Oklahoma, Tennessee, Iowa, Wisconsin, Michigan, Ohio et Pennsylvanie) et n’en ont gagné qu’un seul (Californie), nous ne croyons pas pour autant que la masse de la population ait brusquement viré à droite.

Nous n’avions pas non plus pensé que l’élection présidentielle historique qui avait porté Obama à la tête des États-Unis en 2008 indiquait que les masses avaient massivement « viré à gauche ». Ce que nous avons observé lors de ces élections de mi-mandat, c’est que la politique « au sommet » s’est clairement polarisée et que la base des républicains s’est mobilisée alors que les démocrates ont été démoralisés.

La politique électorale bourgeoise « au sommet » est généralement un concours lors duquel les fractions tentent d’imposer le débat autour de leurs priorités. En 2008, le sujet qui s’est imposé, tant à la population qu’aux élites bourgeoises, était dicté par les désastres nationaux et internationaux du régime Bush, depuis l’Irak jusqu’à l’effondrement financier mondial. En 2010, la droite a repris l’initiative sur trois terrains : une campagne raciste, bien coordonnée, de diffamation contre le Président Obama, qui était entièrement prévisible ; la stratégie d’obstruction législative des républicains, qui l’était également, car ces derniers l’avaient annoncée dès le début ; et, finalement, la remarquable incapacité des démocrates à défendre leurs propres initiatives législatives, qui s’étaient avérées inadéquates face à l’obstruction procédurale.

Les démocrates disposaient de majorités qui auraient dû leur permettre non seulement de défaire les obstructions parlementaires, mais aussi de remettre en cause les réglementations grotesques du Sénat, qui exigent 60&nbs% en faveur d’une discussion ou d’un vote et qui permettent à n’importe quel sénateur de bloquer toute sorte de procédures, y compris les plus routinières. Mais au lieu de cela, concédant que « l’option publique forte », promise par le Président dans son discours sur la sécurité sociale, ne pouvait pas résister à l’obstruction, la direction du Parti démocrate a dilué sa réforme du système de santé avant même que le débat ne commence. Ce signal mortel de faiblesse a démobilisé la base des démocrates et renforcé leurs ennemis.

Avant même de faire cela, les démocrates avaient tourné le dos aux défenseurs d’un système unique de sécurité sociale — le noyau de leur base populaire. Pour ces militants, la perte de la possibilité de lutter pour leur objectif a été beaucoup plus démobilisatrice que s’ils avaient perdu un combat engagé. Pourquoi se mobiliseraient-ils en faveur d’un parti qui les a repoussé ?

Capital politique gaspillé

Pourquoi tant de millions de gens avaient-ils voté en faveur d’Obama et pourquoi avaient-ils donné aux démocrates une si grande majorité dans les deux chambres du Congrès ? Rappeler ces raisons permet de comprendre comment les démocrates et l’administration d’Obama ont gaspillé leur capital politique énorme. Les travailleurs, les militants sociaux et ceux qui luttent pour les droits humains, les Latinos et, bien sûr ,les Afro-Américains ont voté en faveur des démocrates qui avaient promis de mettre l’emploi et la population au premier plan. Ils votaient pour mettre fin aux guerres pourries et désespérées du régime Bush, pour en finir avec la honte nationale à Guantanamo et les scandales des tortures, pour prendre au sérieux la question du changement climatique par une politique économique soutenable, pour arrêter la piraterie de Wall Street et des banques, pour sauver leurs logements et leurs communautés.

En élisant des démocrates les gens pensaient que ces derniers lutteraient pour eux. Lorsque la rhétorique a laissé place au réalisme législatif, il s’est avéré que les démocrates ne croyaient plus qu’il vaille la peine de lutter pour ce en quoi ils ne croient pas vraiment, ni qu’il vaille même la peine de lutter contre la remise en cause de ce à quoi ils croient. Les banques ont été assainies, mais ne font plus crédit. Les entreprises refont des profit, mais n’embauchent pas. Les travailleurs de l’industrie automobile touchent la moitié de leur salaire précédent. Les saisies immobilières dévastent le pays telle une nuée de sauterelles. Les retraites disparaissent.
Les démocrates disent qu’ils vont « recentrer leur message ». Mais qui va encore les écouter ? Pourquoi, s’ils parvenaient à préserver une faible majorité, feraient-ils mieux que quand ils en avaient une qui était imposante ?

