Le rêve américain
Si nous prenons le problème globalement plutôt qu’à la pièce, nous en arrivons à voir que depuis quelques décennies, les grandes institutions économiques internationales ont fait la promotion d’un certain modèle d’université : appelons-la l’université commerciale à l’américaine. Ce modèle s’est progressivement imposé partout. En Grande-Bretagne, la gratuité scolaire a été abolie en 1998, et les frais de scolarité atteignent maintenant près de 15 000$ par année.
La chose est bien résumée dans un ouvrage publié en 2010 et intitulé « La bulle universitaire : faut-il poursuivre le rêve américain », où le professeur et scientifique Libero Zuppiroli décrit l’imposition aux universités suisses d’un modèle managérial et boursier, inspiré des universités américaines (des « citadelles à fric », dit-il). Celui qui officie dans une grande école d’ingénieurs décrit comment le marketing, la course à l’argent de recherche, la recherche de prestige médiatique et autres ont progressivement détruit la culture traditionnelle de son institution pour la réorienter vers ce qu’il appelle la « science bling-bling » à visée commerciale.
La commercialisation ou américanisation des universités suppose que la connaissance soit vue comme une marchandise. Corollaire de cela, il faut un signal-prix pour informer les clients de la valeur de la marchandise. On voit immédiatement que la gratuité scolaire ne peut pas fonctionner avec l’université marchande puisqu’elle empêche par définition la mise en place d’une logique mercantile basée sur l’information-prix. Cette information permet elle-même aux étudiants d’investir leur prêt étudiant dans les secteurs les plus lucratifs (ce qu’ils ont intérêt à faire pour espérer éventuellement rembourser leurs dettes), des secteurs qui sont aussi jugés bénéfiques pour les marchés. Ainsi, si on veut assurer « l’accessibilité », il est par ailleurs entendu chez les amateurs du modèle d’université U.S. qu’il faut défendre l’existence du mécanisme du prix qui permettra de canaliser les étudiants vers les secteurs d’étude et de recherche prisés par les marchés.
Parler d’autre chose que d’accessibilité
Au-delà de la question de « l’accessibilité » se pose ainsi la question du comportement clientéliste que l’on cherche à inculquer aux étudiants. À quoi donne-t-on accès, sinon à une institution dont les pratiques traditionnelles sont détruites pour permettre, à partir de maintenant, de considérer le savoir comme une marchandise ? De quoi aura l’air le contenu des cours de l’université dont la première priorité est de séduire les donateurs et les bailleurs de fonds de recherche ?
Si l’on arrête d’émietter les problèmes, on le voit bien, il se pose une question qui va bien au-delà de l’accessibilité aux études et qui en va de la survie même de l’indépendance universitaire, laquelle est mise en péril par la volonté d’arrimer cette institution pluriséculaire au sous-système du capitalisme financier. La question de l’accessibilité, quoi qu’on en dise, se règle aisément par la mise en place de la gratuité scolaire. La mesure n’a rien d’astronomique ; on arrive assez aisément à trouver les sommes nécessaires, par exemple quand on se donne un peu la peine de faire le ménage.
Mais la gratuité scolaire, si elle s’avère nécessaire, n’est pas à elle seule une condition suffisante pour prévenir le naufrage de l’université québécoise. Nous n’avons pas le choix de nous demander explicitement pourquoi nous persistons à vouloir embarquer dans le train de la « bulle universitaire » et du rêve américain dont parle Libero Zuppiroli. Il n’est jamais montré en quoi cette adaptation, qu’on présente sans cesse comme un rattrapage inévitable pour être « concurrentiel », serait véritablement bonne pour les universités et la population du Québec. Pour faire de « l’excellence » et grimper dans les classements pipés par la maison dont les critères favorisent le conformisme à l’égard du modèle américain, il faudrait accepter de voir nos universités détournées de leur mission fondamentale ?
Or, ce modèle est plombé. L’OCDE admet elle-même que la qualité des brevets est en chute libre depuis des décennies, sous l’influence de la « bling-bling-isation » de la science. Pourquoi faudrait-il adopter un modèle qui rend les étudiants ignares, et se préoccupe davantage de fabriquer des gadgets marketing que de penser de manière critique ? C’est la question qui se pose maintenant à nous, et il serait souhaitable qu’on l’aborde de front plutôt que de continuer à dériver sans y penser vers l’appauvrissement, au niveau de l’esprit, de notre réseau universitaire. La question est au fond de savoir qui nos universités vont servir : l’intérêt général, ou celui des managers dont le seul pays est les États-Unis, pour ne pas dire, l’argent.
Je termine sur cet extrait d’un texte que j’écrivais en 2009 :
« En 1971, le sociologue Fernand Dumont avait fait cette mise en garde contre l’américanisation des universités du Québec : « Quand le chômage gagne des industries vieillies, faut-il continuer de courir après les secteurs de pointe de l’économie américaine ? Quand il n’y a encore aucun centre de recherche un peu important dans le Québec (…) faut-il envier la NASA ? Devant le petit nombre de professeurs dans la plupart de nos départements, faut-il lorgner rageusement du côté d’Harvard ? ».
En voulant singer les universités américaines, celles du Québec risquaient d’en devenir une parodie ridicule : « Ou bien nous ferons de nos universités de piètres répétitions ou de ridicules modèles réduits des institutions les plus prestigieuses (ou les plus riches) d’alentour ; ou bien nous déciderons que c’est en revenant aux intentions fondamentales de l’apprentissage et pour un pays comme celui-ci que les objectifs doivent être formulés ».