18 octobre 2020 | tiré de médiapart.fr
Des milliers de personnes côte à côte. À défaut d’être ensemble ? Ce dimanche 18 octobre, la place de la République était pleine pour rendre hommage à Samuel Paty, assassiné deux jours plus tôt lors d’un attentat terroriste, alors qu’il sortait du collège de Conflans-Sainte-Honorine (78), où il était professeur d’histoire-géographie. Tout au long de l’après-midi, la solidarité a été au rendez-vous, mais aussi beaucoup d’inquiétudes et de colère, ainsi que des tensions liées aux déchirures idéologiques autour du rapport à la République et à la laïcité.
Sous le soleil d’automne, le corps enseignant est venu en masse. Partout, des portraits de Samuel Paty et des pancartes qui disent leur solidarité. « Les profs sont déjà mal payés et mal reconnus. Aujourd’hui, ils peuvent mourir pour avoir fait leur métier… Je suis bouleversée », glisse Marie-Noëlle. « On avait envie de se retrouver là, ensemble », ajoute Elise, professeure dans une école maternelle de Créteil.
Devant la statue de la République, une professeure d’arts plastiques tient une rose à la main. Elle reste là, silencieuse, puis fond en larmes. Stéphanie est venue avec sa fille, élève en terminale : « On est venues dire non à ce qu’il s’est passé. Il est urgent de défendre la place du professeur et les valeurs de la République. » La lycéenne embraye, qui veut rendre justice « à tout le travail que font les profs pour nous aider à nous construire en tant que citoyens ».
Pensifs, un peu à l’écart de la foule, Nathalie et Slone semblent particulièrement touchés. « On a des amis et de la famille dans l’éducation nationale, explique la première. On était déjà là en 2015 pour Charlie. Aujourd’hui, nous n’avons même plus de colère. C’est une sensation de tristesse qui domine. Il y en a un peu marre de se déplacer dans des moments comme ça. »
Au sol, un grand collage expose des mains de toutes les couleurs et des messages d’hommage et de tolérance. Un groupe d’amis est là, devant. Trois d’entre eux sont professeurs. À l’émotion ont vite succédé, dans leurs esprits, les questions et la réflexion. « On n’a pas les réponses, reconnaît Isabelle, professeure de sciences de la vie et de la terre à Fontenay-sous-Bois. On se sent très seuls, très exposés. Aujourd’hui, je me dis que ce que je fais ne sert à rien. L’école peut si peu, finalement. »
À ses côtés, José enseigne l’histoire-géographie dans un lycée parisien. Lui aussi est venu en solidarité, mais sans grand espoir que cela change quoi que ce soit. « Je suis malheureusement un peu désabusé, souffle-t-il. Les hashtags, #JeSuisProf, #JeSuisSamuel… Moi, je suis surtout saturé. J’entendais quelqu’un dans la foule qui proposait de nous applaudir tous les soirs à 19 heures. Les symboles sont importants, je veux bien, mais franchement… Après cette manifestation, qu’est-ce qu’il y aura ? »
L’impuissance, elle est aussi ressentie par ce petit groupe de profs de collège venus de Cergy-Pontoise. Impuissance devant les réseaux sociaux qui diffusent des images de décapitation (même factices) et « leurs conséquences dans le réel », mais aussi face « au terreau d’ignorance et la pauvreté intellectuelle de certains parents d’élèves » ou encore face aux idéologies qui ont pu apparaître dans les cours d’école, « avec des filles à qui ont dit : “Tu n’es pas habillée comme une bonne musulmane” », témoigne l’une d’entre eux.
Il y a aussi cette colère qui monte, pour l’instant en sourdine, contre une éducation nationale qui « nous a abandonnés », alors qu’elle délègue dans le même temps de plus en plus de fonction aux enseignants. Entre la rentrée chaotique sous Covid-19 et les suppressions de postes qui augmentent la charge de travail sur des thématiques complexes (la citoyenneté, l’orientation…), « en classe, on est très seuls, dit Julie. On se prend de front tous les problèmes sociaux et sociétaux, et on nous dit en même temps de ne pas faire de vagues, alors que les débats sont très compliqués. On porte beaucoup et on nous demande d’être hyper-adaptables ».
« Samuel Paty est allé porter plainte tout seul, la directrice ne l’a pas accompagné, vous vous rendez compte ? », s’indigne Benoît, enseignant d’histoire-géographie à Cergy, qui s’inquiète de devoir attendre les deux semaines de vacances pour parler à ses élèves du drame de Conflans : « Dans quinze jours, que vont-ils penser ? Quels messages auront-ils été lire sur les réseaux sociaux ? »
Face à ces questionnements et ce mécontentement du corps enseignant, le personnel politique a tenté de répondre par un message d’unité. Jean Castex, le premier ministre, est venu à République, accompagné de plusieurs membres du gouvernement, parmi lesquels Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’éducation nationale. « Vous ne nous faites pas peur. Nous n’avons pas peur. Vous ne nous diviserez pas. Nous sommes la France ! », a aussi tweeté le premier ministre, dans la même tonalité qu’Emmanuel Macron, qui écrivait hier sur le même réseau social : « Ils ne passeront pas. »
À gauche, ils sont venus en nombre, mais dans une ambiance parfois tendue. Sur la scène, installée côté boulevard Beaumarchais, la présidente de l’Unef, dont l’une des porte-parole est voilée, prend la parole sous les « collabo ! » et les « dégagez ! ». Le mot « girouette » a aussi fusé dans la foule à l’arrivée de Jean-Luc Mélenchon, accusé d’avoir participé à la Marche contre l’islamophobie, en novembre dernier.