Il est vrai que le Parti républicain est empêtré dans ses propres contradictions. Le succès dans quelques élections primaires des candidats du très réactionnaire Parti du thé (Tea Party), dont deux seulement ont réussi à se faire élire, a permis aux démocrates de sauvegarder leur majorité au Sénat. La nomination républicaine d’un raciste, sexiste, obscène et pornographe, Carl Paladino, à la candidature pour le poste de gouverneur de New York a permis aux démocrates de préserver ce siège. Les républicains ne se sont pas encore rétablis aux yeux de la classe dominante en tant que parti fiable, capable de réaliser des coupes budgétaires sauvages, avec les éléments les plus brutalement réactionnaires dans le rôle d’associé secondaire. Mais ils n’ont pas encore besoin de cela.

D’ici 2012, d’une manière à la fois agressive et sournoise, les républicains vont bloquer les initiatives d’Obama visant à stimuler l’activité économique, ils vont miner son autorité, ils vont s’appuyer sur les militaires pour empêcher le retrait des troupes d’Afghanistan promis pour 2011, observer la dégringolade de son prestige international sous les coups portés par Israël à l’encontre de son « initiative de paix » au Moyen-Orient, pousser en faveur de nouvelles réductions des impôts pour gonfler le ballon du déficit budgétaire. Ils forceront ainsi le Président à la défensive dès avant la première étape de sa campagne électorale. En attendant, les attaques conduites par Obama lui-même contre les enseignants, sous couvert d’une réforme de l’Education, ainsi que les réductions de salaires et de la protection des conditions de travail de ce qui reste encore de la classe ouvrière industrielle syndiquée, vont réduire encore la base populaire des démocrates.

Sous la façade « civilisée »

Durant une dizaine de jours, en septembre, les médias du monde entier se sont concentrés sur le petit chef fasciste d’une secte ne regroupant pas plus de 50 personnes en Floride, prétendument une « église », menaçant de brûler les exemplaires du Coran à l’occasion de l’anniversaire des attentats du 11 septembre 2001.

Après avoir réussi à provoquer les dénonciations du Président Obama, du chef des troupes de l’Otan en Afghanistan, le général David Petraeus, et celles de divers leaders conservateurs chrétiens — et sans doute aussi de l’inspection des Impôts — Terry Jones, le « pasteur » de Gainesville, a laissé tomber son plan et a disparu des médias pour ne plus jamais réapparaître, si tout va bien, aussi vite qu’il était apparu.
Cet épisode bizarre où les médias sont à la fois manipulés et manipulateurs, et qui sera sans doute oublié bien avant que cet article ne parvienne aux lecteurs, est un symptôme du climat politique et culturel dominant. Il indique en effet des tendances plus profondes.

Bien que le répugnant « pasteur » Jones ait été vilipendé par toute la classe politique, l’attention consacrée à ses singeries, en même temps que l’hystérie manipulée autour du projet de construction d’un Centre communautaire islamique près de l’emplacement du World Trade Center, a mis à jour la profondeur de la bigoterie antimusulmane qui s’agite actuellement sous la façade civilisée de la culture politique aux États-Unis. Il s’agit là d’un puissant facteur de croissance du pseudo populisme droitier qui, aux côtés du financement par les milliardaires, propulse le Tea Party.

Un article publié par le plus repoussant des intellectuels américains, Dinesh D’Souza, initulé « Comment pense Obama ? », est sans doute encore plus révélateur que l’épisode du « pasteur » Jones. Car cet article n’a pas été publié dans une feuille de choux du Ku Klux Klan, mais dans le fort sérieux magazine Forbes » et a été chaudement recommandé par Newt Gingrich, ancien président de la Chambre des représentants. « C’est à ne pas y croire — écrit D’Souza — mais les États-Unis sont dirigés selon les rêves d’un membre de la tribu Luo des années 1950.

Ce coureur de jupons, socialiste africain, enivré [il présente ainsi le père de Barack Obama]… est en train de mettre à l’ordre du jour de la nation ses rêves réincarnés par son fils ». D’Souza ne vise pas à répandre sa bigoterie ni à faire passer le président Obama pour un « socialiste ». Ce qu’il combat, c’est l’idée que les riches pourraient payer des impôts légèrement plus élevés et que les États-Unis devraient consommer un petit peu moins des ressources mondiales. C’est pour cela qu’il présente Obama comme « profondément non Américain ».

