Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Histoire

Une petite histoire des lois du travail et des lois spéciales

Deuxième période : de 1872 à 1943 (De la décriminalisation à la régulation des conflits et aux limitations du droit de grève dans certains secteurs)

Quelques années après l’entrée en vigueur de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (en 1867) le gouvernement fédéral adopte l’Acte des associations ouvrières (S.C. 1872, c. 30) et l’Acte pour amender la loi criminelle relative à la violence, aux menaces ou à la molestation (S.C. 1872, c. 31). Ces lois ont pour effet de décriminaliser l’existence et l’appartenance à des associations ouvrières.

C’est en 1872 que les coalitions ouvrières et l’exercice de la grève cessent d’être considérés comme des délits criminels au Canada. Cette reconnaissance pour les salariés du droit d’association et de celui de cesser de fournir leur prestation de travail à leur employeur vient suspendre l’application du "Combination Act" (Loi des associations) votée en 1800 par le Parlement britannique.

Malgré cette décriminalisation, le pouvoir politique adopte toujours, en matière de relations de travail, une approche digne du "laissez-faire". La conduite des relations de travail relève strictement des parties en cause. L’employeur est libre de négocier avec le syndicat de ses salariés et il n’est que moralement lié par l’accord conclu.

Avec cette loi de 1872, les droits des salariés du secteur privé s’avèrent différents des droits des employés du service civil. Si d’un côté on atténue la dépendance en autorisant le droit à la syndicalisation et celui de faire la grève (secteur privé), de l’autre côté ces droits sont niés (secteur public ou service civil).

En 1900, à une époque où la jurisprudence n’avait pas encore établi l’étendue des sphères de compétence et de juridiction entre le gouvernement central et les provinces en matière de travail[1], le gouvernement fédéral adopte "l’Acte de conciliation"[2]. Cette loi introduit pour la première fois un mécanisme régulateur en cas de conflit de travail. Elle met en place le principe de conciliation volontaire entre les parties lors d’un différend entre employeurs et salariés. Le gouvernement du Québec imitera, en 1901, le geste du gouvernement central, en adoptant la "Loi des différends ouvriers"[3] qui prévoit, elle aussi, le recours volontaire à un mécanisme de conciliation pour prévenir ou régler les différends. Comme ces lois l’indiquent, la conciliation demeure volontaire.

En 1907, le gouvernement fédéral adopte une première loi importante en matière de législation ouvrière. Il s’agit de la "Loi des enquêtes en matière de différends industriels"[4] (la "Loi Lemieux"). Par cette loi, le gouvernement fédéral impose dans les secteurs des mines, du transport, des communications et des services publics une première limitation importante à l’exercice du droit de grève. De fait, le recours à la grève et à la contre-grève, dans les secteurs économiques dits d’intérêt public, est prohibé avant la fin d’une période obligatoire de conciliation et d’arbitrage.

Cette loi sera déclarée ultra vires en 1925 par le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres[5], en raison du fait qu’elle ne respectait pas la juridiction des provinces.

Les services municipaux échappaient à l’emprise de la loi fédérale de 1907. En 1921, suite à une série de grèves dans les services municipaux, le gouvernement du Québec adopte la "Loi des grèves et des contre-grèves municipales"[6]. Par cette loi, le législateur rend illégale toute grève des salariés des services d’incendie, de police, d’aqueduc et d’incinération sanitaire, tant et aussi longtemps que leur différend n’a pas été soumis à un conseil d’arbitrage. Il s’agit de la première mesure qui introduit, au Québec, un élément de contrainte réelle sur les syndicats[7].

En ce qui a trait à la liberté syndicale, suite à des pressions exercées par la CTCC, le gouvernement du Québec adopte la "Loi des syndicats professionnels" en 1924[8]. Cette loi couvre toutes les entreprises, à l’exception des employés du service civil. La loi permet à des personnes occupant un même emploi ou une même profession de se former en syndicat légalement reconnu par l’État. La loi permet aux syndicats de se regrouper en fédération et les fédérations en confédération. Le syndicat incorporé en vertu de cette loi peut conclure une convention collective avec l’employeur, sans extension juridique. Fait à souligner, la loi n’oblige pas l’employeur à négocier[9].

En 1932, par la "Loi des enquêtes en matière de différends industriels"[10], le gouvernement du Québec étend aux entreprises relevant de sa juridiction exclusive les dispositions de la Loi Lemieux.

Au niveau des droits syndicaux, rappelons que c’est en 1934 que le gouvernement Taschereau adopte la "Loi relative à l’extension des conventions collectives"[11]. Cette loi, appelée aussi "Loi des décrets", permet aux salariés non syndiqués, dans certains secteurs industriels et certaines régions, de profiter de certains gains minimaux négociés dans les entreprises où les syndicats ont pu négocier des conventions collectives[12]. Nous disons bien certains gains, car

le décret fixe des conditions minimales de travail et de salaires pour les non-syndiqués. Il ne contient pas toutes les clauses négociées dans des conventions particulières entre syndicats et employeurs[13].

En 1937, le gouvernement du Québec adopte des mesures en vue de protéger le droit d’association. La "Loi relative aux salaires des ouvriers"[14] et la "Loi des salaires raisonnables"[15] visent à protéger le droit d’association. Selon ces deux lois, quiconque cherche par intimidation à empêcher des travailleurs d’appartenir à un syndicat est coupable d’une infraction punissable sur une déclaration sommaire. Cette même année, le gouvernement du Québec, dirigé par le premier ministre Duplessis, adopte la "Loi du cadenas"[16]. Cette loi, sans fournir de définition précise des expressions "communiste" et "bolchévique", interdit toute propagande communiste sous peine d’emprisonnement. La police est autorisée à mettre le scellé sur les locaux où elle soupçonne que se tiennent des réunions "communistes" ou "bolchéviques"[17].

