1er mars 2022 | tiré d’Europe solidaires sans frontières
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Orlando (Floride).– « Cette invasion n’aurait jamais eu lieu si l’élection présidentielle de 2020 n’avait pas été truquée. » C’était plus fort que lui. Devant le public chauffé à blanc de la CPAC (Conservative Political Action Conference), le grand rassemblement des conservateurs américains, Donald Trump n’a pas pu s’empêcher d’utiliser la crise ukrainienne pour taper sur les démocrates et réécrire l’histoire.
Très attendu par les militant·es présent·es par centaines samedi, dans un hôtel d’Orlando, pour l’écouter au troisième et avant-dernier jour de cette convention annuelle, il ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Tout en qualifiant le courageux président ukrainien Volodymyr Zelensky de « gars bien », il a rappelé que celui-ci lui avait apporté son soutien dans l’affaire du coup de fil que Trump lui avait passé en 2019 pour le presser d’ouvrir une enquête sur Joe Biden et son fils Hunter, alors membre du conseil d’administration d’une entreprise ukrainienne, Burisma. Un geste qui avait valu au milliardaire président sa première mise en accusation (« Impeachment ») par la Chambre des représentants.
Après avoir critiqué la « stupidité » des leaders occidentaux face à Poutine et la « faiblesse » de Joe Biden, il a déploré que le gouvernement démocrate ait fait passer la souveraineté de l’Ukraine avant la protection des frontières américaines face à l’immigration illégale, tenue pour responsable de la hausse de la criminalité et du trafic de drogue. « Leur obsession, depuis des mois, est de prévenir l’invasion d’un pays étranger à des milliers de kilomètres, a-t-il dit. Mais les Américains méritent un président qui va empêcher l’invasion de notre pays aussi. »
Ces déclarations du leader de fait du Parti républicain érigent l’Ukraine en nouveau thème de campagne contre Joe Biden, à l’approche des élections de mi-mandat (« midterms ») de novembre prochain. Un tiers du Sénat et l’intégralité de la Chambre des représentants sont remis en jeu lors de ce scrutin, où les démocrates pourraient bien perdre leur majorité dans les deux Chambres du Congrès.
La jeune garde défend l’indifférence
L’Ukraine s’est invitée à la CPAC à la dernière minute, l’événement ayant démarré quelques heures seulement après l’invasion russe. Sur la grande scène bleu-blanc-rouge où se sont succédé les stars du « Trumpland », comme dans les couloirs fourmillant de casquettes rouges « Make America Great Again », on a prié pour le peuple ukrainien, loué la bravoure des citoyens ordinaires sur place qui défendent leur « liberté et leur patrie », comme les Américain·es devraient le faire contre le « régime Biden ». « L’Ukraine rappelle l’importance de notre Deuxième amendement », qui protège le droit à avoir une arme à feu, s’est même aventuré un intervenant.
Cela ne signifie pas pour autant que le public de la CPAC a l’intention de se précipiter pour venir en aide au pays. À la différence de la vieille garde du Parti républicain et de l’establishment politique et intellectuel du mouvement conservateur, favorable à la fermeté face à Poutine, une nouvelle génération d’élu·es et de militant·es biberonné·es au principe de l’« Amérique d’abord » (« America First »), martingale du trumpisme, prône l’indifférence face au sort de Kiev.
« Je suis plus préoccupé par les cartels qui essaient d’infiltrer notre pays que par un différend à des milliers de kilomètres d’ici, dans des villes dont on n’arrive pas à prononcer le nom », a déclaré jeudi Charlie Kirk, fondateur d’une association d’étudiants conservateurs et star de la droite américaine, quelques heures seulement après le début de l’invasion. Il a été copieusement applaudi par le public de la CPAC.
Rogan O’Handley, un influenceur conservateur qui se fait surnommer « DC Draino », suivi par 2,2 millions de personnes sur Instagram, a tenu le même discours : « Il y a beaucoup de républicains de l’establishment ou des gens du complexe militaro-industriel qui vous diront qu’il est dans l’intérêt national de se battre là-bas. Mais ce n’est pas vrai », lance-t-il. Suggérant un complot de la part du président démocrate, il lâche, vigoureusement applaudi, que « Biden est l’instigateur de tout ça à cause de l’affaire Burisma. Donald Trump a été mis en accusation à cause d’un coup de téléphone à l’Ukraine et maintenant il y a une invasion ».
Certains candidats et candidates aux primaires républicaines pour les élections de mi-mandat y sont aussi allés de leur commentaire. Candidat au Sénat dans l’Ohio, J. D. Vance a affirmé, samedi, que le « leadership du pays était focalisé sur des choses qui n’ont rien à voir avec la classe moyenne ». « J’en ai marre qu’on me dise que nous devons nous préoccuper davantage de personnes loin d’ici que de ma fille et ma grand-mère dans l’Ohio ! », a-t-il ajouté.