Mais le véritable programme de la droite, c’est que les travailleurs et les pauvres des États-Unis consomment beaucoup moins des ressources du pays pour que les riches, les élites entrepreneuriales et la machine militaire puissent avoir beaucoup plus. C’est le but de la publication de l’article nauséabond précité par l’éditeur et les rédacteurs de Forbes, qui ne se soucient pas autant des origines d’Obama ou des projets étranges tel celui de la « Mosquée au point zéro ».

Quelle est donc la fonction de ces non-événements montés en épingle, de ces attaques personnelles contre Obama et de toutes ces histoires idiotes sur la « menace musulmane » ? Il s’agit d’une tentative de fournir une cohérence idéologique à l’attaque tout azimut contre le niveau de vie et les « acquis » (salaires décents, sécurité sociale et droit aux soins médicaux) de la majorité de la classe ouvrière de ce pays. Au même titre que le phénomène du Tea Party, ils ont pour but de convaincre les victimes de ces attaques d’acclamer les Etats-Unis, pendant qu’on leur vole leurs acquis et qu’on piétine leurs droits.

Passivité et résistances

Environ 175 000 personnes se sont rassemblées le 2 octobre dans le parc National Mall à Washington sous la banderole proclamant « Une nation qui travaille en commun ». Ce n’était pas, malheureusement, une marche sur Washington, mais un rassemblement où des gens allaient et venaient au cours de la longue après-midi. Organisé par la centrale syndicale AFL-CIO et par l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur (NAACP), l’événement était dans sa composition sensiblement syndicaliste, fortement multiracial et… presque totalement passif.

Le contingent qui a réellement manifesté dans les rue de Washington ce jour-là était le « Peace Table », porteur d’un message pacifiste qui trouvait un écho réel dans la foule rassemblée, mais que les organisateurs du rassemblement n’ont pas voulu mettre en avant, craignant l’apparition des critiques visant la politique d’Obama. La marche pour la paix a été renforcée par quelques centaines de militants socialistes, autour de Dan La Botz, candidat au Sénat dans l’État d’Ohio sous l’étiquette du Socialist Party, avec le soutien de l’International Socialist Organisation (ISO) et de Solidarity.

Ce rassemblement visait à répondre à celui, de plusieurs centaines de milliers de conservateurs, du 30 août dernier, à l’initiative du journaliste et écrivain paléoconservateur Glenn Beck, sous l’appellation « Restaurer l’honneur ». C’était aussi un effort de remobiliser la base électorale démocrate découragée.

Mais pour de nombreux militants syndicalistes qui se sont déplacés le 2 octobre il s’agissait de quelque chose de plus que d’un rassemblement électoral : d’une volonté de commencer sérieusement à s’opposer à la destruction de leur vies.

Une telle remobilisation est-elle vraiment possible ? Aux États-Unis, où le mouvement syndical a été très affaibli, les attaques contre les travailleurs seront encore plus graves que celles actuellement en cours en Europe, au point de menacer l’avenir de la sécurité sociale. Il n’est pas question de besoins « objectifs » d’arrêter « l’emballement des dépenses sociales », mais jusqu’à quel point le capital pourra écraser la majorité de la population.

Pourtant, les éléments de résistance sont évidents : les mobilisations des étudiants pour sauver l’enseignement supérieur public, les luttes des travailleurs de l’industrie automobile à Indianapolis, à Indiana et à Lake Orion (Michigan) contre la réduction de leurs salaires de 50 %, celle des jeunes immigrés qui mettent en jeu leur vie en faveur du projet de loi sur le développement, l’aide et l’enseignement des mineurs étrangers (Dream Act) — encore une des promesses oubliées par l’Administration et la majorité démocrate au Congrès.

Les résultats électoraux du 2 novembre vont probablement avoir, dans l’immédiat, un effet démoralisateur pour les travailleurs et les mouvements sociaux. Mais finalement — sans prétendre prédire où ni quand — le capital et les forces racistes et répressives vont faire le pas de trop dans leur course folle au profit et à la domination. Lorsque cela se produira, une explosion sociale pourrait modifier la politique états-unienne « par en bas » et faire que le très réactionnaire Tea Party soit ramené à ses justes dimensions, celles d’une tasse de thé.

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