Le gouvernement Duplessis adoptera, durant la période de 1936 à 1939, toute une série de lois anti-ouvrières :

Par exemple, une loi permet en certains cas d’annuler un acquis inclus dans plusieurs conventions collectives, l’atelier syndical fermé, c’est-à-dire l’obligation d’adhérer au syndicat pour travailler. De lourdes amendes sont prévues pour quiconque porte atteinte à la "liberté du travail"[18].

En 1939, suite à une grève des employés de l’Hôpital Saint-Luc de Montréal, le législateur apporte certaines restrictions au droit de grève. Par l’adoption de la "Loi relative à l’arbitrage des différends entre certaines institutions de charité et leurs employés"[19], le gouvernement interdit pour la première fois de façon absolue la grève dans les institutions de charité et les hôpitaux. Il y substitue l’arbitrage comme mode de règlement des différends pouvant y survenir, relativement aux salaires et aux heures de travail[20].

Durant les deux premières décennies du XXe siècle, les gouvernements d’Ottawa et de Québec mettent en place des mécanismes de régulation (conciliation volontaire, conciliation et arbitrage obligatoire) des différends industriels. Il est à souligner qu’ils adoptent aussi un certain nombre de lois qui ont pour effet de limiter l’exercice du droit de grève, ainsi que d’introduire un traitement différent selon qu’il s’adresse aux entreprises privées, aux entreprises d’intérêt public ou au service civil. Les salariés à l’emploi de ce dernier secteur ne disposent toujours pas de lieux pour discuter et négocier avec leur employeur (le gouvernement) la fixation des échelles de traitement, des heures de travail et des congés. Quant à la possibilité pour ces salariés d’exercer des moyens de pression, elle est inexistante. Les syndicats peuvent conclure des conventions collectives, être reconnus par l’État, se regrouper au niveau professionnel (fédération) et former une confédération. Toutefois, rien n’oblige les employeurs à négocier avec leurs salariés syndiqués. Pire, certains résultats issus de la négociation peuvent être abrogés.

La période de la Deuxième Guerre mondiale est une période prolifique en matière de décrets. La Loi des mesures de guerre (S.C. 1914, c. 2) permet au gouvernement fédéral de prendre le contrôle du domaine des relations de travail au Canada. Sous l’empire de cette loi, il adopte, en 1940, le Décret CP 7440 qui gèle les salaires sauf s’ils sont inférieurs à leur niveau de 1926-1929 ou sauf « circonstances particulières au plan industriel régional ». En 1941, le décret CP 8253 étend le contrôle des salaires à tous les employeurs. Finalement, en 1943, le Règlement de relations ouvrières en temps de guerre (Décret CP 1003) est adopté. Pour la première fois au Canada, les employeurs sont tenus de négocier de bonne foi des conventions collectives avec les syndicats qui obtiennent l’appui majoritaire des salariés[21].

Yvan Perrier

16 août 2023

19h

yvan_perrier@hotmail.com

[1] W. Craig Riddell, op. cit., page 17.

[2] Gérard Dion, op. cit., page 864.

[3] Ibid, page 896. Jean-H. Gagné et Gérard Trudel, La législation du travail dans la province de Québec, 1900-1953, Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, Québec, 1955, pages 4 et 49.

[4] Gérard Dion, op. cit., page 865.

[5] Gérald A. Beaudoin, op. cit., page 93.

[6] Gérard Dion, op. cit., page 901. Jean-H. Gagné et Gérard Trudel, op. cit., page 14.

[7] Gérard Hébert, "La genèse du présent Code du travail", dans Jean-Réal Cardin et al., Le Code du travail du Québec (1965), 20e Congrès des relations industrielles de l’Université Laval, Québec, les Presses de l’Université Laval, page 15.

[8] Gérard Dion, op. cit., page 902. Jean-H. Gagné et Gérard Trudel, op. cit., page 15.

[9] Jean-H. Gagné et Gérard Trudel, op. cit., pages 50-51.

[10] Gérard Dion, op. cit., page 907.

[11] Gérard Dion, ibid, page 908. Jean-H. Gagné et Gérard Trudel, op. cit., page 24.

[12] Jean-H. Gagné et Gérard Trudel, op. cit., pages 27-28.

[13] CEQ-CSN, op. cit., page 145.

[14] Gérard Dion, op. cit., page 909.

[15] Ibid. Jean-H. Gagné et Gérard Trudel, op. cit., pages 27-28.

[16] Hélène David, "L’état des rapports de classe au Québec de 1945 à 1967", Sociologie et Sociétés, vol. VII, no 2, 1975, page 38.

[17] Ce ne sera qu’en 1957 que la Cour suprême du Canada jugera cette loi inconstitutionnelle.

[18] CEQ-CSN, op. cit., page 143.

[19] Gérard Dion, op. cit., page 909. Jean-H. Gagné et Gérard Trudel, op. cit., page 29.

[20] Maurice Lemelin, op. cit., page 58.

[21] Ce décret sera repris et modifié par la loi sur les relations industrielles et sur les enquêtes visant les différends du travail (S.C. 1948, c. 54). Mais il faudra attendre jusqu’en 1961 pour que le gouvernement fédéral effectue une certaine réforme de ses relations de travail dans la fonction publique par la Loi sur le Service civil du Canada (S.C. 1960-61, c. 57).

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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