Autour du leadeur insoumis, le groupe parlementaire fait bloc, pétri d’inquiétude quant aux suites politiques de l’affaire. « Tout est en place pour qu’on s’affronte dans le pays, redoute le députe La France insoumise de Seine-Saint-Denis, Alexis Corbière, qui a été vingt-cinq ans prof d’histoire en lycée professionnel. Entre ceux qui vont dire que le problème, c’est l’immigration et l’islam, et ceux qui disent que le problème, c’est la République, nous, on est au milieu, pour une République laïque et fraternelle, et ce n’est pas simple en ce moment… »
« Pour le moment, il faut qu’on soit unis au-delà des clivages politiques et partisans, car c’est l’essentiel qui a été touché, ajoute le député insoumis, Younous Omarjee, soucieux d’apaiser les tensions. Pour le moment, l’ennemi, c’est l’islamisme politique, l’alliance du wahabisme saoudien et du salafisme, l’islam obscurantiste qui tourne le dos aux Lumières. Le temps viendra ensuite de parler de l’extrême droite. »
La communiste Elsa Faucillon, elle, s’attend à des heures bien sombres : les querelles du « je vous l’avais bien dit », les instrumentalisations politiques, les passes d’armes sur les chaînes d’info… « Depuis 2015, c’est comme si on n’avait rien appris, comme si rien n’avait avancé, pourtant, il y en a des intellectuels, des chercheurs, qui ont des choses à dire !, souffle la députée. Résultat, il y a trop peu d’actions et beaucoup trop d’invectives qui divisent le pays. »
L’ancien candidat du PS en 2017, Benoît Hamon, lui, n’a pas été personnellement pris à partie, cet après-midi, à République, mais il le reconnaît : « Avec cette histoire, nous, la gauche, on est dans les cordes, on va prendre des coups. On est devenus minoritaires. Le terroriste a réussi son coup : non seulement les profs sont traumatisés, mais les lois vont être de plus en plus restrictives des libertés publiques… »
Même angoisse de la sénatrice Europe Ecologie-Les Verts Esther Benbassa, qui estime de plus en plus difficile de porter un discours autre que sécuritaire. Pourtant, dit-elle, « la situation est grave. Jusqu’à présent, on n’a eu que des bouts de loi électoralistes, ou des “parlottes” de Darmanin qui ne règlent pas la question. Or, plus on stigmatise, plus les islamistes radicaux en profitent. Les musulmans sont pris dans un étau, entre le rejet et l’islamisme radical, et pour nous, à gauche, quand on défend les musulmans, c’est un peu pareil ».
Cette historienne des religions aurait bien quelques idées pour que les choses changent, et d’abord demander l’aide des intellectuels et des théologiens musulmans pour réformer l’islam et former les imams. À quelques mètres, Raphaël Glucksmann, eurodéputé Place publique, réfléchit, lui, aux mesures de long terme qu’il faudrait prendre. Pourquoi pas, parmi d’autres choses, un service civique « qui permettrait de casser les ghettos et de brasser les populations » ?
Olivier Faure, premier secrétaire national du PS, formule ses propositions. Lui président, il ferait d’abord des « obsèques nationales et un deuil national », puis il rassemblerait tout le spectre politique pour parler de la République : « Pour une fois, il faut être dans le “en même temps” : ni déni ni fermeté conduisant à la fermeture, dit-il. Ensuite, il faut s’attaquer aussi bien au communautarisme qu’au plafond de verre auquel sont confrontés les Français d’origine musulmane. Il ne doit pas y avoir des politiques réduites à un couloir : c’est du 360° ou rien ! »
Du côté de la droite et de l’extrême droite, plusieurs responsables avaient fait savoir qu’ils ne viendraient pas à ce rassemblement. C’est le cas de Bruno Retailleau (Les Républicains). « L’émotion, je la comprends. L’effroi, je le ressens. Mais les bougies n’arrêteront pas l’incendie », a écrit sur Twitter le patron des sénateurs LR. Présidente déléguée du groupe LREM à l’Assemblée nationale, Aurore Bergé a, elle aussi, expliqué que la communauté éducative n’attendait pas « une énième manifestation, des énièmes banderoles et bougies ». Le vocabulaire est le même au Rassemblement national (RN), dont les responsables ont indiqué à l’AFP qu’ils n’adhéraient pas à la « politique de la bougie ».
D’unité nationale, il n’y aura donc pas eu, dimanche, sous la Marianne de bronze. Un constat relevé par la militante Assa Traoré, porte-parole du comité Vérité et justice pour Adama, qui reconnaît qu’il y a « plusieurs ambiances » dans le rassemblement. Elle est venue « défendre la liberté de chacun à vivre et l’école, dénoncer cette attaque horrible ». Et tant pis si certains en ont profité pour pointer du doigt une partie de la société : « S’il n’y a pas d’unité, c’est le problème de chacun. Nous, on sait pourquoi on est là. »
L’humoriste Samia Orosemane, elle, voulait donner sa voix de musulmane au concert d’indignation : « C’est important que la communauté musulmane soit là aussi, juge-t-elle. On est là pour dire non à la barbarie, pas pour s’excuser ou demander pardon. Ce qu’on dit ici à travers notre présence, c’est notre solidarité. » Elle raconte aussi, avec un sourire désabusé, la mésaventure qui lui est arrivée dans la foule. « Une femme s’est approchée de moi en me regardant très méchamment, explique la comédienne, qui porte un foulard. Elle m’a pointée du doigt en me disant : “Bande d’assassins !” Je lui ai souri, mais j’ai eu envie de pleurer. »
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