Tucker Carlson, l’animateur le plus regardé du câble (plus de 4 millions de téléspectatrices et téléspectateurs tous les soirs), est l’un des défenseurs les plus influents de cette position du « laisser-faire ». Mercredi, il s’est même demandé dans son show pourquoi Vladimir Poutine était aussi détesté. « Est-il responsable de la délocalisation de tous les emplois de la classe moyenne de nos villes ? », a-t-il lancé à son public.
Isolationnisme ou « russification » ?
Ses propos reflètent deux phénomènes à l’œuvre au sein du Parti républicain : un désir isolationniste fort, causé par le fiasco des guerres en Irak et en Afghanistan, mais aussi la « russification » de la base sous Donald Trump, qui s’est montré accommodant envers le leader russe, au point de mettre dans l’embarras les cadres de son propre parti. Aujourd’hui, les sondages d’opinion laissent clairement entendre que l’électorat républicain apprécie davantage le président russe que l’électorat démocrate.
Donald Trump, dont la candidature en 2016 a bénéficié de la campagne de désinformation du Kremlin, a donné voix à ce sentiment. Dans une interview, il a qualifié mardi la reconnaissance par Vladimir Poutine des deux territoires pro-russes à l’est de l’Ukraine de stratégie « de génie ». Ronald Reagan se retourne dans sa tombe…
Chuck Gedney, un jeune producteur laitier rencontré à la CPAC, ne veut pas commenter les déclarations controversées de son champion, mais il reconnaît que « les conservateurs sont divisés sur l’Ukraine ». Lui ne se pose pas de question : « Je suis des agriculteurs ukrainiens sur Facebook et je sais que la situation est inquiétante. Les États-Unis ne peuvent pas se permettre de tourner le dos à ce pays », explique-t-il. Debbie Epling est du même avis. Cette supportrice de Donald Trump, portant des boucles d’oreilles à l’effigie du milliardaire et une robe aux couleurs du drapeau américain, accorde même un bon point à Joe Biden : « Il a eu raison de dire que nous n’enverrons pas d’hommes en Ukraine. Nous ne voulons plus de guerre sans fin. En revanche, nous devons soutenir l’armée et la population ukrainiennes en fournissant des armes, du matériel, de la nourriture… »
Certaines personnalités ont cherché à sensibiliser le public aux implications de la crise sur l’économie américaine et la stabilité mondiale. K. T. McFarland, ancienne conseillère en politique étrangère qui a travaillé dans les administrations Reagan et Trump, a parlé notamment de l’augmentation des prix à la pompe, de l’alliance sino-russe et de la menace que Poutine faisait peser sur les pays de l’Otan. Mais elle n’a pas franchement remporté l’applaudimètre…
“Notre monde est proche d’un réchauffement nucléaire, mais ils sont davantage préoccupés par le réchauffement climatique.” - Donald Trump
S’il y a bien une chose sur laquelle la droite s’accorde, c’est, sans surprise, l’incompétence de Joe Biden et des démocrates. « À chaque fois que les frontières européennes ont été redessinées, un président démocrate était au pouvoir : la Crimée en 2014 sous Barack Obama et sous Joe Biden en 2022 », a fait valoir un intervenant. « En voyant le retrait chaotique d’Afghanistan, Poutine a senti la faiblesse de Biden », a affirmé un autre.
D’autres encore ont rappelé que Joe Biden avait commis la faute de donner son feu vert à l’oléoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l’Allemagne en 2021, dans un geste d’apaisement envers Angela Merkel après quatre années de tensions avec Donald Trump. Pour Scott Walker, ancien gouverneur du Wisconsin, c’est plutôt « la faiblesse woke » qui est en cause. Manière de dire que les démocrates se sont souciés davantage du politiquement correct et de la promotion de la « cancel culture » que de la menace russe.
Pour plusieurs des intervenants et intervenantes, la solution est toute trouvée : sortir les foreuses pour extraire du pétrole et du gaz américains afin de cesser toute importation de sources d’énergie russes et contenir les prix à la pompe. Et si Biden pouvait en profiter pour vendre la production aux pays européens, cela serait encore mieux.
Certains l’ont d’ailleurs accusé – à tort – d’avoir sabordé la production énergétique américaine en prenant des mesures pour suspendre le forage des terres contrôlées par l’État fédéral et tué le projet d’oléoduc Keystone XL entre les États-Unis et le Canada. La mise à mort de ce projet d’infrastructure colossal, dénoncé de longue date par les groupes de défense de l’environnement, avait suscité le mécontentement du secteur pétrolier. Avec la crise ukrainienne, Trump voudrait le relancer. « Notre monde est proche d’un réchauffement nucléaire, mais ils sont davantage préoccupés par le réchauffement climatique », a-t-il remarqué samedi à propos des leaders démocrates.
Même s’il n’est plus au pouvoir, Trump n’a rien perdu son habileté à exploiter une crise.
Alexis Buisson
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