Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Monde

2011-2013 : vers une mondialisation de la « rébellion » ?

Avec l’immolation du jeune vendeur tunisien de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid s’est ouverte une période de révoltes massives dans différentes régions du monde.

D’abord l’ensemble du monde arabe, contre des régimes dictatoriaux captant les richesses au profit des clans, et où la vague révolutionnaire est loin d’être finie. Au Brésil et en Turquie, dans des pays qui ont connu ces dernières décennies des transformations vertigineuses. En Afrique du Sud, dans le secteur minier et parmi les agents publics face à une sanglante répression patronale et gouvernementale.

En Europe de l’Ouest, contre les politiques d’austérité et la loi inique de la troïka, avec la levée des IndignéEs espagnolEs, des manifestations massives, des journées de grève générale et d’occupations radicales d’entreprises en Grèce ou au Portugal. Nouvellement intégrés à l’Union européenne, les pays d’Europe centrale ont connu de puissantes mobilisations contre des gouvernements corrompus et austéritaires. L’écho de l’indignation s’est même fait entendre auprès du monde du travail et de la jeunesse d’Israël.

L’Inde a connu une grève générale qui a mobilisé des centaines de millions de salariéEs, et la Chine, des grèves répétées dans les entreprises industrielles tandis que les campagnes sont parcourues d’explosions contre l’accaparement des terres. En Amérique du Nord, le mouvement Occupy Wall Street, les grèves radicales des agents publics dans le Wisconsin et le profond mouvement étudiant québécois ont secoué le continent ces deux dernières années...

Il n’y a pas une identité unique de tous ces mouvements, les formes et les degrés en sont divers. Mais ils sont l’expression sur le terrain social et politique des bouleversements engendrés par la mondialisation financière et l’épuisement d’un système qui se traduit dans une crise économique globale.

Dans ce dossier d’été, nous allons modestement essayer de montrer, au-delà de la diversité des conditions et des rythmes, l’émergence d’un nouveau mouvement de contestation social et politique, d’une nouvelle radicalité.

Mondialisation, crises et révoltes

Nous vivons une ère de révoltes massives, aux formes et aux degrés divers. Ces révoltes renvoient à deux composantes de la situation économique mondiale : la poursuite de la mondialisation capitaliste et la crise du système.

La globalisation capitaliste ébranle sociétés et liens traditionnels. C’est aujourd’hui que s’accomplissent pleinement les intuitions prophétiques de Marx dans le Manifeste : tous les liens traditionnels sont brisés « pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant » (…) les eaux glacées du calcul égoïste. Elle [la bourgeoisie] a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale ».

Approfondissement des inégalités

Dans les pays développés, la remise en cause des garanties collectives tend à ramener le rapport salarié-patron à un rapport individuel tandis que les emplois sont ajustés à tous les aléas de l’entreprise, même si celle-ci fait des bénéfices. En Chine, la couche des salariés qui bénéficiaient du « bol de fer » (garantie de l’emploi et de droits sociaux) a quasiment disparu. Dans un certain nombre de pays du tiers monde, les acquis limités sont passés à la moulinette des prescriptions du FMI et de la Banque mondiale. Le chômage de masse permet de peser sur les revendications de ceux qui ont un emploi, et les jeunes en sont particulièrement victimes. La tendance à faire de la santé et de l’éducation des marchandises est prégnante.

Les études de l’OCDE (organisme qui réunit les principaux pays capitalistes) montrent que les inégalités progressent dans les pays qui en sont membres depuis les années 80. Avant la crise, le revenu moyen des 10 % les plus riches représentait environ neuf fois celui des 10 % les plus pauvres. Cet écart était de 8 dans les années 90, et de 7 dans les années 80. Lors des trois premières années de la crise, entre 2007 et 2010, cet écart est passé de 9 à 9, 5...

On constate un enrichissement encore plus grand de ceux qui se situent au sommet : aux États-Unis par exemple, la part des revenus des ménages des 1 % les plus riches a plus que doublé, passant de près de 8 % en 1979 à 18 % en 2007. Aux États-Unis et ailleurs, il est de plus en plus clair que les dirigeants n’agissent que dans l’intérêt de ces « 1 % », pour reprendre la formule d’Occupy Wall Street. D’autant qu’éclatent un peu partout des affaires mettant en cause les liaisons incestueuses des hommes de pouvoir et du capital.

Aggravation de la crise

La crise du système montre que « le roi est nu ». Depuis les années 80, les politiques économiques sont structurées autour la formule du chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt : « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Les profits, les capitalistes les ont engrangés des années 80 au début des années 2000. Mais ils se sont traduits par un développement exacerbé du capital fictif et de la finance, tandis que le chômage de masse devenait une donnée permanente. Cela a débouché sur la crise actuelle, initiée aux États-Unis en 2007-2008, la plus profonde depuis les années 30. Elle prend des formes différentes selon les continents avec, pour l’instant, une gravité particulière en Europe.

Malgré leurs divergences, les gouvernements de droite et de gauche sont d’accord sur des politiques visant à faire payer la crise aux dominés. Ils ont aussi appris à gérer les crises, tout au moins à éviter ou retarder les dynamiques d’effondrement du type de celle de 1929. En 2008 et depuis, ils ont ainsi ouvert largement les vannes monétaires pour soutenir les banques. Le gouvernement chinois a mis en œuvre, pour sa part, des plans massifs pour éviter un trop fort ralentissement de la croissance. Ces gouvernements ont aussi refusé les replis protectionnistes et accentué les négociations internationales pour élargir encore la liberté de mouvement des capitaux et des marchandises (comme en témoigne le début des négociations sur l’accord de libre-échange entre l’Europe et les États-Unis).

La vieille taupe continue de creuser...

Mais, telle la vieille taupe dont parlait Marx à propos de la révolution, la crise continue de creuser ses galeries souterraines fragilisant le sol sur lequel dansent les capitalistes. Ainsi, autrefois épicentre de l’industrie automobile américaine, la mise en faillite de la ville de Detroit pourrait ne pas être sans incidence pour certaines banques européennes. Selon le Wall Street Journal, ces banques détiendraient pas moins d’un milliard de dollars en certificats de participation, des actifs qui pourraient perdre toute valeur...

Les puissants s’acharnent à rendre ce monde à la fois incompréhensibles aux dominés et à le présenter comme inévitable. Il n’est en effet pas simple de mettre en correspondance les différentes facettes de la réalité, que l’on songe par exemple à l’écart grandissant entre terrain et lieux de prise de décision auxquelles sont souvent confrontés les salariés des entreprises qui licencient. Il n’y a pas besoin de militants anticapitalistes pour que des révoltes se développent. Parfois même, ceux-ci apparaissent marginaux par rapport à des mouvements qui les rejettent dans leur détestation globale des « politiques ». Mais la trajectoire future de ces mouvements dépendent aussi de l’existence de forces organisées se fixant explicitement et résolument l’objectif de « révolutionner la société » et aptes à penser cet objectif dans le cadre du monde transformé qui est le notre.

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