Tiré de Entre les lignes et les mots
Précieuse indication. Elle révèle une adhésion enthousiaste des sénateurs à la politique coloniale qui vient d’être défendue et à ses conséquences particulières : le maintien l’esclavage domestique.
Quant à Victor Schœlcher, qui est à l’origine de ce débat après avoir accusé le gouverneur du Sénégal de « pactiser » avec la servitude et de violer « la loi de 1848 », il reprend la parole et déclare : « je suis très décidé à ne pas me payer de cette monnaie ; s’il faut encore lutter pour l’abolition de l’esclavage (…), je lutterai aussi énergiquement que jamais. » Courageux propos mais celui qui a tant fait pour l’émancipation des Noirs sous la Seconde République n’est pas entendu. La majorité des hommes politiques sont convaincus de la nécessité de ne rien faire pour mettre un terme à cette situation. Le respect de traditions jugées essentielles à la stabilité des colonies, la nécessité de maintenir de bonnes relations avec les « chefs indigènes » qui commercent avec « nos centres coloniaux » et possèdent de nombreux esclaves, la situation particulière des « populations blanches » qui ne peuvent se livrer aux travaux les plus durs à cause d’un « climat brûlant », ce pour quoi il faut employer des « ouvriers » noirs qui « sont tous, sans exception, des captifs », tels sont les mobiles principaux qui justifient que l’on « ferme les yeux » sur les pratiques que l’on sait.
Cette habile rhétorique permet à Jauréguiberry de se présenter comme un ministre responsable qui, fidèle aux orientations de ses prédécesseurs, prend en compte les « dures réalités » des colonies et les nombreux obstacles auxquels la France est confrontée. Se révèlent également la permanence d’orientations appliquées dans les territoires de l’Afrique sub-saharienne et les pratiques souvent méconnues de la Seconde République qui a décidé qu’au Sénégal les « indigènes et leurs captifs » seraient « libres » de « circuler »sans que la condition des seconds ne soit modifiée. A peine adopté, le décret du 27 avril 1848, dont l’article 7 étend pourtant l’affranchissement à tout esclave foulant le « sol » de « France », de ses « colonies » et de ses « possessions », est donc violé par le gouvernement. Sous le Second Empire, les autorités ont persévéré dans cette voie. Une circulaire du général Faidherbe du 14 novembre 1857 en atteste puisqu’on découvre que les dispositions précitées ne sont applicables qu’à « Saint-Louis, à ses faubourgs, à Gorée et à l’enceinte militaire de nos postes du fleuve. » Partout ailleurs, est-il précisé, les « indigènes »conservent le droit d’avoir des esclaves, de les vendre et d’en acheter. Lumineux. Par la voie de son représentant au Sénégal, la France autorise donc le commerce des êtres humains sur les territoires qu’elle domine.
De même sous la très glorieuse Troisième République, où la population servile est estimée à près de 2 millions de personnes en Afrique française, soit le quart de la population, selon les contemporains. Les autorités coloniales ont aussi recours à cette main-d’œuvre pour mener à bien la construction de la ligne de chemin de fer reliant le Sénégal au Niger, par exemple. Au Soudan – actuel Mali – dans les années 1890, l’armée française paient ses soldats « indigènes » en leur livrant les captifs saisis lors des combats. Quand un village est pris, note un officier, les « non-libres » faits prisonniers sont distribués aux gradés, à leurs« boys », aux hommes « de la légion étrangère », aux « tirailleurs » et aux « porteurs » en récompense de leurs bons et loyaux services. Plus généralement, ce militaire constate : « ne pouvant » supprimer l’esclavage, « nous nous sommes faits (…) marchands d’esclaves, et depuis quelques années, le captif est pour nous, comme pour les noirs, une monnaie » d’échange. Intéressante précision qui prouve que ces pratiques sont communes et bien établies. A Dakar comme à Paris, nul ne peut les ignorer. Après la Première Guerre mondiale, l’administrateur des colonies, Félix de Kersaint-Gilly, écrit : les « trois quarts des contingents fournis par l’Afrique occidentale française de 1914 à 1918 étaient composés de captifs ou d’anciens captifs », ce qui confirme l’importance de ces populations et la permanence de leur emploi par les autorités politiques et militaires métropolitaines.
Quant aux partis et aux associations de défense des droits de l’homme, soit ils se taisent, soit ils sont impuissants à peser sur l’ordre des priorités inscrites à l’agenda politique, comme on le dit aujourd’hui. « L’esclavage, en Afrique, n’est aboli que dans les déclarations ministérielles d’Europe » constate le journaliste Albert Londres avant d’ajouter : « Angleterre, France, Italie, Espagne, Belgique, Portugal envoient leurs représentants à la tribune de leur Chambre. Ils disent : « L’esclavage est supprimé, nos lois en font foi. » Officiellement, oui. En fait, non ! (…). Quand les nations d’Europe ont supprimé la traite (officiellement) ont-elles du même coup supprimé les esclaves ? Les esclaves sont restés où ils étaient, c’est-à-dire chez leurs acheteurs. Ils ont simplement changé de nom : de captifs de traite, ils sont devenus captifs de case (…) Les maîtres n’ont plus le droit de les vendre. Ils les échangent. Surtout, ils leur font faire des fils. L’esclave ne s’achète plus, il se reproduit. C’est la couveuse à domicile. » Terrible constat. Quand a-t-il été établi ? En 1929.
Républicains ! Encore un effort pour vous porter à la hauteur de Victor Schœlcher que vous admirez. Reconnaissez enfin de cette autre histoire de l’esclavage trop souvent oubliée.
Olivier Le Cour Grandmaison. Universitaire. Dernier ouvrage paru : De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique. Le droit colonial en Algérie et dans l’empire français, La Découverte/Zones, 2010.
Textes de l’auteur :
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2015/11/01/textes-dolivier-le-cour-grandmaison/
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